Les significations de la révolte des jeunes des quartiers défavorisés (Fondation Copernic)

vendredi 13 janvier 2006.
 

Depuis une quinzaine d’années, les quartiers d’habitat social ont fait l’objet de violences urbaines : Vaulx-en-Velin, Strasbourg..... Le terme "violences urbaines", inventé en particulier par les médias dans les années 90, est une référence forte des politiques de sécurité. Aujourd’hui, les actes de violence immédiate, d’incendies de voitures et de bâtiments publics ont été d’une ampleur sans précédent dans un nombre important de quartiers d’habitat social.

Nous proposons dans ce texte d’analyser sommairement les significations socio-politiques de ces violences : quels sens ont-elles pour ceux qui les commettent, même s’ils n’ont pas les mots pour le dire ? Comment réfléchir, dans un dialogue politique, avec ceux qui habitent dans les mêmes endroits, qui ont vécu ces incidents et ont eu peur ? Les personnes les plus confrontées à la précarité et aux effets des politiques libérales sont les premières aux prises avec ces incidents. Le dialogue avec elles est essentiel pour éviter des dérives racistes, de refus de l’autre, de négation des problèmes de cette jeunesse qui se révolte et de leurs parents.

Ce texte est rédigé par des élus, des professionnels, des responsables associatifs, des chercheurs qui sont impliqués avec l’ensemble des personnes qui vivent dans ces quartiers de plus en plus ségrégés et stigmatisés. Le travail quotidien montre un autre visage que celui véhiculé par la télévision : celui de personnes qui vivent et se débrouillent des difficultés auxquelles elles sont confrontées, qui inventent de nouvelles solidarités, qui affirment qu’elles vivent ici depuis de nombreuses générations et sont, pour la plupart, françaises.

1. Des violences urbaines à la révolte des jeunes des quartiers défavorisés Pourquoi les prises de position du ministre de l’Intérieur par rapport aux jeunes et aux policiers sont à la fois une provocation et un projet politique ? En désignant les jeunes de "racaille" et de "gangrène", en menaçant de nettoyer les cité au Karcher, le ministre de l’Intérieur n’a pas tenu son rôle d’autorité. En utilisant ces termes qui, prononcés par lui, ont valeur d’insultes, il a posé des actes de violence et a encouragé la violence et le racisme au sein de la police. Tenir une police démocratique est un enjeu central et difficile, car la tâche même des policiers qui est d’utiliser la force en référence à la Loi et au statut qui lui est confié, confronte chaque policier à ses propres limites.

Dès son arrivée en 2002, M. Sarkozy a supprimé la police de proximité. Il a mis fin aux travaux engagés depuis environ 6 ans en référence à ceux de la police canadienne, afin de créer des capacités dissuasives au sein de la police par rapport aux traitements des violences quotidiennes. La suppression de ces travaux a encouragé la police à se réorienter vers un mode d’affrontement direct par un renforcement du quadrillage du territoire. L’armement des policiers par le flash-ball est significatif de ce changement. Plusieurs fois, au cours des dernières années, le Ministre de l’Intérieur a encouragé des policiers à réagir par la force et par la confrontation directe. Ces derniers mois, toutes les observations montrent que les policiers avaient toute latitude pour adopter des conduites qui vont au-delà des normes de leur métier. Si les premières campagnes sécuritaires ont été menées dès 1996 par des gouvernements socialistes, M. Sarkozy a dépassé sciemment les limites de sa mission. Cela ne relève pas d’une réaction impulsive mais d’un projet politique. L’absence de respect des droits et des limites de la Loi contribue à développer la peur et autorise la construction de modes d’intervention de plus en plus sécuritaires. Les modifications des lois en témoignent, ainsi que les projets de construction de prisons pour les jeunes mineurs. Ces dernières semaines, le Ministre de l’Intérieur n’a pas tenu son rôle d’autorité. Aussi chaque policier a t-il représenté pour les jeunes le ministre de l’Intérieur « en direct ».

L’intervention d’élus, de professionnels, d’adultes hommes et femmes et de jeunes a permis de limiter cet embrasement. Présents dans les quartiers, sur les lieux mêmes, durant plusieurs nuits, ils ont mené un dialogue et un travail pour rassurer la population. Celui-ci a limité les violences contre les personnes elles-mêmes -il n’y a heureusement pas eu de mort- et les bâtiments publics (écoles, gymnases..., mais aussi commissariats de police). Parfois le dialogue avec les policiers a été aussi important qu’avec les jeunes pour limiter la violence et calmer les tensions. Ces personnes ont joué un rôle de médiateur. Leur refus des violences immédiates ne signifie pas qu’elles-mêmes ne soient pas révoltées par les situations actuelles et par les politiques menées. L’implication de l’ensemble de ces personnes lors de ces journées a, dans nombre de sites, renforcé les solidarités. Comment contribuer à ce que ces capacités collectives constituent les fondements d’actions collectives pour lutter sur la durée contre ces politiques ?

Il y a urgence à trouver d’autres modes de dialogue politique avec les jeunes et avec l’ensemble des adultes pour créer des formes de lutte plus actives par rapport à ces politiques.

Comment la télévision, en particulier les journaux télévisés, ont contribué à la diffusion de la révolte ? La révolte initiale est née à Clichy-sous-Bois en Seine Saint-Denis puis s’est étendue à plus de deux cent villes en France, en particulier des petites villes moyennes. Ceci ne doit rien au hasard. Aujourd’hui nombre de jeunes de ces villes cumulent à la fois l’exclusion urbaine due à leur localisation périphérique et l’exclusion sociale. Ils disent souvent qu’ils ne sont pas reconnus. A la différence, les jeunes de la banlieue proche passent à la télévision et font l’objet de représentations visibles même si elles sont stigmatisantes.

Dans cette dynamique, exister par l’image télévisuelle constitue un enjeu. C’est une façon d’exprimer son existence par la rage et la révolte. Des discussions avec ces jeunes ont souvent montré qu’ils y ont un plaisir immédiat et que celui-ci est de très courte durée...

Tous les adolescents, quels que soient leurs milieux sociaux, ont besoin d’exister par rapport à leurs proches mais aussi par rapport à la société. C’est le moment de leur vie où ils prennent position par rapport au monde social et politique. Quand on est en échec scolaire, qu’il est difficile d’imaginer l’avenir, que les parents ne sont pas à même de vous inscrire dans le champ social, exister à la télévision devient un enjeu. L’exercice de la violence est une des façons de se faire connaître. Pour autant nombre de jeunes ne se reconnaissent pas dans cette image. C’est à la fois eux et pas eux. L’exercice de violences immédiates les inscrit dans une jouissance qui ne leur confère ni valeur, ni reconnaissance d’eux-mêmes. En cela il existe un chemin entre ces violences et leur inscription politique.

La télévision en condensant ces images de violence, d’incendies, d’affrontements et en les diffusant au-delà des frontières ne peut que contribuer à renforcer ces processus. Internet, au travers des blogs de jeunes qui montrent et commentent des images des incendies, contribue aussi la médiatisation de ces révoltes. Comment faire une télévision qui permette à ces jeunes, à leur famille d’exister autrement dans les valeurs de solidarité et d’invention, sans idéaliser les réalités qu’ils vivent ?

Qui sont ces jeunes qui ont été impliqués et acteurs de cette révolte ? Les données actuelles et nos observations montrent qu’il s’agit bien d’une révolte immédiate et prévisible mais non organisée. La plupart de ces jeunes sont des adolescents, garçons, entre 14 et 20 ans. Beaucoup d’entre eux sont scolarisés. La plupart, en dépit des déclarations du Ministre de l’Intérieur, n’ont aucun casier judiciaire. Toutes les interprétations disant que cette révolte est organisée par les réseaux de dealers et de mafias ou par des réseaux religieux musulmans, sont fausses. Ceci ne signifie pas que des jeunes impliqués dans des trafics ou proches de réseaux religieux n’aient pas été acteurs de ces événements, mais il n’y a pas eu d’organisations téléguidées de l’extérieur. Dans cette révolte, l’enjeu premier était « d’en être », d’affronter la police, de mettre le feu et de devenir acteur sur la scène audiovisuelle.

Ce mouvement non organisé n’a pas de revendications immédiates, mais il n’est pas sans résonance politique. C’est une révolte politique sans un accès direct au langage de la société et à des formes d’organisation collective... Cela correspond à des formes d’organisation et des façons de s’exprimer que nous connaissons bien dans la culture quotidienne des jeunes, enfermés dans ces cités... Aujourd’hui environ 2500 jeunes font l’objet de mesures judiciaires. Les tribunaux par la procédure de traitement en temps direct ont pris de façon massive des décisions graves dans des délais très courts. De nombreux jeunes ont aujourd’hui un casier judiciaire et certains feront l’expérience de la prison. Nous pouvons penser que leur avenir sera fortement influencé par ces décisions. Comment les accompagner, eux et leur famille ? L’enjeu est essentiel tant pour les institutions que pour le mouvement social. Il serait dommage de laisser les réseaux religieux se saisir seuls d’un tel enjeu qui concerne directement l’exercice de la démocratie et de la citoyenneté.

Pourquoi les jeunes ont-ils exercé des violences et des incendies au plus près de chez eux et non dans les quartiers des plus riches ? Les adolescents de ces quartiers vivent un processus d’enfermement. En sortir suppose une confrontation à l’extérieur difficile pour eux. Ils ne peuvent aujourd’hui s’appuyer sur des formes d’organisation qui le permettent. Brûler les écoles ou les gymnases sont des attaques à la fois contre les institutions et contre eux-mêmes. Ces actes ont une portée autodestructrice mais permettent d’exister par rapport à l’extérieur dans une image de soi qui fait peur aux autres. Brûler les voitures est un acte simple et rapide qui est source de représentation et de jouissance immédiate.

Tenir compte de cette dimension autodestructrice permettrait de reprendre le débat avec ces jeunes. Le passage à des revendications et à des formes d’organisation suppose d’autres modes de présence et de dialogue. C’est un chantier pour les forces politiques de gauche. Pourquoi les parents n’ont-ils pas pu s’opposer à la participation de leurs enfants à ces événements ? Sont-ils « démissionnaires » ? Sont-ils « débordés » ?

Face aux difficultés d’avoir un avenir pour leurs enfants, face aux conditions de vie quotidiennes, aux conditions de travail et d’habitat, les parents éprouvent au quotidien de grandes difficultés pour exercer leur autorité par rapport à la socialisation des enfants. Pour autant, nombre d’entre eux sont très présents et s’efforcent de transformer ces difficultés. Nombre de frères et sœurs y contribuent. Il est donc simplificateur de désigner globalement les parents comme démissionnaires. Confrontés aux même situations, nombre d’entre nous serions en difficulté. La question posée est celle du dialogue et du soutien à apporter à ces parents tout en reconnaissant leurs ressources, leurs capacités d’initiative et leur désir d’être des parents actifs et responsables.

Les débats menés à l’issue de ces révoltes montrent que nombre de parents sont ambivalents par rapport aux actes de leurs enfants. Ils condamnent ces conduites mais sont eux-mêmes révoltés par les situations vécues par leurs enfants. D’une certaine façon, ils comprennent ces révoltes. Plus nous condamnerons ces parents sans comprendre ce qu’ils vivent, moins nous pourrons être solidaires de leur destin et de celui de leurs enfants. C’est aussi un enjeu de solidarité politique.

2. Eléments d’analyse sur cette révolte Cette révolte n’est pas une surprise. Le malaise des jeunes vivant dans ces quartiers et le refus de la société adulte à leur accorder une place ne sont pas nouveaux. Les raisons structurelles du chômage, de la précarisation, de l’habitat ne suffisent pourtant pas à expliquer la révolte de cette jeunesse.

La revendication des jeunes à être reconnus dans leur histoire et leur identité est d’autant plus importante que l’histoire de leurs parents s’éloigne. Le dialogue, la place symbolique et concrète de ces jeunes dans notre société représente un enjeu central pour la démocratie. Soutenir leur affirmation identitaire permet de lutter contre leur enfermement dans une catégorie simplificatrice telle que celle de musulman. Des recherches montrent qu’aujourd’hui ces jeunes s’identifient à la fois à l’espace local mais aussi à l’espace national et international. Plus ils peuvent exercer concrètement leur rôle d’acteur social et politique et plus ils peuvent se reconnaître comme citoyen de notre société.

Or le seul travail sur les inégalités socio-économiques ne peut répondre à un tel enjeu. Ce travail, bien sûr indispensable, doit être relié à la reconnaissance des enjeux spécifiques de ces jeunes dont les parents sont venus d’Afrique noire, du Maghreb ou d’ailleurs, pour faire vivre l’industrie française.

De plus certains jeunes en rupture d’une inscription sociale institutionnelle s’inscrivent dans des modes de vie immédiats où la toxicomanie et la survie par les trafics joue un rôle important. Face à la dégradation que représentent de telles situations, certains jeunes adhérent à des courants religieux islamiques et trouvent là une morale et des possibilités d’identification. Les rapports à l’islam sont cependant multiples. Il est important de les comprendre et de ne pas les caricaturer. Or, de plus en plus souvent, ces jeunes sont stigmatisés en tant que musulman. Cette assignation à une seule identité risque de renforcer les ruptures. Aujourd’hui, dans notre société moderne et démocratique, les personnes se construisent de façon active en référence à des identités multiples. Ce jeu sur les identités multiples permet d’éviter les ruptures violentes et les assignations et d’affirmer son existence sociale, si besoin au travers du conflit. Ainsi un jeune issu de l’immigration peut se reconnaître comme français par l’appartenance nationale, comme musulman par la religion et comme enfant d’algérien par son histoire familiale... L’essentiel est qu’il invente lui-même sa propre combinaison, en fonction de sa personnalité. C’est cet acquis d’autonomie qu’il nous faut aujourd’hui défendre.

Parallèlement des conditions socio-économiques et politiques expliquent aussi cette révolte.

2.1. Le renforcement de la ségrégation et les changements des politiques urbaines Cette révolte se nourrit de la dégradation des conditions de vie des habitants des quartiers. Celle-ci ne peut uniquement être attribuée aux méfaits de la politique gouvernementale depuis 2002. Le creusement des inégalités entre les populations de ces quartiers et le reste de la population française n’est pas récent même s’il tend à s’accentuer. Dans ces quartiers populaires, les effets du libéralisme -désindustrialisation, augmentation des taux de chômage, précarisation du rapport à l’emploi- sont particulièrement forts et dépassent la seule sphère économique. Dans ces quartiers populaires, c’est toute la culture ouvrière autrefois dominante qui s’est désagrégée. Les collectifs auparavant adossés sur le partage de valeurs et de pratiques communes se fragilisent : les solidarités professionnelles et syndicales, les réseaux familiaux, les solidarités de voisinage se fissurent. Pourtant la politique mise en place par le gouvernement depuis 2002 a constitué une rupture. Elle a cassé les outils et dispositifs de régulation et de remédiation existants dans les quartiers. Elle a remis en cause les modalités de contractualisation entre l’Etat et les collectivités locales.

Les difficultés d’accès à l’emploi, la précarisation du rapport au travail sont patents dans ces quartiers. Leurs habitants sont, plus que les autres français, touchés par le chômage. En 2004, le chômage y était de 20,7%, soit le double de la moyenne nationale. Le fait d’être jeune, immigré ou femme accroît les risques de chômage dans des proportions inquiétantes. 36% des garçons et 40% des filles actifs entre 15 et 25 ans y sont au chômage. De plus la précarisation s’accroît avec une multiplication des situations intermédiaires entre le chômage et l’emploi. La décision de supprimer les emplois aidés, tels que les emplois jeunes, a amplifié les difficultés et contribué à fragiliser les structures notamment associatives qui en bénéficiaient.

Dans ce contexte, l’école contribue à la reproduction des inégalités. La ségrégation -entendue comme concentration de populations de même catégorie sociale- y est encore plus marquée que dans le quartier. Les familles qui « s’en sortent » peuvent accepter de vivre dans un quartier dévalorisé en attendant mieux, mais rares sont celles qui acceptent de scolariser leurs enfants dans un établissement dévalorisé. La carte scolaire est fréquemment détournée par les ménages qui ont le plus de ressources socio-économiques. Malgré les politiques de discrimination positives mises en place en matière scolaire, les établissements scolaires de ces quartiers accueillent les enseignants les plus jeunes et les plus inexpérimentés. Dans ces quartiers plus qu’ailleurs, les habitants se heurtent à la panne de l’ascenseur social et aux limites du système éducatif.

Parallèlement la ségrégation s’accroît. Elle se manifeste d’abord par le regroupement des populations les plus aisées dans les mêmes territoires. Ce sont en effet les catégories sociales les plus favorisées qui sont les plus ségrégées. A contrario les territoires les plus pauvres accueillent de plus en plus de ménages défavorisés, souvent d’origine étrangère. Les inégalités de ressources entre communes, principalement liées aux différences d’accès à la taxe professionnelle, restent très importantes et renforcent ces processus ségrégatifs. Ce sont en effet généralement les communes dont les ressources fiscales sont les plus modestes qui cumulent les charges les plus élevées, en raison de l’importance du parc locatif social et de la part importante de ménages défavorisés bénéficiaires des aides sociales. Pour ces communes la solution est de compenser ces manques à gagner soit par des taux d’imposition plus élevés, soit par un niveau moindre de services aux populations ce qui, dans tous les cas, pénalisent les ménages modestes. Les politiques publiques mises en place pour lutter ces processus ségrégatifs (quota minimal obligatoire de 20% de logements sociaux dans le cadre de la loi SRU, mécanismes de péréquation fiscale, solidarité fiscale au travers de l’intercommunalité) sont intéressantes mais ne parviennent pas à inverser les tendances structurelles. Elles ne sont pas suffisamment soutenues par les gouvernements. La loi SRU peut être « détournée » par des Maires de communes aisées qui revendiquent de payer une amende plutôt que de construire du logement social chez eux. Les intercommunalités sont trop souvent « de circonstance », regroupant des communes de niveaux de ressources équivalents. La réforme fiscale allant dans le sens d’une meilleure péréquation des ressources entre communes se fait toujours attendre.

Dans ce contexte, la mise en œuvre du Programme National de Rénovation Urbaine (PNRU) issu de la loi Borloo (1er août 2003) introduit une rupture par rapport à la période antérieure et suscite des interrogations. L’objectif du PNRU est d’afficher des résultats quantitatifs en matière de démolitions de logements (200 000), de reconstructions (200 000) et de réhabilitations (200 000). L’enjeu est d’introduire davantage de mixité sociale en attirant les catégories intermédiaires et en luttant contre la concentration des ménages les plus défavorisés. Cela passe par un changement d’image du quartier et par la constitution d’une offre d’habitat diversifiée (accession, logement privé, pavillonnaire...). Quelles que soient leurs aspirations aux changements, les habitants des quartiers concernés regardent ces projets avec inquiétude : inquiétudes face aux démolitions, aux relogements et aux augmentations de loyers qu’elles entraînent et face à l’avenir du quartier et de ses populations modestes. S’il est trop tôt pour tirer un bilan de ces projets de rénovation urbaine, on peut d’ores et déjà souligner qu’ils sont élaborés et mis en œuvre de façon technocratique, sans que les habitants ne soient consultés. Dans le discours et les représentations, dévalorisation du quartier, trop souvent vu comme un lieu pathogène, sans vie, ni passé, et de ses habitants vont de pair.

Il faut aussi évoquer les restrictions liées au recul des financements de fonctionnement émanant de l’Etat dans le cadre de la politique de la ville. Celles-ci ont, depuis 2 ans, touché de plein fouet le secteur associatif dans ces quartiers. Ainsi de nombreuses associations qui, depuis des années, développaient des actions de solidarité, d’accès au droit, de médiation et d’aide à l’intégration des familles immigrées se sont vues précariser, voir remises en cause dans leur action. Plus largement, c’est tout le travail d’associations locales qui a pâti des restrictions budgétaires et du choix stratégique d’orienter les financements vers l’urbain et l’investissement au détriment du fonctionnement et de l’aide sociale. Les déclarations du Premier Ministre, D. de Villepin, reconnaissant que c’était une erreur et réinjectant 100 millions d’euros en subventions des associations, n’annule pas la tendance de fond au désengagement de l’Etat du social.

2.2. Le durcissement de la politique d’immigration et les lois sécuritaires La politique d’immigration tend aussi à fragiliser les habitants de ces quartiers. Les étrangers, qui y sont plus nombreux qu’ailleurs, subissent de plein fouet les conséquences des décisions récentes touchant au durcissement des conditions d’accès à la nationalité française, aux titres de séjours, à la fermeture des frontières et aux restrictions des droits des étrangers. Loin de contribuer à une baisse réelle des flux migratoires, ces mesures répressives contribuent à augmenter le nombre d’immigrés en situation irrégulière et à invisibiliser et fragiliser les étrangers et leurs familles. Ces décisions marginalisent et hypothèquent l’avenir d’une partie de la population, particulièrement nombreuse dans ces quartiers, les rapports de ces familles avec leurs pays d’origine, ainsi que le développement de ces derniers.

Les lois sécuritaires et l’appel à la tolérance zéro produisent aussi des effets délétères dans ces quartiers. Outre le fait qu’elles déplacent l’attention des problèmes réels (chômage, discriminations, précarisation, sentiment d’insécurité...) sur la peur du petit délinquant et sur un mauvais objet « le jeune arabo-musulman des cités », elle contribue à élargir la sphère de ce qui est pénalisé englobant dans cette définition des pratiques propres aux jeunes des quartiers populaires, telles que le rassemblement dans les halls d’entrée. Cette mesure stigmatisante est inapplicable et inefficace. Elle renforce l’opposition entre les jeunes et les adultes. Elle fait croire qu’il existe des solutions simples fondées sur la seule répression. Eviter les gênes liés à ce type de rassemblement suppose au contraire une politique fondée sur le dialogue entre générations et entre habitants et institutions, sur la médiation, sur l’ouverture de lieux adaptés pour accueillir ces jeunes..., c’est à dire l’exact contraire de ce qui se fait depuis deux ans au travers de la baisse des crédits aux associations ou de la décrédibilisation systématique des professionnels de la médiation. De façon mécanique les lois sécuritaires Perben 1 et 2, la « pression de la statistique » et la nécessité d’un affichage de résultats en matière pénale ont contribué à augmenter la pression exercée par l’institution policière sur les jeunes de ces quartiers populaires. La multiplication des contrôles d’identité, particulièrement à destination des jeunes immigrés, en est l’illustration la plus évidente.

La justice n’échappe pas à ces changements et participe, elle aussi, de la chaîne pénale mise en place par le Ministre de l’Intérieur dans l’objectif de rationaliser et d’accroître l’efficacité de l’institution judiciaire. Concrètement cela signifie produire davantage de condamnations pénales (plus de 1 million par an dont 380 000 peines correctionnelles) en allant le plus vite possible, selon la méthode du « traitement en temps réel ». Les jeunes des quartiers populaires sont les premiers concernés par ces changements : parce qu’ils sont plus nombreux que les autres jeunes à être emprisonnés, parce qu’ils subissent plus que d’autres le remplacement de l’individualisation de la peine par l’application de barèmes standardisés et de plus en plus répressifs, ainsi que l’abandon de l’objectif de réinsertion sociale du délinquant au profit d’une vision déshumanisée qui assigne définitivement le délinquant à son statut.

2.3. Le renforcement des discriminations Actuellement, les discriminations sont particulièrement fortes et concernent différents domaines : emploi, formation, logement, contrôle policier... Contrairement à certaines idées reçues, elle touche à la fois les filles et les garçons. Si les filles n’ont été en première ligne dans ces révoltes, elles sont néanmoins profondément mobilisées sur ces questions et retrouvent des solidarités avec les jeunes garçons sur ces thèmes. Certaines expliquent comment, face à la discrimination, elles ont retrouvé dans l’appartenance à l’Islam une dignité et des sentiments d’appartenance.

Au même niveau d’études, les jeunes issus de l’immigration, le plus souvent de nationalité française, ne trouvent pas de travail correspondant à leur niveau de qualification. Cette discrimination crée des ruptures radicales avec la société car les familles ont souvent fait des efforts importants pour soutenir leurs enfants à l’école. D’autre part ces jeunes adultes diplômés et sans travail ne sont plus crédibles pour ceux qui sont scolarisés au collège ou au lycée. Ils ne constituent plus une potentialité d’identification positive, un exemple d’une possibilité de sortie de la position d’exclus.

Aujourd’hui de plus en plus de jeunes expriment leurs difficultés. Ils ne se sentent pas acceptés ni dans leur pays d’origine, ni en France. Potentiellement ils sont « sans terre ». Ce processus, ainsi qu e les échos de l’histoire coloniale les incite à s’identifier aux Palestiniens. Cette question est à prendre au sérieux et à traiter dans toute sa complexité.

3. Enjeux et propositions Il est urgent de comprendre ce qui s’est passé au travers de cette révolte. Il est tout aussi indispensable d’en parler avec toutes les générations. Les nombreux débats menés dans les villes concernées sont essentiels. Ils expriment à la fois la solidarité avec ces jeunes, la révolte potentielle des adultes et la nécessité de construire des alternatives politiques à celles proposées aujourd’hui.

Dès maintenant il est urgent de s’organiser pour maintenir un travail collectif, pour lutter contre ces politiques et soutenir les jeunes qui font aujourd’hui l’objet de mesures judiciaires et de peines d’emprisonnement. Il serait important que ces collectifs ne soient pas seulement constitués par les acteurs locaux mais qu’un travail puisse être mené en lien avec d’autres associations et acteurs tels que les syndicats et les partis politiques.

Différents enjeux peuvent être identifiés.

3.1. Renforcer les appartenances populaires pour rompre avec la tentation populiste Les destructions par incendies de voitures et de bâtiments publics et privés renforcent les sentiments de peur et les discours de rejet vis-à-vis de leurs auteurs.

Ces réactions d’hostilité sont alimentées par de multiples discours, parfois au plus haut niveau de l’Etat. Ces discours ne peuvent du fait même de leur récurrence être des maladresses. Certains responsables politiques visent à gagner des voix sur l’électorat du Front National.

Ces positions conduisent à exacerber les réactions des jeunes qui y répondent violemment. Elles alimentent un cercle vicieux dans lequel les jeunes risquent d’être pris au piège en s’identifiant aux discours qui les désignent négativement. Elles contribuent aussi à exacerber les émotions et les « désirs d’en découdre » des populations en faisant entendre que chacun est une victime potentielle et doit avoir peur des jeunes de banlieue.

Les risques sont nombreux : rejet des institutions, accentuation des divisions au sein des milieux populaires, voir désignation d’un ennemi interne au quartier qu’il faudrait éradiquer.

Malgré ces risques, les mobilisations collectives dans les villes ont montré l’existence de solidarités entre les élus locaux, les militants associatifs et une partie des habitants. Les collectifs d’habitants cherchant l’affrontement direct avec les jeunes ont été très peu nombreux. Il est cependant nécessaire d’exercer une grande vigilance à ce propos car il existe un vrai risque de dérive populiste et xénophobe.

L’histoire nous indique que les aspirations populistes sont à prendre très au sérieux car elles peuvent conduire à la mise en cause d’acquis démocratiques et à l’instauration de régimes d’exception. Renforcer la démocratie et la crédibilité des institutions en endiguant leur instrumentalisation populiste constitue aujourd’hui un enjeu majeur pour redonner une chance au conflit social. Sinon le risque est grand de voir la violence légitimer la violence dans un cercle vicieux où la démocratie se perdra.

3.2. Lier la révolte des jeunes au mouvement social Cette révolte a partie liée avec le mouvement social. Pourtant le lien n’est pas établi.

La révolte des jeunes exprime aussi une profonde solitude. Le mouvement lycéen de 2004 n’est pas sans lien avec cette révolte. Les jeunes inscris dans ce mouvement, qui a été fortement réprimé, n’y ont pas trouvé de débouchés dans un conflit social. A l’intérieur du mouvement lycéen, la place des jeunes issus des quartiers populaires n’a pas été évidente. Il a existé des conflits à l’intérieur du mouvement lycéen qui n’ont pas été élaborés.

Dans ce contexte en quoi les révoltes des dernières semaines expriment-elles un repli des jeunes au sein des quartiers populaires ? Comment reprendre le dialogue avec ces jeunes, à partir de leurs modes d’expression, pour aller vers plus de conscience politique ? Des travaux de recherche montrent que ces jeunes ne sont pas hors des enjeux politiques mais qu’ils ont très peu de lieux pour les traduire dans une expérience concrète. Le mouvement social et ses structures portent une responsabilité à ce propos. Il existe des potentialités pour que les jeunes deviennent des acteurs politiques. Cela suppose à la fois des lieux de dialogue, la reconnaissance de leurs propres enjeux et la construction avec eux de combats collectifs.

Les acquis des professionnels impliqués dans la mise en œuvre des politiques publiques des villes ces dernières années constituent des potentialités pour le mouvement social. Il est important de faire le lien entre ce travail local et quotidien et la définition des enjeux et des pratiques du mouvement social.

3.3. Faire le lien entre la lutte contre les inégalités sociales et la reconnaissance des identités Aujourd’hui il existe une forte concurrence entre les systèmes de valeurs et les manières de penser le monde. Les valeurs d’égalité, de liberté et de solidarité sont mises en cause par la promotion de valeurs profondément liées au libéralisme : compétitivité, individualisme, efficacité. Les valeurs des jeunes et leurs conduites ont partie liées avec l’affirmation de ces valeurs qu’ils agissent souvent de façon paradoxale. Ils peuvent en même temps dire qu’ils sont solidaires et affirmer que l’on ne peut s’en sortir que par soi-même. Dépasser ces paradoxes suppose de pouvoir faire l’exercice de son potentiel d’acteur social et politique et des responsabilités que cela confère. Ceci suppose que ces jeunes puissent faire la preuve qu’ils peuvent influencer le devenir de la société. Aujourd’hui nombre d’entre eux expriment en même temps des sentiments d’injustice, d’humiliation et de non-reconnaissance. Ils associent étroitement l’injustice sociale et la non-reconnaissance de leurs identités personnelles et familiales (absence de lieu de prière décent ou de cimetière musulman dans des villes où l’immigration est forte et ancienne, non-reconnaissance de leur histoire dans les manuels scolaires...). Il est donc important que ces jeunes et leurs familles puissent revendiquer leurs appartenances et leurs identités au travers des luttes sociales.

Ainsi la lutte contre les discriminations constitue un enjeu majeur dont il ne faudrait pas laisser le monopole à la droite, notamment à Messieurs Borloo et Sarkozy. Nombre de ceux qui ont aujourd’hui la quarantaine et qui sont issus de l’immigration maghrébine, qui ont été déçus par les politiques de gauche se tournent, dans une recherche d’exercice du pouvoir, vers l’UMP. Il serait dommage que les forces de gauche et le mouvement social laissent à ce seul parti le traitement d’un tel enjeu.

Pour ce faire, il est important de faire le lien entre l’injustice sociale et les discriminations.

novembre 2005 - par Groupe Copernic « Territoires et nouvelles formes de contrôle social »


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