Fraude fiscale : la procédure opaque qui permet aux grandes entreprises de négocier

lundi 22 août 2022.
 

McDonald’s, Kering, Google, Amazon, L’Oréal… Le règlement d’ensemble est une procédure opaque, sans base légale, qui permet aux grandes entreprises de négocier avec le fisc leurs redressements. Un rapport exigé par le Parlement et que publie Mediapart permet de constater que l’an dernier, le rabais accordé en 2021 a dépassé le milliard d’euros.

Dans toute la palette des modes de transaction avec le fisc, l’une des procédures les plus méconnues est le « règlement d’ensemble ». Elle ne figure pas dans le livre des procédures fiscales, n’a pas de base légale, mais elle permet à l’administration de négocier avec les entreprises et les contribuables. Et ce, non seulement sur les pénalités, mais également sur le montant des impôts dus. Depuis trois ans, Bercy a une seule obligation : remettre un rapport annuel sur le sujet. Et ce dernier, que Mediapart s’est procuré (y accéder ici), montre que la pratique a le vent en poupe dans une administration qui ne parle que de « droit à l’erreur » et qui favorise les transactions au procès.

En 2021, il y a ainsi eu 306 règlements d’ensemble. Un chiffre qui a plus que doublé par rapport aux années précédentes (116 en 2019, 128 en 2020). Surtout, ce qui augmente, c’est le pourcentage des modérations consenties par le fisc : sur 1,5 milliard d’euros de droits et pénalités initialement réclamés dans ces 306 dossiers, l’administration a, au total, accepté une remise de plus de 1,1 milliard d’euros. 73 % de remises ! C’est bien plus qu’en 2019 (51 %) et 2020 (60 %). Ce rabais est essentiellement allé aux entreprises, l’impôt sur les sociétés étant, de loin, le plus concerné par les règlements d’ensemble.

Le rapport n’indique pas le nom des entreprises et des contribuables concernés, secret fiscal oblige. La remise maximale accordée par le fisc en 2021 a été de 101,8 millions d’euros. Un montant important mais loin du record enregistré avec le règlement d’ensemble concernant Google en 2019 : plus de 523 millions. Le règlement avait permis à l’administration de sortir d’un mauvais pas : elle avait perdu son procès en cour administrative d’appel. Contre le paiement de un milliard par Google (la moitié au fisc, la moitié à la justice), le fisc avait accepté un rabais de 523 millions d’euros.

Une procédure opaque

Le règlement d’ensemble ne doit normalement être signé qu’en cas de risque « d’aléa juridique », quand le fisc pourrait perdre son procès. Mais peu de choses l’encadrent et il n’y aucun regard extérieur. Alors que pour un simple dépôt de plainte, l’administration a longtemps dû passer par une Commission des infractions fiscales (qui existe toujours pour certains dossiers), et que pour accorder des remises gracieuses, le ministre doit se soumettre à un avis du « comité du contentieux fiscal, douanier et des changes ».

Outre Google, d’autres grosses sociétés ont récemment signé des règlements d’ensemble à six chiffres : ainsi, McDonalds a récemment transigé sur 1,2 milliard d’euros (737 millions payés au fisc, 500 millions à la justice pour l’amende pénale). Mediapart a également relaté le règlement accordé au groupe Kering et à la famille Pinault en 2020. En 2018, Amazon avait soldé par un règlement un contentieux fiscal à 200 millions d’euros, et l’année d’après L’Oréal avait payé plus de 300 millions d’euros et Carmignac 270 millions d’euros.

Si Bercy consent dorénavant à donner quelques chiffres, c’est qu’il y a été contraint. À la suite d’un premier rapport de la Cour des comptes, la députée socialiste Christine Pirès Beaune, rapporteure spéciale sur les dégrèvements fiscaux, a demandé à l’administration des détails. Jointe par Mediapart, la députée revient sur ce sujet : « Ce qui m’a surprise, c’est l’absence de base juridique, quand les autres modes de transactions sont prévus par la loi. Surtout que les règlements d’ensemble sont la seule procédure où l’administration fiscale peut passer l’éponge sur le montant des pénalités mais également sur celui des impôts initialement dus ! »

Elle a donc fait voter, fin 2019, un amendement pour exiger la remise d’un rapport annuel. « Je comprends l’intérêt pour l’administration : il peut y avoir des dossiers compliqués, juridiquement fragiles, sans qu’elle ait forcément les moyens d’investiguer. L’administration a le souci de ne pas s’engager dans des procédures aléatoires. Mais comme il n’y a pas de base légale, personne ne peut juger qu’il y aurait eu un meilleur rendement avec une autre procédure. » La députée a d’ailleurs demandé pour la rentrée d’autres précisions à Bercy.

La culture du compromis avec les fraudeurs

L’augmentation du nombre de règlements d’ensemble correspond à une tendance lourde poussée par le gouvernement : la loi Essoc, votée en 2018, a promu le « droit à l’erreur » et la régularisation en cours de contrôle. Les fraudeurs sont ainsi fortement encouragés à payer rapidement s’ils se font pincer. Dans une note de 2019, qu’avait révélée Mediapart, le DGFIP demandait de privilégier « une conclusion apaisée des contrôles fiscaux ».

Les différentes procédures qui permettent une « conclusion apaisée » se portent bien : entre 2018 et 2021, le nombre de régularisations en cours de contrôle est passé de 3 895 à 49 049 ! Le rapport que nous publions montre que le nombre de « transactions fiscales » augmente fortement (5 470 en 2021 contre 3 841 en 2019). Si les « remises gracieuses » diminuent, c’est essentiellement lié à la suppression de la taxe d’habitation et aux mesures mises en place durant la crise sanitaire. De fait, malgré la baisse du nombre des dossiers, le montant remis, lui, reste stable, autour de 300 millions.

Pour Véronique Pascalides, membre du bureau national de la CGT Finances publiques, « la possibilité offerte de régulariser en cours de contrôle fait baisser les chiffres de redressements. Cela permet d’épargner des procédures longues pour l’administration ». Mais ce développement de la négociation entraîne une « inégalité de traitement ». Pour la syndicaliste, « si vous êtes puissants et bien conseillés, le traitement sera différent. Alors que pour nous, le contrôle fiscal doit rester budgétaire, répressif et dissuasif. Pouvoir transiger permet de risquer moins ».

Si le fisc privilégie les encaissements rapides, c’est que les résultats du contrôle fiscal sont, ces dernières années, mauvais. Après une année 2020 en berne due au Covid-19, le montant des droits et pénalités est remonté en 2021 à 15,7 milliards d’euros. On est toutefois loin des 21,2 milliards notifiés en 2015. S’il y a moins de notifications, c’est qu’il y a moins de contrôles. Pour les entreprises, le nombre d’opérations sur place après programmation est passé de 43 652 en 2017 à 27 550 en 2021. Dans le même temps, le nombre de perquisitions fiscales a diminué de 215 à 163.

Selon les syndicats, depuis le milieu des années 2000, plus de 3 000 emplois ont été supprimés dans les services de contrôle. Bercy veut compenser ces baisses d’effectif avec les encaissements rapides, mais également par le data mining (exploration de données) et l’intelligence artificielle. Sauf que les résultats sont pour l’instant médiocres. En 2021, l’IA a ainsi été la source de 44,8 % des contrôles, mais seulement de 9 % des droits et pénalités notifiés par le fisc. Le data mining repère surtout les petites fraudes. Un projet phare, « Foncier innovant », développé par le cabinet de conseil Capgemini avec Google comme sous-traitant, vise à repérer les piscines non déclarées grâce à l’intelligence artificielle. Un projet qui permettra de supprimer 300 postes. Capgemini et Google : deux sociétés qui ont pu négocier leur redressement avec le fisc.

Pierre Januel


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