Dorlotée sous Blanquer, l’école privée prospère

vendredi 8 juillet 2022.
 

L’enseignement privé n’a guère eu à souffrir du quinquennat écoulé, protégé par la figure tutélaire d’un enfant du système, le ministre Jean-Michel Blanquer lui-même. La gauche, tout à la défense d’un service public malmené, tâtonne sur sa remise en cause.

« Depuis l’abandon du projet d’unification de l’école privée et de l’école publique en 1984, l’immense majorité des dirigeants sont tétanisés par la question du dualisme scolaire, en expliquant, les jambes tremblantes, qu’ils ne veulent pas ranimer la guerre scolaire. Sauf que cette guerre scolaire est perdue, en défaveur des élèves les plus pauvres. »

Rémy Sirvent, secrétaire national du syndicat des enseignants Unsa, secrétaire général du Cnal (comité national d’action laïque), pose, en évoquant la persistance du « dualisme » entre les établissements publics et privés, la seule question qui vaille : les premiers pâtissent-ils de la persistance des seconds ?

Après cinq ans de macronisme, cette interrogation, sous-jacente aux politiques de l’éducation, a repris de la vigueur. D’abord par la personnalité de Jean-Michel Blanquer, ministre indéboulonnable du quinquennat précédent – depuis remplacé par Pap Ndiaye. Pur produit de l’école catholique – il a effectué toute sa scolarité au collège Stanislas (lire notre enquête sur cet établissement sous contrat) –, il a ensuite longtemps dirigé l’Essec, une business school assez éloignée des préoccupations des universités françaises.

De quoi, pour l’Insoumis Jean-Luc Mélenchon, le qualifier de « loup dans la bergerie », malgré plusieurs années passées au service de l’administration de l’éducation nationale, comme directeur général de l’enseignement scolaire.

Certaines proximités, comme celle de Laurent Bigorgne, directeur de l’Institut Montaigne connu pour son analyse très sévère et libérale de l’école publique, n’ont rien arrangé, ni le choix de nommer, le 10 février dernier, le philosophe chrétien Mark Sherringham à la tête du très stratégique conseil supérieur des programmes. Ayant œuvré comme conseiller pédagogique auprès de plusieurs ministres de droite, l’homme n’a jamais caché son envie de « réintroduire explicitement le christianisme » dans l’école publique française. Pendant un cours au collège Pascal à Roubaix, en 2013. © Photo Simon Lambert / Haytham / REA

Mais Jean-Michel Blanquer n’a pas été que l’incarnation d’un parcours ou le ministre des symboles, il a également donné un certain nombre de gages sonnants et trébuchants à l’école privée, composée à 94 % d’établissements catholiques.

Dans une période vécue comme celle de la disette pour nombre de fonctionnaires, les chiffres du ministère de l’éducation sont éloquents. Selon une enquête d’Alternatives économiques, le budget dévolu à l’enseignement privé sous contrat a augmenté de 3 %, atteignant 8 milliards d’euros pour 2022 selon la loi de finances, quand la hausse de celui accordé à l’école publique oscille entre 1,5 % et 2 % selon les degrés. Le magazine révèle également que les effectifs enseignants ont davantage crû dans le privé que dans le public.

Selon les données les plus récentes, sur la rentrée 2020, les écoles des secteurs public et privé sous contrat du premier degré scolarisaient 6 565 800 élèves en France, soit 1,3 % de moins par rapport à 2019. Si les effectifs ont eu tendance à chuter dans le public, ils restent stables dans le privé. Même dynamique au collège (3 414 400 élèves sont scolarisés au collège, 2 691 500 dans le secteur public et 722 900 dans le secteur privé sous contrat). Seul le lycée accueille de plus en plus d’élèves, et pour une fois, la hausse est plus soutenue dans le secteur public.

Le gros du financement public provient du ministère de l’éducation, qui finance le salaire des enseignant·es. Mais deux autres lignes, mineures, restent très opaques : le budget versé par les collectivités locales à l’école privée (sous forme de forfait par élève, boursier ou non), ainsi que les aides indirectes liées aux déductions d’impôts auprès de la pléthore de fondations la soutenant. Le Cnal a demandé en 2020 à la Cour des comptes d’évaluer ces montants, en vain.

Le plus gros cadeau date de 2019, dans le cadre de la loi sur « L’école de la confiance ». Le texte rend obligatoire l’instruction dès 3 ans sur tout le territoire, sous prétexte de donner une « nouvelle jeunesse » à l’école maternelle, mais aussi de scolariser plus tôt certaines populations défavorisées, d’outre-mer notamment.

L’effet collatéral, ou désiré selon les analyses, est l’obligation pour les communes de financer pareillement maternelles publiques et privées, ce qui aurait engendré, selon les chiffres du Réseau français des villes éducatives, un surcoût de 150 millions par an pour les collectivités locales concernées.

Une mesure qui répondait à un lobbying de longue date de l’enseignement privé, mais « totalement hypocrite » pour le sociologue Pierre Merle, spécialiste des questions de ségrégation scolaire. En 2019, alors que la loi est adoptée, près de 98 % des enfants de 3 ans étaient déjà scolarisés, 100 % à 4 ans. « La scolarisation à trois ans a permis la création d’une filière complète dans le privé, ce qui lui permet de capter une clientèle dès le plus jeune âge, regrette le chercheur. Auparavant, certains parents plutôt favorables au privé, faute de choix, scolarisaient leurs enfants dans le public et, satisfaits, y laissaient leurs enfants. » Le privé entre dans le réseau d’éducation prioritaire

D’autres initiatives, relevant davantage de l’expérimentation que du législatif, ont pu choquer. Jean-Michel Blanquer a en effet soutenu activement la mise en œuvre d’Espérance banlieues, réseau d’écoles privées hors contrat (ne bénéficiant donc pas directement de financement public), une petite vingtaine d’établissements implantés dans certaines banlieues de grandes villes, censés, par une pédagogie innovante et aux petits soins, venir en aide aux enfants en déshérence scolaire.

Las, le rêve a pris l’eau, comme le racontait une enquête de Mediapart dès 2019 : plainte pour abus de confiance, mise à l’index de méthodes franchement traditionalistes, critique de la qualité de l’enseignement… le modèle ne fait plus vraiment recette.

Et pourtant, le ministère récidive, contribuant à flouter encore un peu plus les frontières. Il a autorisé, à titre expérimental, depuis septembre 2021, plusieurs établissements catholiques privés sous contrat à rentrer dans le réseau de l’éducation prioritaire, et donc à bénéficier d’un financement supplémentaire. Une grande première. À lire aussi Dans une classe de CP Jean-Yves Rochex : « La réforme vise à supprimer les réseaux d’éducation prioritaire » 25 novembre 2020

« La différence fondamentale, c’est que le privé n’a pas d’obligation d’accueil, contrairement au service public », s’insurge Yannick Trigance, ancien directeur d’école en Seine-Saint-Denis, ancien inspecteur, chargé des questions d’éducation au Parti socialiste.

Tirer le bilan de ces ballons d’essai, aller au bout de la réforme de l’éducation prioritaire « par contrat » et non plus « par territoire », reviendra au nouveau ministre de l’éducation nationale, Pap Ndiaye. Lui qui s’est défini comme un « pur produit de la méritocratie » lors de sa prise de fonction, tout en mettant ses enfants à la très select (et privée) École alsacienne, n’a pas encore réussi à convaincre qu’il pourrait changer radicalement de direction.

« Évidemment, les deux parcours n’ont rien à voir, mais Pap Ndiaye apparaît comme un homme de la sélection et du mérite, qui croit dans l’idée qu’il faut amener les meilleurs au plus haut. Et puis quelles marges de manœuvre aurait-il au sein de ce gouvernement dominé par la droite ? », s’interroge Marine Roussillon, maîtresse de conférences en littérature, spécialiste des politiques éducatives pour le Parti communiste (PCF). Une école publique en détresse

Selon le service statistiques du ministère, la baisse démographique qui fait chuter la fréquentation des établissements scolaires publics de premier degré (1,2 % d’élèves en moins) épargne le secteur privé, qui lui voit ses effectifs se stabiliser, notamment grâce à la loi sur l’instruction obligatoire dès 3 ans.

Mais les mécanismes de financement (fixés dans la loi Debré) et les usages ont pour le moment empêché la bascule du système, fixant à environ 20 % le nombre total d’élèves pouvant être scolarisés en dehors de l’éducation nationale pour les collèges et lycées. C’est donc moins un transfert d’un secteur à l’autre que l’on observe, qu’un système de vases non communicants, le privé captant les meilleurs élèves, et le public perdant en mixité sociale.

« Il y a deux types de ségrégation scolaire, rappelle Pierre Merle. À l’intérieur du secteur public, entre ceux de l’éducation prioritaire et les collèges du centre ville, et entre le public et le privé avec des établissements privés qui ont un recrutement sélectionné et une localisation surtout dans les capitales régionales, spécifiquement dans les quartiers privilégiés de ces mêmes capitales régionales. »

L’état de délabrement assez avancé de l’école publique, mis au jour à la lumière de la crise sanitaire, encore plus criant cette année en raison du grand nombre de professeur·es non remplacé·es, favorise ces deux mécanismes. Pour beaucoup de familles, l’école ou le collège de quartier deviennent repoussoirs. Mais le choix d’un établissement privé, que l’on va chercher parfois à des kilomètres de son domicile, reste le fait des catégories les plus aisées de la population.

« Après le premier confinement notamment, on a vu le privé très à l’offensive, assurant que chez eux, “tous les cours avaient été assurés”, et on a même vu, à l’occasion de Parcoursup, des lycées privés qui pouvaient “certifier” que tous les cours avaient eu lieu en présentiel, se souvient Marine Roussillon (PCF). Dans un univers scolaire de plus en plus concurrentiel, toute dégradation du public pousse vers le privé. » La gauche loin de tout remettre en cause

L’arrivée à l’Assemblée nationale d’un large groupe de gauche, ayant dans son ADN politique le souci de l’école publique, n’offre cependant pas l’assurance d’un changement de ton. La plupart des partis présents dans l’hémicycle défendent ardemment la revalorisation du salaire des enseignant·es, des moyens supplémentaires pour l’école, des classes plus petites et souscrivent au souhait d’une école accessible et gratuite pour tous les enfants. Mais peu osent aller jusqu’à une remise en cause profonde de l’enseignement privé, ayant en tête le souvenir encore cuisant de la mobilisation monstre pour une école « libre », premier gros revers du septennat de François Mitterrand.

À l’occasion de la loi « séparatisme », qui a légiféré sur l’instruction en famille et les écoles hors contrat, les gauches avait déjà un peu divergé, entre le refus d’endosser l’opération de communication de Blanquer sur une défense de la laïcité aux relents islamophobes, la défense des libertés individuelles, et la querelle sur la place de l’État dans l’instruction.

Pendant la campagne présidentielle, les positions très déterminées d’autrefois se sont aussi parfois adoucies, comme le relève Marine Roussillon, même si le programme « L’Avenir en commun » porté par La France insoumise parlait d’intégrer le privé à la carte scolaire et de mettre fin à la loi Carle, portant sur le financement des écoles privées. « Nous avons plus d’accords que de désaccords sur ce sujet avec La France insoumise mais il y a eu un important revirement, avec cette idée que le privé sous contrat devait rester un “partenaire”, dans la bouche de Jean-Luc Mélenchon, relève la militante communiste. Pour nous, l’existence même d’une concurrence privée mine le service public. L’objectif visé est donc de l’ordre du monopole public. »

Quant au Parti socialiste, assez proche des positions d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) sur le sujet, on considère que « la guerre scolaire est totalement inutile et dépassée », selon Yannick Trigance. « Ce qu’a pu faire le précédent gouvernement est inacceptable, mais la vraie question, c’est comment redonner à l’enseignement public tout son lustre, pour ramener les familles et les enfants vers lui. » À lire aussi Blanquer, l’école à la renverse 8 mai 2019 Adoubée par Blanquer, une association place ses disciples dans les salles des profs 23 septembre 2021

À Paris, l’exécutif socialiste, soutenu par le PCF et les écologistes, a choisi en 2020 de moduler des subventions allouées au profit des écoles privées en fonction de l’origine sociale des élèves accueillis dans les établissements du premier degré. Une proposition qui figure aussi dans le programme de « L’Avenir en commun » pour La France insoumise.

« Pour réduire les inégalités, le financement des communes et de l’État ne devrait plus seulement dépendre du nombre d’élèves mais être sensiblement modulé selon leur niveau scolaire et leur origine sociale, souligne Pierre Merle. Une partie des politiques situés à gauche, même au sein de la gauche radicale, se désintéressent de l’école privée alors qu’elle exerce un effet sensible sur la perte d’attractivité de l’école publique. À quoi bon prétendre s’attaquer aux inégalités de richesse, si on laisse prospérer un lieu majeur de la reproduction sociale ?

Un petit groupe rassemblant des personnalités de l’éducation ainsi que différentes forces de la Nupes, le nom donné à la coalition parlementaire entrée à l’Assemblée nationale lors des dernières législatives, travaille et souhaite « rouvrir ces débats à gauche, y compris dans l’espace médiatique », explique Marine Roussillon. « Mais si les offensives gouvernementales demeurent aussi fortes contre l’école publique, on va continuer à être sur la défense, à être en permanence dans l’urgence. »

Rémy Sirvent rappelle une évidence : pour faire adopter des lois, il faut avoir une majorité. « Et même avant ça, il y a une bataille des idées à mener, insiste le syndicaliste enseignant. Il y a des jeunesses en France qui ne se côtoient plus, ne se connaissent pas, peut-être ne s’aiment pas… Or c’est à l’école que l’on tisse les liens les plus forts. La séparation des enfants en raison d’un rang réel ou supposé est un vrai crève-cœur républicain. »

Mathilde Goanec


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