Mondial foot de la honte : au Qatar, l’esclavage fait son gros œuvre

mardi 27 septembre 2022.
 

Travail forcé ou non payé, cadences infernales sous des chaleurs extrêmes… Malgré plusieurs réformes amorcées sous la pression, l’émirat demeure pour les travailleurs migrants un voyage en enfer. Premier volet de notre enquête à deux mois de l’ouverture de la Coupe du monde de football.

DohaDoha (Qatar).– « On a besoin de ton aide. Un frère n’a pas été payé depuis cinq mois. Il a réclamé ses salaires à son employeur qui, en représailles, l’a chassé du camp de travail. Il n’a nulle part où aller. »

Le téléphone a sonné au moment où Muhammad* s’effondrait de fatigue dans sa chambre sans fenêtre, exténué par le boulot, la chaleur et l’humidité. 44 degrés, avait affiché dans l’après-midi le mercure. Jamais en bientôt dix ans au Qatar, il n’avait connu un été aussi insupportable. Quelques jours plus tôt, il était sous des pluies diluviennes, en pleine saison sèche : inimaginable.

« Envoie-moi sa position, je vais le mettre en sécurité. » Muhammad n’a pas tergiversé malgré l’épuisement. Il s’est extrait de son lit, un matelas à même le carrelage, aspergé d’eau ; il s’est connecté à l’application Uber pour trouver un chauffeur.

Une heure plus tard, il accueillait et réconfortait dans sa colocation misérable un grand échalas hagard aux mains crevassées par le labeur : Hari*, 33 ans, ouvrier sur l’un des pharaoniques chantiers de Lusail, la ville nouvelle à une quinzaine de kilomètres des gratte-ciel de Doha, dystopie futuriste sortie des sables, vitrine d’une débauche de luxe, où vont se jouer, du 20 novembre au 18 décembre 2022, les matchs les plus courus de la Coupe du monde de football, dont la finale.

Les rencontres se dérouleront dans l’un des stades les plus modernes et les plus extravagants de la planète, construit pour l’événement en même temps que des buildings, des autoroutes, des hôtels, des golfs, un métro, un tramway, une marina, une « place Vendôme ».

L’Iconic Stadium affiche 80 000 places dans le ventre d’une soucoupe démontable inspirée de la coque des boutres, ces voiliers traditionnels qui baignent encore près de la corniche et servaient autrefois à la pêche aux perles quand le Qatar vivait misérablement de cette ressource avant de se muer en géant du pétrole et du gaz.

Ce territoire de la taille de l’Île-de-France compte aujourd’hui parmi les États les plus riches au monde, avec le plus haut PIB par tête et le plus impressionnant ratio étrangers/nationaux : sur les 2,8 millions d’habitants, 90 % sont des travailleurs immigrés.

Plusieurs milliers d’ouvriers décédés

Allégorie du capitalisme débridé à l’extrême, il bâtit sa fortune – et, depuis douze ans, les infrastructures de la compétition reine du football mondial – en surexploitant un lumpenprolétariat venu d’Asie du Sud et d’Afrique principalement. Jusqu’à la mort, comme l’ont documenté plusieurs ONG et syndicats internationaux qui dénoncent cet « esclavagisme moderne ».

En février 2021, The Guardian avait avancé un chiffre glaçant : en une décennie, depuis que la Fifa (qui supervise le football mondial) a désigné en 2010 le Qatar sur fond de pacte de corruption, au moins 6 500 ouvriers débarqués d’Inde, du Pakistan, du Népal, du Bangladesh et du Sri Lanka auraient succombé à des accidents : des chutes, des crises cardiaques, des stress thermiques, en construisant les infrastructures du Mondial sous l’effet de conditions de travail épouvantables.

Un chiffre sous-évalué d’après le quotidien britannique qui n’a pu recueillir les données de plusieurs autres pays pourvoyeurs de dizaines de milliers de forçats, tels les Philippines ou le Kenya.

Les autorités qataries démentent l’hécatombe. Seuls 37 décès seraient, assurent-elles, en lien avec la construction des stades, et seulement trois d’entre eux seraient dus à des accidents du travail. La Fifa les soutient, applaudit « des mesures de santé et de sécurité très strictes » ainsi qu’« une fréquence des accidents faible par rapport à d’autres grands projets de construction dans le monde ».

À deux mois de la cérémonie d’ouverture, et alors que les appels au boycott se multiplient, l’influent micro-État au redoutable soft power voudrait que le sujet disparaisse des radars médiatiques ; « Le Qatar est pionnier dans la région, il a amélioré considérablement la vie des travailleurs étrangers », assure l’un de ses communicants.

Muhammad lève les yeux au ciel, pointe « un mensonge énorme », allume une cigarette : « Cette Coupe du monde est la plus sale et sanglante de l’histoire. Lorsque l’un d’entre nous crève sur un chantier, le Qatar n’enquête pas, n’ordonne pas d’autopsie, ne cherche pas à comprendre pourquoi un homme jeune et en bonne santé meurt soudainement. Tu ne verras pas écrit sur un certificat de décès “accident lié au travail”. C’est toujours maquillé en mort naturelle, la faute du défunt auquel on colle une santé fragile, une insuffisance cardiaque, respiratoire. Il ne faudrait pas que sa famille réclame justice, une indemnisation à l’employeur et à l’État. »

L’ONG Amnesty International dressait le même constat en août 2021 après avoir examiné des certificats de décès et enquêté sur la mort subite en pleine fleur de l’âge de six Népalais et Bangladais. Manjur Kha Pathan, 40 ans, un conducteur de camion, trimait 12 à 13 heures par jour par des températures infernales dans une cabine où la climatisation était défectueuse. Il l’avait signalé vainement. Il s’est évanoui avant de perdre la vie au travail le 9 février 2021.

Sujan Miah, 32  ans, était tuyauteur sur un chantier dans le désert. Ses collègues l’ont retrouvé mort dans son lit le matin du 24 septembre 2020. Les jours précédents, le mercure dépassait les 40 °C. Leurs familles, au pays, sont dévastées. Elles perdent un fils, un mari, un père, un frère mais aussi très souvent leur unique ressource économique.

« Retourner au village dans un cercueil, c’est notre hantise à tous. Dans ma région natale, beaucoup d’hommes arrivent directement au cimetière », raconte Muhammad. Il vient d’un pays d’Asie réputé pour fournir l’une des mains-d’œuvre les plus dociles et les moins coûteuses, travaille pour une entreprise de BTP qatarie qui a confié l’encadrement à des Moyen-Orientaux, touche chaque mois l’équivalent de 340 euros, pour onze heures de travail par jour, six jours sur sept.

Il parle sous un nom d’emprunt, sous couvert d’anonymat, comme tous les travailleurs rencontrés par Mediapart, redoutant les foudres répressives du régime qatari sur lui et ceux qu’il aide de manière informelle, clandestine, « ses frères esclaves » relégués à la périphérie, dans le désert, la poussière, loin de tout, des chantiers, des centres-villes, de la vie.

On travaillait comme des esclaves dès 4 heures du matin.

Kofi*, ouvrier sur l’un des stades du Mondial Réduits à la seule et unique fonction productive, ces forçats s’entassent, sans aucune intimité, par milliers, et même par dizaines de milliers parfois, dans des « labor camps » loués par leurs employeurs : des camps de travail sordides et surpeuplés, dont certains sont privés d’eau courante et d’électricité, plantés dans des zones industrielles polluées et sous étroite surveillance, cernés de hauts murs, de grillages, de vigiles, de caméras, de mouchards.

Alignés le long des baraquements, des rangées de bus blancs Tata ou des minibus, affrétés par les entreprises, les conduisent à l’aube vers les échafaudages puis les ramènent, le soir, au dortoir.

Mediapart a pu pénétrer dans l’un des plus « présentables » vu de l’extérieur, celui de Barwa El-Baraha, monstre de béton où l’on n’entre pas sans montrer patte blanche et qui abrite plus de 50 000 travailleurs migrants, majoritairement bangladais, érigé au sud de l’opulente Doha il y a une dizaine d’années pour répondre déjà au tollé international mais poursuivre toujours le même but : ségréguer.

Boulot-dodo-boulot. Le système – « hérité des pratiques ségrégationnistes états-uniennes et importé (dans le Golfe) par l’entreprise pétrolière Aramco en Arabie saoudite à la fin des années 1930 », analyse le chercheur Tristan Bruslé – est conçu pour isoler, exclure, contrôler, ne laisser aucune échappatoire à ces classes laborieuses qui ne comptent que pour leur force de travail.

« Nous sommes comme des rats qui ne doivent approcher ni la caste des Qataris ni celle des expatriés occidentaux », dit Muhammad. Longtemps, il a vécu dans l’un de ces ghettos délabrés, ethnicisés et genrés où vivent exclusivement des hommes. Jusqu’à ce qu’il change d’employeur et obtienne une indemnité d’une centaine d’euros lui permettant de se loger dans cette colocation d’un quartier ouvrier, en banlieue de Doha.

Il cohabite désormais dans un même immeuble avec des Indiens, des Philippins, des Kenyans, des Ivoiriens, des Ghanéens, des Maliens, tous ouvriers dans la construction. Dans son logement, ils sont une bonne dizaine répartis dans deux chambres bricolées de façon à en faire quatre. L’une est climatisée. Pas la sienne.

Il se contente d’un ventilateur. La cuisine est partagée mais chacun stocke sa marmite, son riz, son curry, ses sodas au pied des lits où vont et viennent des colonnes de cafards. Hari n’en finit plus de remercier son hôte de l’avoir recueilli. Assis au sol contre le mur, sous la lumière blafarde d’un néon, il broie sa détresse et contient ses larmes. Cinq mois qu’il n’a pas envoyé un sou à sa famille au Népal, à sa femme, à leurs trois enfants, à ses parents, livrés à la misère sur le plateau himalayen.

Il leur réserve d’habitude la quasi-totalité de son salaire, bien plus bas que ce qu’on lui a promis au pays : 1 200 rials mensuels (320 euros) qu’il gagne en suant sous une chaleur de plomb, parfois sans ombre, entre douze et quatorze heures par jour, six jours et demi par semaine.

C’est bien plus que ce que prévoit son contrat, bien plus que le maximum fixé par le Code du travail qatari qui dépasse déjà les normes fixées par l’OIT, l’Organisation internationale du travail (60 heures par semaine). Il ne garde pour lui que de quoi payer sa nourriture (qui devrait être prise en charge par son entreprise) et son forfait internet mobile.

Depuis cinq mois, son patron, un Qatari sous-traitant d’un conglomérat engagé sur plusieurs sites de Lusail, « la cité du futur », cœur battant du Mondial 2022, refuse de le rémunérer ainsi que ses collègues, en arguant de problèmes de trésorerie, un motif devenu imparable dans un émirat en chantier permanent qui explose les records de sous-traitance avec, du bas au sommet de la cascade, des entreprises et des fonds d’investissements du monde entier se déchargeant de leurs responsabilités sur le dos des travailleurs.

Hari en a perdu le sommeil. Non seulement il ne nourrit plus les siens mais il creuse sa dette : il y a six ans, pour quitter le Népal, échapper à l’extrême pauvreté et rejoindre le Qatar dont il savait que ce n’était pas un eldorado, il a contracté un emprunt auprès de l’usurier du village pour régler les 2 000 euros de frais de recrutement de l’agence qui lui a obtenu l’emploi.

Des frais exorbitants et parfaitement illégaux qui plongent des familles dans une dette à vie pouvant leur valoir d’être asservies à leur tour, cette fois par le prêteur, lorsque celui sur lequel elles ont tout misé ne revient pas et ne peut plus rembourser « le droit » d’aller travailler au Qatar, tué par la machine à broyer de l’exploitation.

Des résistances s’inventent

Muhammad tente de rassurer Hari : « Repose-toi, on va trouver une solution. » Ni syndicaliste ni avocat, juste camarade de galère, il a, au fil de l’exil et de la tyrannie, redressé l’échine, appris le droit sur le tas, soutenu par la centrale syndicale de son pays d’origine, devenant sans le réaliser l’un de ces activistes dont on se refile discrètement, d’un lit superposé à l’autre, le numéro de portable parmi les exploités.

Il incarne les résistances individuelles et collectives, les solidarités intra et extracommunautaires qui s’inventent courageusement dans l’illégalité pour desserrer les tentacules d’une « gazomonarchie » antisociale, autoritaire, sous la férule de la dynastie al-Thani, connue pour son oppression des travailleurs mais aussi des femmes, des homosexuels, de toute dissidence.

Cette féodalité interdit la grève, le syndicalisme, mate toute revendication, toute rébellion, comme en témoigne l’expulsion sine die, le mois dernier, de plusieurs dizaines de serfs bangladais, indiens et népalais, coupables d’avoir manifesté, ce qui est extrêmement rare, pour obtenir leurs salaires, impayés depuis sept mois. « On ne fera pas une révolution mais on peut améliorer des vies », tranche Muhammad.

Il a la quarantaine, trois enfants qu’il voit grandir sur WhatsApp et une épouse qu’il appelle tous les jours, souvent en larmes : « Je craque, je vois trop d’horreurs. » Retards ou non-paiements de salaire, cadences infernales menaçant la santé et la sécurité des salariés, travail forcé, escroqueries… Malgré plusieurs réformes amorcées sous la pression et l’indignation planétaires, le Qatar demeure pour les travailleurs exilés un voyage en enfer où se conjuguent les pires abus, les pires violations des droits humains, économiques et sociaux.

Ces dernières années, pour faire taire les critiques et laver son image avant la première Coupe du monde de football jamais jouée au Moyen-Orient, en terre musulmane, pour laquelle il aura investi plus de 200 milliards de dollars, l’émirat gazier, encore très loin des normes internationales, a imposé un salaire minimum qui reste extrêmement bas alors que la vie y est chère : 1 000 rials (environ 260 euros).

Je deviens fou, je suis comme un prisonnier dans ce pays.

Oumar, ouvrier dans le bâtiment Il a annoncé aussi la création de tribunaux spécialisés en droit du travail, d’un fonds d’indemnisation en cas de non-paiement des salaires qui aurait versé depuis sa création en 2018 plus de 160 millions de dollars à près de 40 000 travailleurs de différents secteurs, selon l’OIT. Mais les démarches relèvent du parcours du combattant, d’après les nombreux témoignages recueillis par Mediapart, le système continuant de faire de l’employeur un tout-puissant et, de l’employé, un aliéné.

La kafala en est un emblème. En 2020, sous les vivats de la Fifa et de l’OIT, l’agence onusienne dédiée à la protection des travailleurs (qui avait renoncé en 2017 à une plainte pour travail forcé en échange de l’ouverture d’un bureau à Doha), le Qatar a annoncé avoir aboli ce mécanisme de parrainage, vestige d’un autre âge, qui désigne, en droit islamique, une tutelle sans filiation et qui s’est mué dans la péninsule arabique en un terrifiant droit de propriété et de sujétion de l’employeur (aka le « kafeel » en arabe, « parrain » ou « sponsor ») sur son employé.

Plus besoin, par exemple, d’obtenir du kafeel un permis de sortie pour quitter le pays ou son autorisation écrite pour changer d’emploi, une « NOC » (« No Objection Certificate » ou certificat de non-objection), attestant d’« un comportement exemplaire ».

Mais dans les faits, la réalité est tout autre, la loi piétinée faute d’être assortie d’une politique dissuasive de sanctions et de contrôles. La kafala se déploie toujours, profondément enracinée dans les mentalités. Des employeurs continuent d’entraver des salariés pour les maintenir enchaînés en réclamant des NOC ou en confisquant les passeports.

« Notre système n’est pas encore parfait. Il reste des entreprises privées récalcitrantes mais dès qu’elles sont signalées, elles sont placées systématiquement sur liste noire », défend une source au sein de l’administration qatarie.

Les chaînes de l’exploitation Les témoignages recueillis par Mediapart révèlent au contraire des pratiques abusives généralisées dans un climat d’impunité. Hari craint que son « sponsor », après l’avoir expulsé du labor camp parce qu’il a osé exiger le versement de ses salaires, n’annule son permis de résident et l’accuse de « fuite » auprès de la police, une infraction pénale qui peut lui valoir une garde à vue ou une expulsion vers le Népal.

« Un chantage malheureusement classique, je reçois des signalements quotidiens », soupire Muhammad en montrant le carnet dans lequel il consigne des dizaines de cas de travailleurs floués par leurs kafeel. Il conseille aussi en ce moment son voisin, un jeune Ougandais qui passe une tête, en short et claquettes, dans l’entrebâillement de la porte.

Oumar* est en conflit avec son « bourreau » qui le fait bosser en plein été à l’extérieur aux horaires interdits par la loi du fait du climat extrême (soit entre 10 heures et 15 h 30), ou le note absent quand il est en pause. Celui-ci lui doit quatre mois de salaire et refuse de le laisser changer d’emploi sauf s’il s’acquitte de 5 000 rials (près de 1 400 euros) pour une NOC, une somme astronomique qu’il n’a pas. Un autre chantage récurrent.

Idéalement, il faudrait porter plainte mais le patron menace de faire de même contre Oumar. « En un clic, via une application, il a le pouvoir de le détruire, d’annuler son permis de séjour, de l’accuser de fuite ou de vol, sans avoir à fournir de preuves », explique Muhammad.

Oumar préfère lâcher l’affaire comme l’écrasante majorité. Il est très déprimé. Le mois dernier, son fils unique de 5 ans est décédé d’une leucémie. Il n’a pu rentrer dans ses collines de Kampala. Il a suivi l’enterrement, les cris, les larmes par téléphone. « Je deviens fou, je suis comme un prisonnier dans ce pays. »

Il raconte le racisme au quotidien, la négrophobie, la peur de la police, des contrôles au faciès même s’il est en règle, les collègues qui sombrent dans l’alcool dégoté au marché noir, se suicident ou tentent d’en finir pour se libérer des chaînes de l’exploitation.

Parias invisibles et pourtant si visibles dans l’espace public, bien plus que les autochtones.

Il sort son téléphone de sa poche, fait défiler des copies de son contrat bafoué, des photos de sa cité-dortoir : elle est à vomir, de la chambre aux toilettes, dévorée par la saleté, la moisissure, la promiscuité. Il ne voulait pas venir dans le Golfe. C’est le chômage qui l’y a contraint. « J’ai perdu mon boulot de vendeur. Je n’en ai pas retrouvé. Là-bas, ce n’est pas la crise, c’est la misère totale, il fallait trouver de l’argent. »

Il aime le foot, se poser devant un match avec des frites et ses colocataires mais surtout jouer. À Kampala, une agence de recrutement lui a proposé de devenir footballeur professionnel au Qatar moyennant 3 500 rials (environ 1 000 euros) de frais. Il est tombé dans le panneau. « À l’arrivée, on m’a envoyé à l’usine. Ma famille m’a dit de fermer ma gueule, de saisir l’opportunité, de ramener des devises. Je m’étais déjà assez endetté. »

Kofi*, un de ses camarades, a été victime de la même escroquerie au Ghana. Il a payé un montant quasi identique à une agence qui lui a fait miroiter un avenir dans le ballon rond grâce au mirage qatari, « on m’a dit que c’était un pays où il serait facile de percer grâce à de bonnes infrastructures et au mauvais niveau des locaux ». Quand il a découvert la supercherie, il était trop tard, il était déjà pris au piège, étranglé financièrement.

Il a fini casque sur la tête, de l’aube à la nuit, en combinaison de chantier dans la carcasse de l’un des huit stades du Mondial pour 900 rials mensuels (240 euros) : le stade Al-Janoub dans la cité portuaire d’Al-Wakrah, au sud de Doha, un vaisseau de 40 000 places, édifié en un temps record.

« On travaillait comme des esclaves dès 4 heures du matin, se souvient Kofi qui s’est mis au Red Bull pour tenir le choc. Un jour, en octobre 2017, il y a eu une inspection un an après la mort d’un ouvrier. Des syndicalistes internationaux sont venus avec le Comité suprême [l’instance qatarie chargée d’organiser la Coupe du monde – ndlr], on nous a d’un coup bien traités, on avait un abri contre le soleil pour faire des pauses, de l’eau à volonté, mais ça n’a pas duré. »

Dans cette enceinte vertigineuse, au moins deux ouvriers népalais ont succombé au travail. En octobre 2016, Anil Kumar Pasman, 29 ans, est mort percuté par un camion. Il fut la première victime d’un accident du travail mortel sur un stade à être officiellement reconnue par le Qatar. En août 2018, Tej Narayan Tharu, 23 ans, a fait une chute fatale alors qu’il transportait, de nuit, une immense planche le long d’une passerelle à plus de 35 mètres de haut.

Cette année-là, au printemps, d’après une enquête fouillée du Guardian, deux autres Népalais, travaillant sur le stade Al-Janoub, et en excellente santé selon leurs familles, sont passés de vie à trépas : Bhupendra Magar, 35 ans, et Ramsis Mukhiya, 52 ans.

Des collègues les ont retrouvés éteints dans leur lit superposé au camp. Sur les certificats de décès, Bhupendra est décédé d’une « insuffisance respiratoire aiguë », ​​Ramsis d’une « insuffisance cardiaque aiguë ». Aucune investigation n’a été engagée pour élucider les causes de leur mort.

Bhupendra trimait au Qatar dans un seul but : rembourser près de 4 000 dollars de dettes contractées pour décrocher un emploi… en Afghanistan. Le boulot en question a échoué et il s’est retrouvé sans ressources… Sa mère est inconsolable : « Mon fils est parti pour toujours. Il a une petite fille. Comment va-t-elle survivre ? »

La même question obsède Hari quant aux siens. Il ne sait pas quoi faire demain : s’il doit se cacher, ou retourner malgré tout au camp près d’Asian City, au sud de la capitale, un autre pays dans le pays richissime, le pays des misérables où sont parqués plus d’un demi-million de prolétaires, une vitrine de la ségrégation à l’œuvre où le gouvernement a fini par consentir à construire un immense mall et un terrain de cricket de 13 000 places pour toutes formes de divertissement.

Muhammad propose de saisir le fonds d’indemnisation mais veut d’abord prendre conseil auprès du « réseau ». Il a peu d’espoir mais il ne lui en dit rien. « J’écoute, j’accompagne mais, souvent, il n’y a pas de solution, le monstre est beaucoup trop fort », confie-t-il en aparté, abattu.

Il craint le jour d’après la Coupe du monde, quand les lumières et les paillettes du foot-business retomberont. Qui continuera de s’indigner de la condition esclavagiste des petites mains sans qui la grand-messe du football mondial aux audiences folles (plus de la moitié de la planète a regardé celle de 2018) n’aurait pas lieu, sans qui le Qatar ne serait pas cette nation ultra-prospère, ce paradis fiscal courtisé par le monde entier qui peut tout se payer, des îles, des vagues, des montagnes artificielles, et engagé dans une course au gigantisme bling-bling avec Dubaï, la rivale ?

Parias invisibles et pourtant si visibles dans l’espace public, bien plus que les autochtones en dishdasha blanche ou abaya noire (les tenues traditionnelles de la péninsule arabe), ces maillons essentiels grouillent de partout, avec leurs casques et gilets fluorescents, le visage enveloppé dans des écharpes ou des cagoules pour affronter le mercure brûlant, s’affairant à bâtir ponts, routes, hôtels de luxe, gratte-ciel, fans zones, promenades...

Muhammad demande si « vous, les journalistes », reviendrez. Demain, c’est vendredi, son jour chômé de la semaine, le seul. Ce n’est pas le cas de tous les « frères esclaves » : « Beaucoup travaillent sept jours sur sept, ignorent ce qu’est le repos. » Il ne le chôme pas vraiment tant le téléphone chauffe sous les appels de détresse mais il essaie de dormir un peu, d’aller prier à la mosquée et d’avancer dans sa lecture du Coran. Sa béquille.

Il ne comprend pas « comment des êtres humains dans un pays si religieux peuvent exploiter jusqu’à la mort leurs pairs et cracher sur les valeurs islamiques ». L’autre jour, il a découvert un hadith : « Donnez à l’employé son salaire avant que sa sueur ne sèche. » Il voudrait le placarder partout dans la ville-monde qui s’apprête à recevoir plus de 1,2 million de fondus de football.

Rachida El Azzouzi


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