L’enseignement privé choisit de scolariser les enfants de milieux favorisés et très favorisés, l’enseignement public fait de son mieux avec les autres

vendredi 28 octobre 2022.
 

Des données sur « l’indice de position sociale » des écoles et collèges, que le ministère a été contraint de publier mercredi, confirment à quel point l’école privée sous contrat se préoccupe peu de mixité sociale. Un « tabou » qui pèse lourd sur l’école publique, qui concentre toutes les difficultés.

LeLe fossé était connu, il est de plus en plus abyssal, et documenté. L’analyse de « l’indice de position sociale » (IPS) des élèves, dont les chiffres ont été publiés mercredi 12 octobre par le ministère de l’éducation nationale – contraint et forcé à la suite d’une décision du tribunal administratif (voir en Boîte noire) –, confirme que les établissements scolaires privés n’accueillent que très peu d’élèves dont les parents vivent des difficultés sociales et économiques. L’enseignement privé se réserve les catégories sociales aisées, voire très aisées.

Ces résultats viennent confirmer une note statistique, publiée en juillet 2022 par le ministère de l’éducation nationale, qui établissait que pour l’année scolaire 2021-2022, 40 % des élèves scolarisés dans un collège privé sous contrat étaient issus d’un milieu social très favorisé, contre 20 % dans le public. Il y a trente ans, la proportion d’élèves de milieu social très favorisé dans les collèges privés était déjà supérieure de 11 points à celle des collèges publics, mais l’écart a depuis doublé.

Les nouveaux chiffres mis en ligne, pour la seule année 2021-2022, offrent un tableau plus large, puisqu’ils permettent d’analyser, outre le collège où la ségrégation sociale ne fait plus guère de doute, la situation du primaire, dont on comprend qu’il n’est guère épargné.

En France, plus l’indice de position sociale des établissements scolaires augmente, plus la part du privé s’accentue – et c’est encore plus net dans les collèges que dans les écoles

L’indicateur choisi, « l’indice de position sociale », créé en 2016, a été bâti sur la base des données que remplissent les élèves sur la profession de leurs parents. Ces informations sont ensuite regroupées en grandes familles socioprofessionnelles, les fameuses « CSP » (cadres, professions intermédiaires, employés, ouvriers, sans activité).

Différence notable : l’IPS associe à ces catégories professionnelles leur valeur « rédictive sur la réussite scolaire » des élèves, explique Julien Grenet, chercheur au CNRS et à l’École d’économie de Paris. Les enfants d’enseignant·es par exemple, qui ne vivent pas tous dans des familles aisées, sont néanmoins considérés comme ayant un capital scolaire plus important que d’autres, et leur IPS est donc assez haut.

L’utilisation et la publication de l’IPS ont fait l’objet de débat. Déjà friandes des classements « au résultat » qui fleurissent à intervalles réguliers dans les médias, les familles pourraient se ruer sur ces informations permettant de trier socialement les établissements.

« Il peut y avoir un effet pervers mais la publication de ces données, ville par ville, est importante, y compris pour les acteurs locaux, les associations locales qui se battent sur ces questions, précise Youssef Souidi, doctorant à l’EHESS, qui a participé avec Julien Grenet à un rapport sur la mixité sociale à Paris. Ces chiffres permettent à des mouvements citoyens d’avoir un débat à armes égales avec les rectorats ou les conseils départementaux, sur la carte scolaire notamment. »

Pour Rémy-Charles Sirvent, syndicaliste SE-Unsa et militant du Comité national d’action laïque (Cnal), ces données sont aussi une véritable « mine ». « Si l’on regarde les 300 collèges en France qui ont le taux d’IPS le plus élevé, pas un seul établissement public ! »

Effectivement, si l’on s’attache à l’échelle nationale, les écoles ayant un IPS sous la barre de 90 (c’est-à-dire accueillant la population la moins favorisée) sont à 97 % publiques. Les écoles privées, elles, sont largement majoritaires (plus de 60 %) sur l’IPS le plus élevé. Pour les collèges, c’est encore plus frappant, notamment sur les deux dernières tranches, où c’est la ruée vers le privé.

Selon Julien Grenet, l’intérêt de ces données réside dans ce qu’elles mettent fin à une sorte de déni sur le poids des grandes villes dans l’accentuation de la ségrégation. « Il y a une tendance à considérer Paris comme une exception et il est vrai qu’il y a une telle densité dans l’offre que cela tient de la caricature, explique l’économiste. Mais on retrouve une forme de ségrégation comparable dans presque toutes les grandes agglomérations de France. »

En zone rurale, l’éloignement va favoriser le collège ou l’école de secteur, quand la ville offre un choix démultiplié qui permet de faire, en quelque sorte, son marché. « On peut vivre dans un quartier très mixte, mais avoir près de chez soi une offre scolaire non régulée », poursuit Julien Grenet.

Et même là où le privé est historiquement implanté, comme en Bretagne ou en Loire-Atlantique, les écarts de mixité sont flagrants. Ainsi, en Bretagne, qui a une tradition vivace du recours à l’école privée pour des raisons à la fois culturelles et religieuses, les établissements accueillent toutes les classes sociales (voir l’exemple du département de l’Ille-et-Vilaine, avec un indice de position sociale « moyen » assez bien représenté pour les écoles comme pour les collèges). Mais même dans ce contexte singulier, le centre de Rennes aggrave la disparité sociale, avec bien plus d’établissements scolaires privés dans la fourchette haute de l’IPS.

À l’inverse, des départements comme l’Indre-et-Loire ou la Haute-Vienne, qui n’abritent pas une forte proportion de population très ou ultra-favorisée, conservent un enseignement public fort. Le privé y fait presque figure d’exception, même au collège.

Des collèges parisiens plutôt favorisés classés en REP

Parfois, il suffit simplement de passer un périphérique pour voir les données bouger. La Seine-Saint-Denis, département qui comporte une très grosse proportion d’écoles et collèges REP, voit son privé tiré vers les classes moyennes et défavorisées. Avec, à l’autre bout de l’indice social, une population ultra-favorisée qui se « réfugie » quasi exclusivement dans l’enseignement privé.

Le Val-de-Marne, département plus contrasté appartenant à la même académie de Créteil, voit son privé rejoindre la tendance nationale au creusement des écarts, surtout dans le premier degré. « Il s’agit d’un territoire coupé en deux par la Seine, décrit Clément Peyrottes, secrétaire départemental SE-Unsa du Val-de-Marne. À l’ouest, les villes populaires anciennement communistes, avec un IPS très faible, à l’est, une zone plus mixte, voire chic, Créteil, Nogent-sur-Marne, Saint-Maur, où l’IPS grimpe en flèche. »

Le privé est majoritairement concentré à l’est mais pourrait apparaître comme un choix de second temps, qui vient après une première tendance à l’évitement au sein même des établissements publics. « Les règles de la sectorisation qui existent dans le public se traduisent chez nous par une demande exponentielle de dérogations, explique le syndicaliste enseignant. Dans une même commune, on va éviter le collège public du “haut” ou celui du “bas”, là où se concentrent les zones HLM... Pour certaines familles, le privé devient alors l’étape après un refus de dérogation. »

Hormis ces anomalies statistiques, la mesure de l’IPS et sa publicisation confirment donc des tendances lourdes, la part importante du privé dans le système éducatif français, ainsi que son caractère socialement discriminant. Dans une récente interview au journal Le Monde, le ministre de l’éducation Pap Ndiaye s’est pourtant dit « certain » que les établissements privés sous contrat partageaient « cet objectif de mixité scolaire », même s’il fallait peut-être leur en demander « un peu plus ».

Le syndicaliste Clément Peyrottes « n’ose croire » que le ministre ne connaisse pas « déjà tout ça », et croit donc peu à l’effet de dévoilement de ces nouvelles données. « Pourtant, la conséquence, c’est une école publique qui a moins de moyens alors qu’elle scolarise ceux qui ont le plus besoin de l’école. On n’entend pas Pap Ndiaye là-dessus, on nous parle de bien d’autre chose, mais jamais de mettre le paquet sur l’école publique, pourquoi ? »

« Les gouvernements successifs considèrent que le coût politique est trop élevé pour s’attaquer à cette question, répond Julien Grenet. Sauf qu’on commence à voir percer un enjeu majeur, difficile à ignorer dans un univers budgétaire contraint : le privé, ce ne sont pas les parents qui le payent, c’est financé à 73 % par l’État et les collectivités locales. »

De quoi légitimement « s’interroger sur la logique qui consiste à subventionner autant sa propre concurrence sans rien lui demander, hormis le respect des programmes scolaires », poursuit le chercheur. La participation de l’enseignement privé sous contrat à l’effort de scolarisation de tous les enfants reste, politiquement, « un énorme tabou ».

Mathilde Goanec et Donatien Huet


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