Liêm Hoang-Ngoc  : "Le faible niveau d’investissement justifie que l’on taxe les surprofits"

dimanche 19 février 2023.
 

Maître de conférences à l’université de Paris-1 Panthéon-Sorbonne et auteur du récent « Petit manuel critique des théories économiques » (La Dispute, septembre 2022), Liêm Hoang-Ngoc explique dans une tribune en quoi la théorie économique justifie une taxation des superprofits.

Pour éclairer le débat politique sur le sujet, il n’est pas inutile d’examiner le statut que les théories économiques accordent aux « superprofits ». Loin d’être gazeuse, cette notion apparaît explicitement dans la pensée économique libérale : dans la théorie néoclassique, le superprofit est le profit pur qui subsiste une fois rémunérés les salaires et acquitté les intérêts du capital. Dans le modèle de concurrence pure et parfaite, ce profit pur est nul lorsque l’économie est à l’équilibre, en raison de la concurrence à laquelle se livrent les entrepreneurs. Il apparaît en tant que rente de monopole lorsque la concurrence est imparfaite, ou lorsque se forment des monopoles naturels. Dans ce dernier cas, typique des entreprises de réseaux (transport, énergie…), l’État peut être conduit à réglementer les prix, ou à prendre en charge lui-même la gestion de l’entreprise. La nationalisation ou le blocage du prix de l’énergie et des transports, subventionné par l’État, ne sont donc pas des hérésies économiques du point de vue de la théorie néoclassique elle-même.

Avec l’avènement du capitalisme financier, la pensée dominante s’est amendée pour légitimer le rôle des nouveaux rentiers, les actionnaires, détenteurs des droits de propriété des grandes entreprises monopolistiques cotées sur les marchés. Dans les théories néo-institutionnalistes de l’entreprise, l’actionnaire place ses capitaux dans l’acquisition « d’actifs spécifiques », dont la propriété est d’engendrer une « quasi-rente organisationnelle », rémunérant légitimement le risque pris par les capitalistes. Ces derniers sont sous la menace d’un « hold-up » que les managers ou les salariés sont susceptibles de commettre sur cette quasi-rente. C’est cette menace qu’il faut prévenir, sous peine de voir les capitaux se tourner vers d’autres horizons. Il faut donc éviter de surtaxer profits et superprofits, ainsi que les dividendes qui en émanent, afin de rétribuer suffisamment le risque encouru par les apporteurs de « capitaux spécifiques », source d’innovations et de compétitivité.

L’IMPORTANCE DE TAXER Voilà qui apporterait de l’eau au moulin des lobbyistes de l’Association française des entreprises privées (AFEP) – qui n’ont sans doute pas lu les écrivailleurs de faculté. L’AFEP a non seulement obtenu la transformation de l’impôt de solidarité (ISF) sur la fortune en impôt sur la fortune immobilière (IFI) (excluant la détention d’action de l’assiette de l’impôt sur le patrimoine). Mais elle a aussi obtenu la création d’une flat tax sur les revenus du capital (prélèvement forfaitaire unique à taux réduit excluant dividendes, intérêts et plus-values du barème progressif de l’impôt sur le revenu).

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Mais l’AFEP a également obtenu en 2017 la suppression de l’impôt sur les dividendes, à l’issue d’un intense lobbying auprès du Conseil d’État pour saisir la Cour de Justice européenne, relayé par une requête d’une holding luxembourgeoise auprès du Conseil constitutionnel. L’impôt sur les dividendes avait été créé par les socialistes lors de l’instauration du Crédit d’impôts compétitivité-emploi (CICE), afin de taxer les entreprises qui préféreraient verser des dividendes plutôt que d’investir et créer des emplois. Depuis 2017, la taxation des dividendes est donc interdite et, comme le taux de l’impôt sur les sociétés a été réduit et que les impôts de production sont abaissés, la part du revenu national rémunérant les capitalistes s’est naturellement accrue. Pour autant, surprofits temporaires et quasi-rentes permanentes d’aujourd’hui sont-ils les investissements de demain, et les emplois d’après-demain ? Tel est le cœur du sujet.

« De nos jours, c’est précisément l’atonie de l’investissement dans l’économie réelle qui perdure en France. » Karl Marx écrivait certes que la dynamique du capitalisme dépend des profits réinvestis dans la production et l’exploitation de la force de travail. Mais, ajoutait-il, la possibilité d’une baisse du taux de profit (profit obtenu pour chaque unité de capital investie) dans l’économie réelle, consécutivement à l’utilisation de combinaisons productives plus riches en machines (qui ne créent pas de valeur) au détriment du travail vivant (seul facteur créateur de valeur dans la théorie de la valeur travail), conduit les capitalistes à se tourner vers des placements financiers immédiatement porteurs d’intérêts et de dividendes. Or, comme les revenus financiers ne tombent pas du ciel mais proviennent nécessairement d’un prélèvement sur les richesses réelles créées par le travail, ils finissent eux-mêmes par se tarir en cas d’atonie de l’économie réelle, d’où la récurrence des crises boursières.

De nos jours, malgré un taux de marge record et une fiscalité avantageuse sur le capital, c’est précisément l’atonie de l’investissement dans l’économie réelle qui perdure en France. La part des profits continue de croître. Mais les profits servent aux deux tiers à rémunérer les actionnaires. La part finançant par autofinancement l’investissement se réduit. Lorsque les entreprises s’endettent (le taux d’endettement privé a explosé), c’est moins pour accroître leur stock de capital fixe que pour procéder à des fusions-acquisitions en bourse ou à des rachats d’actions.

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Symétriquement, la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée réduit la propension à consommer de l’économie. Cette tendance s’approfondit avec la non-indexation des salaires sur des prix qui galopent. Comme le montrent les économistes postkeynésiens, cela réduit les débouchés des entreprises et crée un climat morose pour l’investissement. La spécialisation de l’économie française se réduit désormais au luxe, à l’aéronautique et au tourisme. Pour croître, la consommation des classes riches, qui perçoivent les dividendes, peut certes prendre le relais. Mais elle est limitée par leur forte propension à épargner et s’avère, de surcroît, écologiquement irresponsable.

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Dès lors que les actionnaires financent si peu l’investissement « spécifique » permettant d’innover dans l’économie réelle, il n’est pas incongru de taxer dividendes et surprofits pour affecter les ressources prélevées au financement d’investissements publics utiles à la transition écologique et à la remise sur pieds des services publics. La nationalisation des monopoles naturels s’impose afin d’en socialiser les profits au bénéfice de l’intérêt général. Cela permet notamment de réduire le prix de l’énergie et du transport. Enfin, la meilleure manière de réduire la part qui revient à la rente est de relever la part des salaires dans la valeur ajoutée. Dans une stratégie de relocalisation véritablement organisée par l’État, cela contribue à accroître la propension à consommer de l’économie nationale, revaloriser le travail et résorber les pénuries de main-d’œuvre dans les secteurs en tension. Tels sont les quelques enseignements politiques de ce (trop) rapide dialogue théorique.

Par Liêm Hoang Ngoc


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