Regarder en face son passé colonial : quelques leçons venues de Belgique

dimanche 21 août 2022.
 

Le Parlement belge a entamé voilà deux ans un travail historique d’ampleur sur son passé colonial. Il s’ajoute à des initiatives locales sur la décolonisation de l’espace public et à une loi sur la restitution des biens spoliés. Y a-t-il des leçons à en tirer pour la France ?

Après la commission Duclert sur le rôle de la France au Rwanda et le rapport Stora sur la colonisation et la guerre d’Algérie, Emmanuel Macron a lancé mardi 26 juillet le troisième chantier mémoriel de sa présidence : il a annoncé le « travail conjoint d’historiens français et camerounais » sur la guerre du Cameroun, ainsi que l’« ouverture complète des archives françaises sur le sujet.

La Belgique, elle, a choisi voilà deux ans, dans la foulée du mouvement Black Lives Matter, d’engager un travail plus ambitieux : la mise en place d’une commission chargée d’enquêter, depuis le Parlement fédéral, sur l’ensemble du passé colonial belge, et d’examiner ses conséquences aujourd’hui.

Son nom seul donne des sueurs froides face à l’ampleur de la tâche : la « commission spéciale chargée d’examiner l’État indépendant du Congo [le nom (trompeur) du Congo lorsqu’il était la propriété personnelle du roi belge Léopold II — ndlr] et le passé colonial de la Belgique au Congo, au Rwanda et au Burundi, ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver ».

En plus de s’emparer d’un sujet particulièrement vaste, la commission belge a la particularité, en comparaison des initiatives françaises confiées à des groupes restreints d’universitaires, de réunir les travaux d’« experts » historiens et historiennes, des universitaires mais aussi des personnalités dites « de la société civile » et de la diaspora.

Le travail de ces dix « experts », bouclé l’an dernier, a ensuite été soumis à la commission spéciale proprement dite, réunissant dix-huit parlementaires belges (issus de neuf partis politiques, dans la majorité comme dans l’opposition) chargés de le compléter par un long travail d’auditions et d’élaboration de recommandations. On attend toujours ses conclusions, peut-être à la fin de l’année.

L’entreprise a pris beaucoup de retard : « Au moment du lancement, nous avons sous-estimé l’énormité du travail qui nous attendait. C’est un travail intense, nécessaire. La commission sur l’assassinat de Patrice Lumumba avait, à elle seule, duré un an [en 2000-2001 – ndlr]. Il me semble normal que cela prenne du temps. Si l’on me demandait de prolonger encore d’un an aujourd’hui, je dirais oui », explique à Mediapart Guillaume Defossé, parlementaire écologiste membre de la commission.

Deux ans après les débuts mouvementés de cette commission et le refus de quelques universitaires de premier plan d’y participer, où en est-elle, et quelles leçons en tirer pour d’éventuelles initiatives comparables à l’étranger ?

Le pré-rapport belge, un pavé pour initiés

Le premier résultat de ce vaste projet, un pré-rapport remis par les « experts » en octobre 2021, est une somme de 689 pages (consultable ici en PDF). En raison de désaccords durant les débats, chaque auteur·e a signé sa propre partie, qui « engage la responsabilité de son auteur, et non pas celle de l’ensemble des experts », est-il précisé. Au risque de certaines contradictions au sein même du texte.

Le rapport est constitué d’une partie historique, dressant un état de la recherche existante concernant le passé colonial belge ; d’une partie intitulée « Mémoire, réparations et participation » et d’une partie sur les liens entre colonialisme et racisme.

Le colonialisme fut et demeura un système de gouvernement fondamentalement extractif et raciste.

Deux autrices du rapport

Parmi les conclusions importantes de sa partie historique figure la démonstration que « l’exploitation et la violence sont des caractéristiques systémiques du colonialisme, et non des dérives accessoires de celui-ci ». La recherche scientifique permet d’établir que sous le régime de Léopold II, « les pires excès de la violence coloniale » n’ont pas été le fait d’individus marginaux et isolés mais bien de « multiples régimes de terreur et d’extorsion violente » qui n’étaient pas « accidentels » mais « servai[en]t l’objectif de l’exploitation des ressources du Congo », écrivent les deux autrices de cette partie du rapport, les historiennes Gillian Mathys et Sarah Van Beurden.

Contrairement à un autre argument souvent avancé par les défenseurs de la Belgique coloniale, cette violence systémique ne s’est guère arrêtée lorsque le Congo a changé de statut en 1908, passant de celui de propriété personnelle du roi Léopold II à celui de colonie administrée par l’État belge. « L’oppression, les régimes de travail forcé et d’autres formes de violence […] continuèrent à caractériser le régime colonial au Congo belge », soulignent les historiennes. « Le colonialisme en Afrique centrale, que ce soit pendant la période de l’État indépendant du Congo ou après, fut et demeura un système de gouvernement fondamentalement extractif et raciste dans lequel différentes formes de violence, au sens large, jouèrent un rôle important », écrivent-elles enfin.

Au sujet des restitutions d’objets exposés dans les musées, mais aussi de restes humains ou d’archives, Valérie Rosoux, Martien Schotsmans et Sarah Van Beurden plaident pour la création d’« inventaires accessibles au public, numérisés et téléchargeables » et souhaitent l’augmentation d’investissements dans la « recherche de la provenance » des artefacts.

Elles préconisent encore de ne pas restreindre les restitutions aux seuls États, mettant en avant le concept de « communautés d’origine » où ont été produits les objets — par exemple des groupes indigènes, ou des communautés de la diaspora, qui ne recoupent pas l’existence des États-nations actuels. Les autrices mettent en garde contre un « parti pris métropolitain, centré sur l’Europe », dans la manière dont le débat s’est construit sur les restitutions, et plaide pour un rééquilibrage, à travers un processus de décision plus « inclusif ».

Mais de ces conclusions et bien d’autres, que retiendront les Belges ? Combien sont allés consulter cette somme de près de 700 pages, peu évidente à trouver en ligne, même lorsqu’on connaît son existence ? Au-delà, combien de Belges savent que les auditions menées par les parlementaires membres de la commission sont ouvertes au public et diffusées en ligne ?

« C’est la faiblesse de cette initiative. Le Parlement aurait dû faire l’effort de traduire ce rapport en un petit livret plus accessible au grand public, imaginer une stratégie de communication autour de cette commission », avance Nadia Nsayi, autrice d’un livre à succès sur ces enjeux post-coloniaux en 2020, co-commissaire d’une formidable exposition sur des objets d’art congolais à Anvers, et qui avait refusé de participer au groupe d’experts aux débuts de la commission.

Une commission concurrencée par d’autres initiatives

Quoique relativement confidentiel, ce travail a eu un mérite, juge Aliou Baldé, militant au sein du collectif belge Mémoire coloniale et lutte contre les discriminations : « Ce pré-rapport dit ce qu’on dit depuis dix ans. Nous n’avons pas été surpris et, de notre point de vue, il n’y avait pas besoin de recréer une commission de scientifiques pour dire ce qu’a été la colonisation : il y a suffisamment de travaux pour la condamner. Mais sur le plan politique, il est toujours important que les choses soient écrites », estime-t-il.

C’est également ce travail historique, conjugué aux intenses mobilisations militantes sur ces questions, qui a permis un acte récent important, selon Nadia Nsayi : les regrets exprimés par le roi Philippe qui, en visite à Kinshasa en juin dernier, a déclaré que le régime colonial était « injustifiable ». « Que le roi puisse reconnaître que ce système colonial était un système de domination, paternaliste et raciste, c’est un nouveau narratif. Il y a cinq ans, cela n’aurait pas pu être dit », estime celle qui est aussi politiste.

Mais à force de traîner, la commission semble avoir été dépassée, et en partie désactivée, par d’autres initiatives. À l’échelle de la région de Bruxelles, un groupe de travail constitué d’universitaires, d’activistes et de fonctionnaires a rendu ses recommandations en février 2022, sur les manières de « décoloniser l’espace public ». L’artiste Laura Nsengiyumva, qui s’était fait connaître en faisant fondre une statue équestre de Léopold II en glace, manière de « vandaliser avec poésie » cette célèbre statue controversée de la capitale belge, a écrit, sur son blog de Mediapart, le bilan en demi-teinte qu’elle tire de sa participation à ce panel.

La loi belge marque un pas historique, plus ambitieux que ce qu’a fait la France, en créant un cadre général pour restituer les objets.

Nadia Nsayi

Parallèlement, le secrétaire d’État du gouvernement fédéral, Thomas Dermine, socialiste, a fait adopter, en juin dernier, un texte pionnier sur la restitution d’œuvres d’art (Mediapart l’avait interrogé ici). Avec cette loi, les objets et artefacts originaires du Congo, Rwanda et Burundi et détenus par l’État belge ne sont plus classés comme patrimoine inaliénable du royaume, ce qui ouvre la voie à d’éventuelles restitutions.

Faut-il y voir une manière de couper l’herbe sous le pied de la commission, qui n’a pas encore statué sur cette question, mais aussi d’attirer à soi la lumière, comme le laissent entendre les mauvaises langues ? « Il a clairement court-circuité la commission », critique Marco Van Hees, du PTB-PVDA (gauche marxiste). Ce député, membre de la « commission Congo », et qui en défend la dynamique depuis le départ, parce qu’elle émane à ses yeux de la société civile, juge par ailleurs le texte de Dermine empreint de relents néocoloniaux. Il dénonce le fait qu’aucun traité sur le sujet n’ait été négocié avec la République démocratique du Congo, avant de faire adopter cette loi de restitution en Belgique.

Certains regretteront la multiplication de ces initiatives désordonnées, qui reflètent aussi la complexité institutionnelle du royaume. La commission fédérale, par exemple, n’a pas son mot à dire, en théorie, sur le contenu des ouvrages scolaires, compétence détenue par l’échelon des communautés. D’autres, plus pragmatiques, se féliciteront du fait que des dossiers législatifs soient enfin adoptés sur ces sujets brûlants.

Pour Nadia Nsayi, le texte de Thomas Dermine constitue un « pas historique, plus ambitieux que ce qu’a fait la France, en créant un cadre général pour restituer les objets ». Mais elle espère aussi que la commission parlementaire, dans ses conclusions à venir, répondra à certaines des faiblesses patentes du texte — par exemple le fait qu’il ne porte que sur les collections détenues par l’État belge, et oublie celles des villes comme Anvers, ou encore ne considère que l’État congolais comme légitime à faire des réclamations, ignorant les communautés locales impliquées qui, elles aussi, sont légitimes à réclamer des objets spoliés.

Un impossible compromis entre partis politiques ?

Il reste, désormais, aux politiques à trancher, et à formuler des propositions concrètes. L’affaire s’annonce d’autant plus délicate que les partis au pouvoir au sein de la coalition Vivaldi emmenée par Alexander De Croo, un arc politique qui va de la droite libérale aux écologistes, sont en désaccord sur le sujet. « On ne va pas se mentir, ce n’est pas évident », euphémise Guillaume Defossé. « Le MR [Mouvement réformateur, droite — ndlr], qui est dans la majorité au pouvoir, a adopté une position très néocoloniale », renchérit Marco Van Hees.

Le Mouvement réformateur est en effet sur la défensive, regrettant le ton qu’il juge militant du rapport des experts et le risque d’une « repentance permanente » à l’égard du passé colonial. Il est rejoint dans sa critique par deux partis flamands d’opposition, la N-VA (droite nationaliste) et le Vlaams Belang (extrême droite), tous deux très hostiles aux travaux de la commission. À tel point que les conclusions finales pourraient être bien modérées.

La nécessité de formuler des excuses, au-delà des « regrets » du roi, devrait être un point de friction des débats entre député·es. Mais le principal achoppement est ailleurs. « On a senti de la nervosité au sein de la commission, depuis que la question des réparations est sur la table. Certains partis belges ont clairement peur qu’il y ait des demandes de réparations de la part du Congo », avance Nadia Nsayi.

L’historienne de l’art Anne Wetsi Mpoma, l’une des autrices du pré-rapport, se prépare déjà à des conclusions tièdes de la part des élu·es. Elle redoute une forme d’« usurpation politique » : « L’annonce d’une commission parlementaire avait suscité un énorme espoir. Tout le monde était un peu en attente des conclusions, avec le risque de démobiliser sur le terrain. Mais si le travail n’est pas fait au niveau du Parlement fédéral, il devra venir une fois encore de la base. Il faudra continuer à mobiliser pour lutter contre les injustices qui touchent les afro-descendants dans leur quotidien. »

Anne Wetsi Mpoma, qui regrette que les parlementaires se soient peu intéressés à sa contribution consacrée aux « formes contemporaines du colonialisme » et notamment à l’existence d’un racisme d’État, partie qu’elle juge finalement « invisibilisée », insiste : « Dire que la Belgique affronte son passé colonial, que les choses vont changer pour les afro-descendants, c’est à ce stade une mascarade. » Il reste quelques mois aux parlementaires belges, et au gouvernement De Croo, pour lui prouver le contraire.

Justine Brabant et Ludovic Lamant


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