La redevance sabordée, l’information en danger

mardi 26 juillet 2022.
 

Emmanuel Macron l’a décidé presque seul : l’audiovisuel public sera privé dès cette année des 3,2 milliards d’euros que lui rapporte cette ressource prélevée depuis 1948. Au nom du « pouvoir d’achat », le gouvernement s’apprête à faire peser de lourdes menaces sur les médias publics.

Pendant quelques heures, plus de son, plus d’image. Mardi 28 juin, la plupart des émissions et des journaux d’information des radios et des télés publiques se sont tus. Une manière pour les journalistes et les technicien·nes de ces médias d’exprimer leurs vives inquiétudes pour l’avenir de Radio France, de France Télévisions, de RFI et France 24, d’Arte ou de l’Institut national de l’audiovisuel (INA, notamment chargé des archives de l’audiovisuel public).

Par la grève, massivement suivie, et par une manifestation parisienne se terminant devant l’Assemblée nationale le jour où les nouveaux parlementaires siégeaient pour la première fois, le personnel de l’audiovisuel public a dit tout le mal qu’il pensait de la suppression brutale de la « redevance télé » (officiellement nommée Contribution pour l’audiovisuel public). Et tenté de mettre en débat une décision cruciale pour l’avenir d’un important canal d’information, qui n’a pourtant jusqu’à présent fait l’objet d’aucune discussion publique.

La manifestation de ce mardi aura peut-être permis de faire changer les choses : à l’issue du défilé, une partie de ses participant·es ont engagé la conversation avec des parlementaires de gauche, comme en témoigne notre reportage

Le sujet est majeur. Chaque année jusqu’à 2021, 23 millions de foyers (mais aussi 79 000 entreprises) s’acquittaient de la redevance, d’un montant de 138 euros en métropole et de 88 euros en outre-mer, qui permettait de rassembler 3,2 milliards d’euros, et de financer la quasi-totalité des émissions d’information et de divertissement de toutes les chaînes publiques, sans parler des autres missions réservées au service public.

Mais dès l’automne prochain, ce sera terminé : le 11 mai dernier, lors de son dernier conseil des ministres, le gouvernement de Jean Castex a annoncé que la redevance n’apparaîtrait pas sur l’avis d’imposition des contribuables cette année. La suppression de cette taxe créée en 1948 sera actée dans le projet de loi de finances rectificative, présenté au Parlement dans la première quinzaine de juillet.

Aujourd’hui, l’émoi est immense parmi les salarié·es des médias publics. Il devrait être partagé par tous les citoyens et citoyennes un tant soit peu soucieux de la qualité du travail médiatique.

« Nous défendons un service public de l’audiovisuel fort », clament les syndicats à l’unisson (un communiqué commun a été signé par la CGT, la CFDT, FO, le SNJ, Sud, l’Unsa, la CFE-CGC et la CFTC). Ils réclament « un financement adéquat (à la hauteur des enjeux actuels), dynamique et progressif (pour lui permettre de faire face aux défis de demain) », mais aussi « pérenne avec une ressource affectée, seule à même de lui permettre de remplir ses missions de service public : informer, éduquer et distraire au service de toutes et tous les citoyen·nes ». Promesse de campagne

Cette fin de la redevance est une promesse de campagne d’Emmanuel Macron, qui l’a évoquée pour la première fois le 7 mars à Poissy (Yvelines). Dans le discours du chef de l’État, il s’agit d’alléger le montant des impôts. « J’assume de [la] supprimer, pour redonner du pouvoir d’achat » et « pour être cohérent avec la suppression de la taxe d’habitation », a-t-il répété en avril sur France Inter.

Sa position rejoint celle des Républicains, et en partie celle du Rassemblement national – pour qui la fin de la redevance devait déboucher sur la privatisation d’une partie de l’audiovisuel public.

Les salarié·es de France Télévisions ou de Radio France ont de quoi être en colère. La suppression pure et simple de la redevance est une idée que l’exécutif et La République en marche n’avaient pas mise en avant jusqu’à l’annonce soudaine du président-candidat. C’est même une surprise.

Au sein du service public, on convient en effet facilement qu’il fallait revoir le principe de la redevance, notamment parce que son paiement est adossé à celui de la taxe d’habitation, qui est en train de disparaître, et qu’il est conditionné à la possession d’un téléviseur « ou dispositif assimilé ».

Mais les réflexions menées jusque-là, notamment par la ministre de la culture précédente, Roselyne Bachelot, concernaient plutôt la création d’une nouvelle voie de financement pour l’audiovisuel public. Les regards se tournaient notamment vers l’Allemagne, où la redevance a été remplacée en 2013 par une contribution forfaitaire, sans lien avec la possession ou non d’une télévision. Une autre piste aurait pu être une nouvelle taxe sur les matériels électroniques.

L’économiste Julia Cagé propose pour sa part, dans un tout récent rapport pour la Fondation Jean Jaurès, la création d’un impôt spécifique, mais progressif, c’est-à-dire augmentant en fonction du revenu.

Regarder autour de nous permet par ailleurs de comprendre que la redevance à la française coûtait moins cher que celle de bien des pays voisins : 173 euros au Royaume-Uni, où la question occasionne un bras de fer permanent entre le gouvernement et la BBC (lire notre article), 180 euros au Danemark et 300 euros en Autriche. En Allemagne, c’est 210 euros par an, et c’est une commission indépendante qui évalue les moyens nécessaires au fonctionnement de l’audiovisuel public.

À l’automne 2021, l’exécutif avait commandé un (énième) rapport à l’Inspection générale des finances et à l’Inspection générale des affaires culturelles sur le sujet. Emmanuel Macron n’a pas pris la peine d’attendre leurs conclusions et a balayé d’un revers de main toutes ces réflexions. Sa proposition est simple, et dangereuse : incorporer le budget des médias publics au budget général de l’État. Menace économique, menace sur l’indépendance

De ce choix, jamais clairement explicité, découlent plusieurs menaces. La première d’entre elles est d’ordre financier : une fois qu’un budget réservé aux médias publics n’existera plus, rien ne dit que le montant nécessaire à leur bon fonctionnement sera toujours assuré.

La ministre de la culture Rima Abdul-Malak en a bien sûr garanti « le principe » dans sa première interview, au Parisien. « Le gouvernement proposera une garantie supplémentaire rendant impossibles les baisses de crédits en cours d’année », a-t-elle même juré.

La ministre a également promis sur France Inter que l’audiovisuel public bénéficierait de plans « pluriannuels » pour connaître à l’avance son financement sur le long terme, un peu à l’image de la loi de programmation de la recherche. Mais même si le niveau de financement actuel est maintenu, il est possible, voire probable, que sa revalorisation au fil des ans ne soit plus franchement au cœur des préoccupations. Par exemple, si la France essuie une crise économique dans les prochaines années.

D’ailleurs, l’argument du gouvernement sur la « protection » du pouvoir d’achat ne peut se comprendre que s’il prévoit de réduire le montant de 3,2 milliards dédiés à l’audiovisuel public. Car si cette somme ne baisse pas, peu importe qu’elle soit financée par une taxe dédiée ou en puisant dans le budget de l’État, d’une manière ou d’une autre, les Français·es paieront toujours autant…

Et puis, comme l’a pointé le consultant spécialisé Philippe Bailly, « le passé éclaire d’un jour cruel » les promesses du moment. En 2008, Nicolas Sarkozy a supprimé la publicité en soirée sur France 2 et France 3, en promettant de compenser la perte « à l’euro prêt ». Il n’en a rien été.

Plus près de nous, durant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, les moyens de l’audiovisuel public ont déjà été réduits de 190 millions d’euros, poussant France Télévisions à prévoir la suppression de mille postes entre 2019 et 2022, et Radio France à faire de même pour trois cents postes.

Le risque évident lié à cette dépendance économique est, comme le pointent certains opposants à la réforme, de faire de l’audiovisuel public l’équivalent à peine déguisé d’une administration. Soumise à la volonté d’un décideur politique, non seulement financièrement mais aussi politiquement.

Au moment de choisir le futur mode de financement de l’audiovisuel public, il est important que ce choix nous mette à l’abri de tout soupçon.

Sibyle Veil, présidente de Radio France

Sans financement autonome et pérenne, les médias publics perdront fatalement de leur indépendance, voire leur indépendance tout court. Un patron de radio ou de télé sera-t-il en mesure de résister à sa tutelle si la menace plane qu’il se voie couper les vivres ? Poser la question, c’est y répondre.

Les dirigeantes actuelles de Radio France et de France Télévisions, peu susceptibles d’être qualifiées d’actives opposantes au pouvoir en place, l’ont dit elles-mêmes. « Au moment de choisir le futur mode de financement de l’audiovisuel public, il est important que ce choix nous mette à l’abri de tout soupçon sur notre liberté, notre impartialité envers le politique et notre indépendance », a déclaré la première, Sibyle Veil, dans un message transmis aux médias en mars.

La seconde, Delphine Ernotte Cunci, a de son côté fait d’un financement garanti et autonome « la condition et le pilier de notre indépendance ». PDG de Radio France de 2014 à 2018, Mathieu Gallet a lui aussi estimé que la suppression de la redevance fait peser un risque sur l’indépendance.

Cette question n’a rien de rhétorique, comme font mine de le penser les soutiens d’Emmanuel Macron. « Aujourd’hui, ce n’est pas la redevance elle-même qui préserve cette indépendance. Jamais le président n’est intervenu dans un programme ou dans une grille », a ainsi déclaré la ministre de la culture au Parisien.

De même, on pourra arguer que les têtes de l’audiovisuel public sont nommées par l’Arcom (ex-CSA) et que le président de la République n’a eu cette prérogative qu’entre 2009 et 2013, à l’instigation de Nicolas Sarkozy. Ce serait passer un peu vite sur les enjeux politiques propres à ces nominations.

Et ce serait oublier que depuis le début de son premier quinquennat, les relations entre Emmanuel Macron et l’audiovisuel public, et même entre les journalistes en général et lui, ne sont pas des plus sereines. Dès décembre 2017, il avait qualifié France Télévisions de « honte » lors d’une réunion à l’Élysée – la présidence avait démenti.

En juillet 2018, alors que les révélations se multipliaient sur l’affaire Benalla, il avait ensuite fustigé « une presse qui ne cherche plus la vérité » et qui débiterait des « fadaises ». Et moins d’un an plus tard, Mediapart avait égrené les nombreuses fakes news (infox) proférées par le chef de l’État et ses proches, au détriment de la réalité régulièrement décrite par les médias.

Enfin, jusqu’à la fin de la récente campagne présidentielle, France Télévisions a pu constater que le président était bien peu pressé de venir parler devant ses caméras, en premier lieu celles du JT de France 2. Est-ce en raison du côté jugé trop « critique » et « décliniste » du journal d’Anne-Sophie Lapix, régulièrement brocardée en privé ?

Les créateurs audiovisuels, producteurs ou scénaristes, s’inquiètent aussi par ailleurs des changements à venir, en soulignant que la disparition de la redevance menace également la création cinématographique, documentaire et culturelle. Dans Le Monde, une tribune a par exemple rassemblé mi-juin une partie de l’intelligentsia culturelle de gauche (les cinéastes Pascale Ferran et Agnès Jaoui, l’actrice Julie Gayet, l’écrivaine Annie Ernaux, etc.) pour souligner que « sans un financement pérenne et sanctuarisé de France Télévisions, la production cinématographique s’étiolera, les grandes fictions, les documentaires de qualité disparaîtront ». Le spectre de la fusion

La dernière menace est celle d’une fusion des deux grands groupes du service public. Radio France et France Télévisions seraient regroupées pour redonner vie à l’ORTF, cette entité unique dissoute en 1974. L’idée était plus qu’effleurée dans le dernier rapport parlementaire sur la question, finalisé début juin par les deux sénateurs LR Roger Karoutchi et Jean-Raymond Hugonet, vantant une « BBC à la française ». Le 28 juin, les manifestants exprimaient de vives inquiétudes quant aux conséquences d’une telle fusion.

L’idée a d’autres défenseurs moins caricaturaux. Dans son livre Jeux de pouvoir, l’ancien patron de Radio France Mathieu Gallet soutient une fusion, qu’il juge « logique et nécessaire », pour « dégager des synergies et une force de frappe indispensable pour peser sur un marché dont les investissements vont croissant sous la pression concurrentielle des plateformes ».

Delphine Ernotte Cunci serait elle aussi favorable au principe, à l’inverse de Sibyle Veil. Cette dernière a fait valoir dans Le Figaro le 23 juin qu’« un nouvel ensemble de cette taille serait difficilement gérable sur le plan social ».

Une idée proche de la fusion, mais moins systémique avait été présentée par le ministre de la culture Franck Riester en 2019. Il souhaitait monter une holding rapprochant les deux entités, mais le Covid a emporté l’idée sur son passage. Dans Le Parisien, l’actuelle ministre Rima Abdul-Malak n’a pas fermé la porte, se contentant de dire que « ce débat aura[it] lieu », mais que « le Meccano institutionnel » n’était pas sa priorité.

Les syndicats des deux entités sont en tout cas fortement hostiles à la fusion, qui risquerait d’entraîner des économies sur la taille des rédactions et pourrait, on l’imagine sans mal, altérer la diversité, si ce n’est la qualité, de la production éditoriale des médias publics.

La fin de la redevance est l’un des premiers dossiers qu’Emmanuel Macron met en avant pour son second mandat, et déjà les oppositions sont nombreuses, et diverses. On est loin, bien loin, des proclamations du candidat en campagne. Le 17 mars, il s’était livré à un vibrant plaidoyer en faveur de « l’information libre et indépendante », qui avec la fiction et la création « forgent les esprits dans les sociétés démocratiques ».

Dan Israel


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