La prétendue deuxième vague de gouvernements progressistes est très médiatisée, mais on analyse peu ses caractéristiques profondes, comme le fait qu’elle a bifurqué vers la modération centriste. Mais ce qui n’apparaît pas et reste hors de portée analytique, ce sont les chances réelles de transformation des nouveaux gouvernements progressistes dans un monde en pleine tourmente.
L’ancien vice-président bolivien Álvaro García Linera [de 2006 à 2019, sous la présidence d’Evo Morales] a été l’un des premiers à souligner qu’une deuxième vague progressiste est en train de se produire en Amérique latine, après les changements intervenus depuis 2018 dans les gouvernements du Mexique, de l’Argentine, de la Bolivie, du Pérou, du Honduras, du Chili, de la Colombie et, plus récemment, du Brésil. Selon cette version, il y eut une première vague marquée par le triomphe d’Hugo Chávez en 1999 et s’étendant jusqu’en 2014, date à laquelle s’est produite une « contre-vague » de droite qui a duré jusqu’en 2019.
Bien que les dates semblent quelque peu fantaisistes, parce qu’Andrés Manuel López Obrador (AMLO) devient président en 2018 et que la destitution parlementaire de Dilma Rousseff (2016), certes selon les normes légales en vigueur, mais en fait illégitime, Álvaro García Linera soutient que la deuxième vague est « marquée par un progressisme modéré et sans la présence de leaderships charismatiques » (Nodal, 14-VIII-22).
Certains analystes remettent même en question le concept de vague, comme Paula Giménez et Matías Caciabue du Centro Latinoamericano de Análisis Estratégico, car ce concept ne parvient pas à « démêler le mouvement des forces sociales en conflit dans notre région » et la possibilité de « cristallisation d’un ordre économique et politique dans une période de temps relativement prolongée dans une société donnée ». Pour ces auteurs, il ne suffirait pas de gouverner pour promouvoir des projets émancipateurs à long terme, ce qui est devenu l’un des débats les plus marquants dans la région.
Daniel García Delgado, de Flacso Argentina, affirme que l’Amérique latine « a été placée au centre du conflit entre les deux grandes puissances : les Etats-Unis et la Chine » (Página 12, 26-VI-22). Il estime que le scénario mondial marque une première différence fondamentale avec la première vague, mais que la guerre commerciale entre les deux puissances est une opportunité pour la région.
Cependant, « cette deuxième vague progressiste est menacée par la résistance des élites latino-américaines qui s’accrochent à l’idéologie orthodoxe de l’ajustement, du pouvoir financier et du pouvoir judiciaire ». Cela signifie que « le pouvoir politique démocratique de l’Etat à la tête duquel se trouvent des gouvernements populaires est réduit ».
Dans le même ordre d’idées, Giménez et Caciabue considèrent que la première vague progressiste « n’a pas conduit à la rupture avec notre dépendance et notre manque de diversification économique » et que, maintenant, « l’émergence d’une nouvelle phase du capitalisme au niveau mondial est en train de changer les règles du jeu ». Si l’on ajoute à cela le fait que la lutte entre les Etats-Unis et la Chine se déroule également en Amérique latine, le scénario apparaît extrêmement compliqué pour avancer sur l’un des axes des premiers gouvernements progressistes : l’intégration régionale.
Selon Daniel García Delgado, ce processus est rendu difficile parce que « la région ne dispose pas d’institutions propres consolidées pour tenter de promouvoir le processus d’intégration dans cette situation, comme cela s’est produit au cours des quinze premières années, lorsque, par exemple, il y avait l’Unasur [Union des nations sud-américaines] et le Mercosur élargi ». Entre-temps, poursuit-il, la CELAC (Communauté des Etats d’Amérique latine et des Caraïbes) n’a toujours pas la capacité de projection continentale, tandis que l’Organisation des Etats américains (OEA) et la Banque interaméricaine de développement (BID) ont été repositionnées pendant la période des gouvernements de droite entre les deux vagues.
A ce stade, il ne faut pas oublier que pendant la première vague, l’intégration régionale a mobilisé une grande partie de l’énergie des gouvernements, bien qu’il y ait eu des tendances divergentes comme l’Unasur et l’ALBA (Alternative bolivarienne pour l’Amérique latine et les Caraïbes) promue par le Venezuela de Chávez. C’est pourquoi Daniel García Delgado préconise que la deuxième vague se concentre sur « l’expansion des liens commerciaux intra-régionaux et avec le monde, ce qui peut promouvoir la souveraineté régionale », car la simple exportation de produits de base vers le Nord et l’Asie n’est pas le meilleur scénario pour promouvoir l’intégration, étant donné que les pays se font concurrence pour les mêmes marchés.
Mais le scénario mondial, au-delà des énormes défis qu’il pose, présenterait également de nouvelles opportunités. « Les moments de conflit portant sur le pouvoir mondial et son orientation ont été des moments de liberté accrue, d’opportunités pour les pays de la périphérie comme le nôtre, comme ce fut le cas lors de la Première et de la Deuxième Guerre mondiale », conclut García Delgado.
Un point de vue différent est offert par le politologue argentin Atilio Borón, qui estime que la clé réside dans les mouvements sociaux. Selon lui, le facteur décisif pour que les nouveaux gouvernements progressistes progressent et se consolident dépendra dans une large mesure de « la mobilisation du camp populaire, de son organisation efficace et de sa sensibilisation. Sans cette impulsion venue “d’en bas”, peu de choses peuvent être réalisées » (Cronicón, 8-III-21).
Il est d’accord avec García Linera pour dire que 2018, avec l’arrivée de Lopez Obrador (AMLO) au gouvernement mexicain, marque un tournant qui, néanmoins, aurait beaucoup de difficultés à provoquer le changement en raison de sa proximité et de sa dépendance vis-à-vis des Etats-Unis.
Dans la vision particulière de la gauche incarnée par Borón (il n’était pas loin de bénir l’invasion russe de l’Ukraine, par exemple !), les leaderships charismatiques seraient décisifs, mais, pour le moment, l’une des grandes difficultés est leur absence : « Fidel, source d’inspiration pour tant de luttes, n’est plus là ; Chávez et [Néstor] Kirchner ne sont plus là ; les autres dirigeants sont soit à la retraite, comme [José] Pepe Mujica [Uruguay], soit soumis à la persécution implacable de la justice. »
L’ancien ministre bolivien de la Communication, Manuel Canelas (janvier-octobre 2019), affirme au contraire que le triomphe électoral des forces situées à gauche de la scène politique n’est pas une condition suffisante pour dire que nous sommes face à un cycle progressiste et qu’« il convient de prendre ces données avec prudence et de faire une analyse plus approfondie avant de faire des déclarations idéologiques trop hâtives » (Nueva Sociedad, mai-juin 2022).
Manuel Canelas affirme que « le résultat d’une élection ne détermine pas un cours idéologique prédéterminé et que, en fait, ce cours peut même être très différent de ce que l’on aurait pu attendre au départ ». Bien qu’il fasse référence à des gouvernements tels que celui de Lenin Moreno [mai 2017-mai 2021] en Equateur, qui s’est brusquement écarté de l’héritage de son mentor Rafael Correa [2007-2017], l’affirmation peut être utile pour réfléchir à la situation actuelle.
Et il va plus loin en soulignant qu’il est difficile pour Gabriel Boric [en fonction depuis mars 2022 à la présidence du Chili] ou Alberto Fernández [président de l’Argentine depuis décembre 2019] d’être en phase avec le gouvernement de Nicolás Maduro, mais aussi avec celui de Cuba ou du Nicaragua. Le Vénézuélien a été très dur en critiquant le Chilien comme faisant partie d’une « gauche lâche », ce qui n’a fait qu’approfondir les différences entre l’axe Nicaragua-Cuba-Venezuela et les autres mouvements progressistes.
Enfin, une énorme différence entre la première et la deuxième vague est l’inexistence actuelle de forums et d’espaces communs entre les courants plus modérés ou lulistes [référence à Lula] et les plus radicaux ou chavistes [référence à Chavez], comme il en existait dans les premières années du XXe siècle.
Il est possible que l’arrivée de Lula au palais du Planalto, le 1er janvier 2023, améliore les relations entre les gouvernements de même signe, permette d’avancer dans les projets d’intégration et accélère le processus qui doit conduire la région à parler de sa propre voix sur la scène mondiale. Cependant, il ne faut pas oublier l’un des plus gros problèmes de la première vague : ne pas avoir effectué le bilan des succès et surtout des erreurs, et faire porter à la droite toute la responsabilité de la fin du cycle.
Doutant de l’existence d’un véritable second cycle, Manuel Canelas conclut : « Bien que la gauche puisse compter sur plus de gouvernements que dans le premier cycle, il y a un hiatus croissant entre le gouvernement et l’hégémonie, dans un contexte mondial incertain marqué par une succession de crises et un affaiblissement des imaginaires, des discours et des leaderships des progressistes régionaux, qui cherchent différentes manières de recomposer leurs projets et de trouver de nouveaux récits mobilisateurs ».
Raúl Zibechi
• Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 23 décembre 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre le 24 décembre 2022 :
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