«  Le mépris du gouvernement est criminel  » (entretien avec Rachel KEKE)

mercredi 22 février 2023.
 

Ancienne leader syndicale des femmes de chambre en lutte, la députée insoumise Rachel Keke est bien placée pour mesurer les iniquités de la réforme des retraites. Mais aussi la distance entre le pouvoir et les classes populaires.

Le calme avant la tempête. Alors que l’Assemblée nationale vibre depuis le début de la semaine au gré des échanges houleux entre les députés et le gouvernement, ce lundi 6 février, quelques heures avant l’entrée du texte dans l’Hémicycle, seuls quelques chuchotements de collégiens bruissent devant les bancs rouges et vides des parlementaires.

Les jeunes viennent de Rungis, au plein cœur de la circonscription de Rachel Keke. Elle s’approche  : «  Alors, ça vous fait quoi de voir l’Assemblée nationale  ?  » On pourrait lui retourner la question. Plus de six mois après s’être installée au fauteuil 616, l’ancienne porte-parole de la grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles fait le bilan.

Elle nous dit qu’en rentrant chez elle, il lui arrive d’être sonnée devant tant d’hypocrisie. De faux engagements. «  Le peuple n’est pas défendu par la majorité  », déplore celle qui est, aujourd’hui, cheffe de file pour La France insoumise sur les questions de pénibilité. En matière de métier difficile, elle en connaît un rayon. Un disque du dos déplacé, une tendinite, des douleurs aux genoux. Un quotidien que vivent de nombreux travailleurs. Et que beaucoup d’élus ignorent.

Lundi soir, alors que l’Assemblée est devenue un chaudron, elle scande devant les soutiens de la réforme  : «  Vous n’avez pas le droit de mettre à genoux les gens qui tiennent la France debout.  » En n’oubliant pas de préciser que la gauche sera dans la rue. Car Rachel Keke a aussi dans son CV quelque chose qui se fait rare  : la lutte victorieuse.

Trouvez-vous que la réforme des retraites présentée par le gouvernement prend en considération la pénibilité  ?

Rachel Keke : On ne peut pas travailler durement jusqu’à 64 ans. Un éboueur qui, chaque jour, tire les poubelles, parfois les soulève, n’en peut déjà plus à 50 ans  ! Ces métiers causent des douleurs au dos, provoquent des tendinites. Tous les métiers pénibles détruisent le corps. Je dois faire entendre la voix de ces travailleurs, moi qui viens de là, parce que la majorité ne tient pas compte de leur quotidien.

Quels liens gardez-vous avec la lutte que vous avez menée  ?

Même députée, je n’oublie pas d’où je suis partie. Je peux me réjouir d’être là où je suis actuellement et du chemin parcouru, mais d’autres continuent de souffrir. Quand je vais sur des piquets de grève, les salariés me disent tous qu’ils sont lessivés. Certains me racontent que leur premier boulot stable était à 30 ans et qu’ils sont inquiets de leur âge de départ à la retraite.

Il y a une souffrance du peuple, dehors. Mais à l’Assemblée, on le méprise.

D’autres me disent que leur maladie professionnelle n’a pas été reconnue. Mais ils n’ont pas le choix. Ils doivent travailler et souffrent pour nourrir leurs enfants et payer leur loyer. Ils n’ont plus de vacances. Plus de vie. C’est le travail, puis la tombe. Alors, quand on les méprise à l’Assemblée nationale, ça me fait vraiment mal.

Comment ce mépris se manifeste-t-il au sein de l’Hémicycle  ?

Quand on veut faire condamner les employeurs qui maltraitent leurs salariés ou ne paient pas leurs heures supplémentaires, les macronistes s’empressent de dire «  non  ». Ils protègent toujours le patron. Et se fichent du salarié, même s’il souffre. Mais, parallèlement à cette position, ils répètent qu’eux aussi viennent des catégories populaires, qu’eux aussi ont passé le balai. Mais alors, pourquoi ne votent-ils pas pour que les choses s’améliorent  ? On me dit que j’exagère. Mais je viens de là  ! Je sais ce que sont ces métiers  !

« Même députée, je n’oublie pas d’où je suis partie. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Justement, pourriez-vous nous raconter votre ancien métier  ? Que faisiez-vous concrètement, quelles étaient les tâches particulièrement pénibles que vous effectuiez  ?

Avant d’être femme de chambre, j’ai été aide à domicile pour personnes âgées. C’était déjà difficile. J’étais obligée de dormir sur place. Le matin, je faisais la toilette. Certaines personnes n’arrivaient pas à marcher, donc je les portais jusqu’à la salle de bains. Ensuite, j’ai travaillé quinze ans comme femme de chambre. C’est là que j’ai eu mon premier accident du travail. J’enlevais les draps et, quand j’ai tiré le lit pour passer l’aspirateur dessous, je me suis blessée. Je me suis bloqué le dos, je ne pouvais plus me redresser. Je me suis couchée sur le lit et les sapeurs-pompiers sont venus me chercher pour m’emmener aux urgences.

En dix-sept ans, je n’ai jamais vu une femme de chambre parvenir à l’âge de 60 ans ou plus. C’est beaucoup trop dur.

Le médecin m’a dit que mon disque intervertébral était déplacé. J’ai été arrêtée quatre mois. C’était très douloureux car je ne dormais pas la nuit, la douleur me réveillait. Je souffre encore aujourd’hui. Puis je me suis fait une tendinite à force de répéter les mêmes gestes. Enfin j’ai eu mal aux genoux, à tel point que je ne pouvais plus marcher pendant un moment. En dix-sept ans, je n’ai jamais vu une femme de chambre parvenir à l’âge de 60 ans ou plus. C’est beaucoup trop dur. Et mal payé. De 2003 à 2017, je n’ai pas gagné plus de 1 000 euros par mois.

Comment pourrait-on valoriser ces métiers essentiels  ?

Il faut d’abord passer par l’étape de la reconnaissance. Notre grève nous a permis d’être reconnues par la direction en tant que femmes de chambre. Avant, les dirigeants confondaient notre métier avec celui de femme de ménage. Ensuite, nous avons obtenu 100 euros de plus par mois. Donc, après la reconnaissance, c’est l’augmentation des salaires.

La question de l’augmentation des salaires est-elle entendue à l’Assemblée  ?

Pas du tout. Quand la Nupes demande une augmentation du Smic pour le faire passer à 1 500 euros, la majorité nous tourne le dos. Alors je pose la question en commission  : «  Qui d’entre vous a déjà gagné 800 euros par mois  ?  » Des élus de la Macronie me répondent  : «  Moi  ! Je suis passé par là  !  » Je leur rétorque  : «  Non, pas par jour  ! Par mois  !  » Il faut se battre pour que les gens vivent mieux. La priorité de la majorité, c’est de protéger les riches et les patrons. Ça me choque. Vraiment, je n’arrive pas à comprendre. Eux aussi, ils ont été élus dans des villes où des gens font des métiers pénibles. Pourtant, ils votent contre.

Si le peuple ne se tait pas, on lui amènera la police pour le bastonner.

Cette hypocrisie m’a tout de suite choquée. Il y a une souffrance du peuple, dehors. Mais ici, on le méprise. Je n’ai pas peur de le dire  : je trouve ça criminel. Moi, je veux être la voix des sans-voix. La majorité voit bien que le peuple n’en veut pas, de cette réforme  ! Pourquoi ses représentants veulent-ils à tout prix l’imposer  ? Jusqu’où vont-ils aller alors que le peuple n’est pas d’accord  ?

Ils sont prêts à l’humilier, à l’écraser. Ils veulent le faire taire. Et s’il ne se tait pas, on lui amènera la police pour le bastonner. Nous qui sommes dans l’Hémicycle, nous sommes élus par des gens qui veulent être défendus. En réalité, le peuple n’est pas défendu. Quand je rentre chez moi, je n’arrive pas à dormir. À quoi ça sert d’élire un député  ? Rachel Keke Politis 1744 « Moi, je veux être la voix des sans-voix. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Le débat à l’Assemblée nationale s’ouvre ce lundi 6 février. Qu’attendez-vous de cette semaine, quelles voix souhaiteriez-vous porter  ?

J’ai accepté d’être la cheffe de file de La France insoumise sur le sujet de la pénibilité au travail dans le cadre de cette réforme des retraites. On a déjà eu trois jours de débats en commission. Le deuxième jour, je me suis emportée. J’ai demandé aux autres députés qui, parmi eux, avait déjà fait 40 chambres à la suite.

Ce qui m’a plu, c’est que, vers la fin des débats, les macronistes eux-mêmes prenaient exemple sur ce que je disais, sur ce que j’avais dit sur la pénibilité. «  Oui, c’est vrai, Mme Keke a raison.  » Mais moi, je vais vous le dire, Mme Keke, elle a toujours raison. Quand je viens pour parler, que je raconte une expérience, je ne raconte pas n’importe quoi  !

Vous avez l’impression d’être impuissante  ?

Il faut toujours se rappeler qu’on n’a pas la majorité. On va tout faire pour que cette réforme ne passe pas. Mais, faute de majorité, c’est trop compliqué. C’est pour ça que la puissance des mobilisations dans la rue est cruciale.

Élisabeth Borne a souligné à plusieurs reprises que le projet de réforme des retraites du gouvernement serait avantageux pour les femmes. Comment avez-vous accueilli cet argumentaire  ?

Il faut dire les choses  : elle n’a pas traversé ce que les autres femmes vivent. La majorité des femmes qui occupent des métiers essentiels sont à temps partiel. Elles auront toutes une retraite précaire. Donc, quand Élisabeth Borne dit ça, elle veut nous endormir. Peut-être même qu’elle le dit parce qu’elle ne sait même plus quoi avancer comme argument. Pourtant, cette réforme des retraites détruit les femmes. Tout le monde n’a pas fait Polytechnique.

Ces travailleuses invisibles sont-elles mobilisées  ?

Elles savent calculer. Elles écoutent, elles regardent la télévision, suivent les débats, se rendent à des réunions. Elles comprennent que cette réforme ne va pas dans le bon sens. Beaucoup vont dans la rue. Mais imaginez ce que signifie gagner 800 euros par mois. C’est dur de faire grève et de se priver d’une journée de salaire  ! Une femme me l’a dit quand j’étais en circonscription. «  Ils vont me couper de l’argent sur mon salaire, alors déjà que je n’en gagne pas assez…  » C’est vrai  ! Elles n’ont pas le choix. Elles doivent travailler.

Organiser une importante journée de mobilisation un samedi, le 11 février, permettra-t-il de faciliter leur participation  ?

Moi je le dis souvent  : manifester, faire la grève, c’est le point fort du peuple. Parce que c’est comme ça que le patron comprend, et c’est comme ça que le gouvernement peut comprendre. Parce que si tu ne dis rien, personne ne va rien te donner. Donc la manifestation de samedi, la plupart des travailleuses qui ne bossent pas ce jour-là sont obligées de venir. Il faut qu’elles sortent dans la rue. Le week-end, si elles ne travaillent pas, pourquoi ne pas aller manifester  ? Il faut y aller, moi je le dis clairement, il faut sortir massivement manifester.

Manifester, faire la grève, c’est le point fort du peuple.

Votre lutte chez Accor a été victorieuse. Comment gagner contre Élisabeth Borne  ?

Je pense que c’est par des actions. Pour que le gouvernement cède, il faut que le peuple fasse des actions. Pas casser, hein  ! Nous, par exemple, on partait faire des actions dans les hôtels, on mettait des confettis partout. Contre la réforme des retraites, les confettis, ça ne sert à rien.

Il faut bloquer les transports. Il faut qu’il n’y ait aucun métro, même pas un sur deux, non  ! Zéro  ! Toutes les stations essence fermées. Ça, ce sont des actions  ! Si on fait ça pendant trois jours, que rien ne fonctionne, ni les trains, ni les bus, ni les écoles, je vous jure  : ils vont reculer. Pourquoi  ? Parce que ça tue l’économie. L’argent ne rentre pas. Et quand l’argent ne rentre pas, c’est un coup dur pour l’État.

Avec l’appui de la CGT, vous avez obtenu gain de cause sur la quasi-totalité de vos revendications face au groupe Accor. Quelle était votre stratégie avec les syndicats  ?

Nous, au départ, quand on a commencé notre grève, le groupe Accor nous disait  : «  On ne vous connaît pas, vous n’êtes pas nos salariées.  » Pourtant, nous travaillions dans les bâtiments du groupe Accor, qui employait la sous-­traitance et était le donneur d’ordre. Mais pourquoi les dirigeants ont cédé  ? Pourquoi ils sont venus à la table des négociations  ? C’est grâce à nos actions et à la CGT HPE [hôtels de prestige et économique, NDLR], qui était derrière nous. On leur a fait une misère pas possible. Donc, là, ils ont voulu négocier. Il fallait les voir le jour de la négociation, on aurait dit des enfants. Et qu’est-ce qu’ils faisaient ce jour-là  ? Ils nous demandaient pardon, d’arrêter nos actions dans les hôtels parce que ça leur faisait perdre de l’argent. Et quand l’argent s’envole, ils ne supportent pas.

Rachel Keke Politis 1744 « Moi je pense qu’il faut porter une société avec moins de travail, et plus de salaire, surtout dans les métiers pénibles. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Quand vous entendez Gérald Darmanin dire que la gauche défend une «  société sans effort  », qu’avez-vous envie de lui répondre  ?

Gérald Darmanin, comme d’autres, fait de la politique, il essaie d’endormir les Français. Mais ceux-ci ne sont plus dupes. Cette époque-là est terminée. Tout le monde comprend leur politique et tout le monde sait comment ils fonctionnent. Donc Gérald Darmanin est libre de dire ce qu’il a envie de dire. Mais ses mots retranscrivent une peur, celle d’une opposition forte – la Nupes – qui l’affronte.

À vos yeux, le Rassemblement national, qui se revendique comme étant un défenseur des catégories populaires, ne représente pas une «  opposition forte  »  ?

Ce que je remarque, c’est que le Rassemblement national est souvent avec le gouvernement. J’observe une forme d’alliance entre les deux. Le RN a voté, avec les macronistes, contre notre proposition d’augmenter le Smic à 1 500 euros. Donc, devant la télé, c’est «  les Français, l’immigration, l’immigration  », mais dans l’Hémicycle, quand il s’agit de se pencher sur une amélioration des salaires et des conditions de vie des Français, là, ils refusent. Il faut que les gens comprennent ça. Il est faux de dire que le RN serait une opposition forte.

Quel discours voudriez-vous que la gauche porte sur le travail  ?

Moi je pense qu’il faut porter une société avec moins de travail, et plus de salaire, surtout dans les métiers pénibles. Il faut qu’il y ait un vrai discours sur les travailleurs. Pas qu’on en parle seulement pendant cinq minutes et que l’on passe à autre chose. Il faut qu’il y ait un vrai discours pour qu’on puisse protéger les travailleurs. Je pense que la gauche doit prendre ce sujet au sérieux. Protéger ces travailleurs doit être l’objet d’une force commune. Nous sommes déterminés à faire reculer le gouvernement  !


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