Grèves et manifestations en France : « Que faire entre deux manifs ? Mettre la France à l’arrêt ? Le social fait la politique »

lundi 27 février 2023.
 

Depuis la mi-janvier 2023, plusieurs journées de grèves et de manifestations ont rassemblé des millions de personnes. Le mouvement se poursuit ; en perspective, des grèves reconductibles dans plusieurs secteurs, une grève générale en mars.

A l’animation, depuis des semaines, une intersyndicale nationale qui réunit CFDT, CGT, FO, CGC, CFTC, UNSA, Solidaires et FSU[1] ; une intersyndicale non révolutionnaire, avec une forte composante adepte du « dialogue social ». C’est le projet de loi gouvernemental à propos des retraites qui motive cette unité d’action syndicale rarement connue.

Le projet de loi du gouvernement et du patronat

Depuis 30 ans, les attaques contre les retraites sont nombreuses : 1993, 1995, 2003, 2007, 2010, 2013, 2018, 2019, 2023. Les objectifs communs : nous faire travailler plus, nous faire gagner moins, détruire un système de retraite qui, s’il n’est pas parfait à nos yeux, n’en est pas moins vécu par la bourgeoisie comme une anomalie au sein du système capitaliste. On retrouve les mêmes outils de casse sociale au fil des années : calcul de la pension effectuée sur un plus grand nombre d’années de salaire [et non pas sur les meilleures années, en fin de carrière], allongement de la durée de cotisations nécessaire pour une retraite à taux plein, décote [réduction du montant par trimestre manquant], report de l’âge légal, suppression de régimes plus avantageux que le régime général [« régimes spéciaux » de retraite dans certains secteurs comme la SNCF, EDF, ayant une longue histoire – réd.], dépossession du contrôle des travailleurs et travailleuses de leurs caisses de retraite au profit de l’Etat [voir plus bas], etc. Pour ce qui est de la situation actuelle, de nombreuses publications ont décortiqué le projet de loi. On peut résumer les enjeux ainsi :

• Report de l’âge légal de départ en retraite à 64 ans. Alors qu’il y a 40 ans, l’âge légal avait été ramené de 65 à 60 ans, les contre-réformes successives risquent d’aboutir à un recul d’un demi-siècle en matière sociale.<

• Allongement de la durée de cotisations nécessaire pour bénéficier d’une retraite à taux plein : 43 annuités. C’est l’autre paramètre déterminant, car il ne suffit pas d’avoir 64 ans, il faudra avoir travaillé sans discontinuité toute sa vie. Impossible si on tient compte de possibles années d’études, de la précarité des contrats, des boulots non déclarés qui se généralisent et ne donnent pas lieu à cotisations sociales [sans parler de la politique des primes qui n’incluent aucune cotisation sociale et vont servir de substitut aux augmentations de salaire – réd.], etc.

• Maintien, voire aggravation, des inégalités femmes/hommes. Maintien, voire aggravation, des inégalités sociales, les personnes les plus aisées pouvant avoir recours à des systèmes de retraite complémentaire.

• Suppression des quelques régimes de retraite plus favorables que le système général qui existent encore : industries électriques et gazières, RATP, Banque de France. Un de ces régimes emblématiques était celui des cheminots et cheminots (SNCF), sa fin a déjà été programmée par une loi de 2018.

La fin des régimes spéciaux, vraiment ?

En France, ce sont l’Assemblée nationale et le Sénat qui décident les lois s’appliquant à la population. A toute la population ? Non ! Pas forcément à celles et ceux qui les imposent aux autres ! Ainsi, les sénateurs et sénatrices touchent environ 2190 euros net de retraite après… un seul mandat de 6 ans. Les services du Sénat estiment la retraite moyenne de ces piliers de la République (!) à 3856 euros net. « Notre cotisation est égale à environ 15% de notre indemnité parlementaire », tentent de justifier sénateurs et sénatrices. Certes, mais la réalité est qu’il leur reste une indemnité nette mensuelle de 5569 euros… qui s’ajoute, le plus souvent, à d’autres rémunérations. De l’Assemblée nationale, nombre de député·es donnent des leçons au Sénat : « nous avons réformé notre régime, il vous faut faire pareil ». Mais ces représentantes et représentants de la République oublient de donner les détails de leur « réforme » : un·e député·e qui a fait un mandat de cinq ans touche, à ses 62 ans, 684,38 euros net de pension mensuelle, précise le site de l’Assemblée nationale. Au bout de deux mandats, il bénéficie donc d’une retraite de 1368 euros net, soit l’équivalent de ce à quoi peut prétendre le reste salarié·e·s enregistrés par la statistique (organisme officiel) qui indique que la retraite moyenne s’établit actuellement à 1400 euros net.

Cibler les « élu·es de la République » peut être taxé de populisme, voire de faire le lit de l’extrême droite. On objectera toutefois que la dite extrême droite bénéficie allègrement des avantages du système de démocratie dite représentative, à travers ses député·es, tant à l’Assemblée nationale qu’au Parlement européen. Il n’y a aucune raison de ne pas assumer cette critique de l’enrichissement et de l’hypocrisie de celles et ceux qui, du Parlement, dictent leurs lois. L’affaire des retraites des parlementaires est une manifestation de la haine de classe, du mépris de classe. C’est ceci qu’il faut mettre en avant ! Non seulement, la minorité d’exploiteurs et leurs serviteurs se goinfrent toujours plus mais en plus ils et elles nous méprisent au plus haut point. Ils et elles pérorent à propos de travailleurs et travailleuses qui arrivent à la retraite après plus de quatre décennies d’exploitation, de fatigue, d’usure, de salaire de misère, mais empochent une retraite équivalente à la nôtre après un ou deux mandats pour lesquels… on leur a juste demandé de nous représenter.

De très grosses manifestations

L’intersyndicale nationale a appelé à plusieurs journées de grèves et manifestations : 19 janvier, 31 janvier, 7 février, 11 février, 16 février. Passons par-dessus la bataille des chiffres qui oppose traditionnellement, services de police, syndicats et médias à propos du nombre de manifestants et manifestantes. Quelle que soit la référence prise, la participation est exceptionnelle, jamais connue depuis des années. C’est le cas dans les métropoles, mais aussi dans une multitude de villes, partout en France. On retrouve là une caractéristique du mouvement des Gilets jaunes : un ancrage local fort, dans toutes les régions. Ainsi, le 31 janvier, le nombre de manifestant·es à Tarbes, ramené à l’échelle de Paris, aurait représenté 6 millions de personnes ; il y avait 5200 personnes dans les rues de Saint-Gaudens [département de Haute-Garonne, Occitanie], ville de 11 500 habitant·es. On pourrait multiplier les exemples. Au total, un million, deux millions, deux millions et demi, là n’est plus l’essentiel. Les manifestations sont d’une ampleur non égalée depuis très longtemps. Personne ne le nie.

Mais que faire entre deux manifestations ?

C’est la question que se posent, sincèrement, nombre d’équipes militantes. D’où la série de manifestations de soirée, dites « retraites aux flambeaux » ; d’où les discussions et parfois initiatives à propos de caisses de grève[2] ; d’où des « A.G. » de villes qui réunissent les militantes et militants de diverses organisations. Une succession de manifestations ne suffira pas à gagner. Parce que cela ne bloque pas l’économie mais aussi parce qu’elles rassemblent les personnes déjà mobilisées, à des degrés divers.

Or, faire pencher le rapport de forces en notre faveur suppose de gagner celles et ceux qui, aujourd’hui, n’ont pas rejoint le mouvement collectif de protestation : les salarié·es d’entreprises où la grève n’est pas encore à l’ordre du jour, celles et ceux qui sont dans des secteurs où ils et elles pensent ne « pas pouvoir » faire grève ; là où il y a besoin de sentir le soutien concret des équipes syndicales de la grosse boîte d’à côté, parfois sur le même site (sous-traitance), besoin de compter sur les échanges avec les équipes syndicales du coin et leur présence. Les distributions de tracts et discussions qu’organisent les Unions locales/départementales CGT, Solidaires ou d’autres sont essentielles pour construire une grève nationale interprofessionnelle.

Dans « Comment s’occuper entre deux dates de mobilisation ? », Baptiste développe fort pertinemment ce sujet dans ce même numéro de Révolution prolétarienne du mois de mars. On y ajoutera que le soutien aux grèves déjà existantes est une évidence. En Ile-de-France par exemple, des dizaines de travailleurs de filiales de La Poste (Chronopost, à Alfortville dans le Val-de-Marne ; DPD au Coudray Montceaux, en Essonne) sont en grève depuis plus de quinze mois. Ils sont présents à toutes les manifestations parisiennes depuis le 19 janvier ; à l’inverse, trop peu d’équipes syndicales sont présentes à leurs manifestations, et leurs piquets de grève les invitent dans leur propre entreprise, ou aux portes de celle-ci, pour populariser la grève. Quinze mois de lutte, c’est peu courant. Mais dans toutes les régions il y a des grèves sur lesquelles il faut s’appuyer et qu’il faut appuyer !

Mettre en avant le délai entre deux dates nationales est aussi un thème récurrent pour certains courants politiques, qui veulent surtout attirer par des discours et écrits mimant la radicalité. Cela tourne souvent autour de « c’est dès maintenant qu’il faut appeler à la grève générale », « n’attendons pas l’intersyndicale ». Mais justement, que fait l’intersyndicale ? Eh bien, depuis le 12 février, l’intersyndicale appelle « les travailleurs et les travailleuses, les jeunes et les retraité·es à durcir le mouvement en mettant la France à l’arrêt dans tous les secteurs le 7 mars prochain. L’intersyndicale se saisira du 8 mars, journée internationale de luttes pour les droits des femmes pour mettre en évidence l’injustice sociale majeure de cette réforme envers les femmes. » Que demander de plus à une intersyndicale rassemblant CFDT, CGT, FO, CGC, CFTC, UNSA, Solidaires et FSU ? Alors que l’unité d’action syndicale est un élément déterminant pour la participation de beaucoup de salarié·es, quel intérêt de dépenser temps et énergie à critiquer une intersyndicale qui propose une telle perspective pour début mars ? Mieux vaut en faire un point d’appui ; comme dans les secteurs professionnels où, par exemple à la SNCF, SUD-Rail et CGT maintiennent le cadre intersyndical avec UNSA et CFDT, sans que cela empêche leur appel à la grève reconductible à compter du 7 mars.

« Durcir le mouvement en mettant la France à l’arrêt dans tous les secteurs »

La question de la grève reconductible est en débat dans plusieurs collectifs syndicaux. Elle est présente largement au-delà des cercles qui se contentent de la réclamer sans jamais l’organiser[3]. Mais justement, c’est bien de l’organiser qu’il s’agit. Certes, l’intersyndicale nationale n’est pas unanime sur le sujet. Mais plusieurs organisations sont sur cette position et c’est une avancée indiscutable par rapport à ce qu’on a connu dans le passé, lors de mouvements sociaux similaires. Il faut s’appuyer sur l’unité intersyndicale de refus de la contre-réforme et mettre en avant les appels à la grève, « reconductible », « partout où c’est possible », « généralisée », de plusieurs organisations nationales interprofessionnelles. D’autant plus que, dès le 11 février, CGT, UNSA, FO, CGC, Solidaires ont appelé à la grève reconductible à la RATP, à compter du 7 mars ; comme CGT et SUD-Rail dans le secteur ferroviaire ; et la CGT pour la collecte des déchets et ordures ménagères ; les appels sectoriels du même type commencent à s’additionner[4]. L’intersyndicale de l’éducation (FSU, UNSA, FO, CFDT, CGT, CGT, SNALC, SUD) appelle à ce que le 7 mars « les grèves massives permettent de fermer totalement les écoles, collèges, lycées et services ». Dans l’Enseignement supérieur et la recherche, toutes les organisations syndicales appellent pour le 7 mars « à ce que les grèves massives conduisent à fermer totalement les établissements universitaires et les organismes de recherche. L’intersyndicale appelle les personnels à se mobiliser en masse le 8 mars. »

En 2019, beaucoup ont restreint leur grève aux journées nationales d’action, et dans une bonne partie du secteur privé (et pas seulement), il n’y a même pas eu de vraie tentative de faire grève. Il faut dépasser cela, sans perdre de temps en discussion sur « la grève par procuration », sans organiser celle-ci comme le font celles et ceux qui annoncent des caisses de grève plutôt que d’organiser la grève. Au contraire, depuis qu’a été rendue publique la perspective du 7 mars et compte tenu du climat général, des équipes syndicales consacrent leur temps exclusivement à la construction de la grève : dans leur établissement tout d’abord et aussi autour, dans le cadre interprofessionnel local. « On arrête tout, le boulot autant que possible (grève, heures de délégation, repos, …), les réunions d’instances, et on organise des AG, des tractages ciblés, des réunions d’information, des caisses de grève, on prend le temps de faire le tour des syndicats des boîtes à proximité en proposant de l’aide éventuellement et de se coordonner avec les syndicats du même secteur professionnel. Les outils syndicaux (fédérations, unions départementales et locales) servent à cela, les contacts horizontaux les font vivre[5]. » Si on veut une grève générale, on ne peut pas se limiter à son entreprise ni à son secteur professionnel. Les liens interprofessionnels locaux sont indispensables pour gagner.

Mais c’est aussi le long terme qui se joue ici : les périodes comme celles que nous vivons depuis janvier amènent du monde nouveau au syndicalisme, les contacts sont très nombreux, les adhésions augmentent… Il faut structurer tout cela, créer ou redynamiser les Unions locales interprofessionnelles ; là encore, on peut citer ce qui est fait par diverses équipes militantes : casser la croûte ensemble, avant ou après les manifs ; établir un calendrier de diffusions de tracts vers quelques entreprises choisies ; formaliser des désignations de représentant·es de section syndicale ; renforcer les permanences syndicales interprofessionnelles… Bref, faire en sorte d’être, à l’avenir, plus efficace et donc plus utile aux travailleurs et travailleuses pour défendre leurs revendications immédiates et créer les conditions de l’émancipation sociale.

Construire la grève, ça signifie multiplier les discussions sur le lieu de travail. C’est à partir de cela que peuvent exister des assemblées générales rassemblant les travailleuses et travailleurs d’un même site, là où se retrouvent les collègues de chaque jour. Faire émerger la parole de chacune et chacun est essentiel ; ça suppose que les salarié·es soient en confiance pour s’exprimer. Les « AG » organisées dans des périmètres trop importants n’installent pas la démocratie dans la grève.

Des retraites à la lutte anticapitaliste

Le sujet des retraites illustre comment lier défense des revendications immédiates et alternatives au système capitaliste. L’immédiat, c’est le refus de la contre-réforme. Il est juste de dénoncer le recul de l’âge légal de départ en retraite, de refuser l’accroissement du nombre d’annuités pour avoir une retraite à taux plein, de revendiquer une vraie prise en compte des pénibilités, de réclamer des mesures instituant l’égalité entre les femmes et les hommes, etc. Rapidement, tout ceci renvoie au partage des richesses ; bien des pancartes, slogans, banderoles, affiches, tracts, mettent en exergue les centaines de milliards des actionnaires, la fraude fiscale, etc. De là deux questions : « Qui crée ces richesses ? » et « Comment sont-elles réparties ? » ; on en arrive à : « Celles et ceux qui les produisent par leur travail ne disposent que d’une petite part » tandis que : « Elles sont accaparées par les actionnaires, les patrons, c’est-à-dire celles et ceux qui ne les produisent pas ». Il ne s’agit pas de dire que les scandaleux profits capitalistes doivent financer nos retraites, puisque ce sont nos cotisations qui le font, ce qui signifie que nous devrions les gérer nous-mêmes, sans les patrons, sans l’Etat. Mais globalement, les capitalistes nous coûtent cher ! Cela renforce la crédibilité de recherche d’alternatives.

Le montant des retraites est un autre exemple. Le scandale des pensions de misère est largement dénoncé, de même que la fausse promesse de revalorisation liée à la contre-réforme. A juste raison. D’autres questions surgissent aisément : « La bataille pour que le montant de la retraite soit indexé sur les meilleurs salaires touchés précédemment est bien compréhensible ; mais une fois en retraite, qu’est-ce qui justifie les différences de “rémunération” puisque tout le monde fait alors le même travail (ou, plus exactement, n’en fait pas quand on prend celui-ci dans sa définition liée au salariat ?) » Bien sûr, cela permet de revenir sur la notion de « salaire différé », et donc sur le scandale de l’étatisation du système de retraite, la confiscation par l’Etat d’une part de la rémunération de notre travail. Mais il ne faut pas pousser beaucoup pour que cette problématique des différences entre les niveaux de pensions de retraite ramène à la discussion sur le fondement réel de la hiérarchie des salaires.

Dans les manifestations, nombreux sont les slogans dénonçant la nature du travail subordonné, ceux soulignant la perte de sens au travail, le décalage entre cette contre-réforme et les enjeux sociaux et écologiques, le rôle que jouent les personnes retraitées dans la société… Un récent numéro de Cerises la coopérative interrogeait : « N’y a-t-il pas dans ces expressions multiples bien plus que le seul rejet de l’allongement d’un temps de travail qu’il faut caractériser comme subordonné ? N’y a-t-il pas déjà l’expression implicite du rejet du rôle des actionnaires, celui de la seule valorisation économique à travers le marché, et finalement le refus de considérer comme seul travail utile l’activité valorisant le capital ? Parmi les conditions permettant de penser la victoire du mouvement et le recul du gouvernement, l’explicitation de tous ces éléments implicitement ou explicitement contenus dans les mobilisations et les expressions n’en est-elle pas l’une des plus importantes ? […] n’est-il pas urgent et possible de prolonger l’état d’esprit visiblement d’une majorité de femmes et d’hommes, en explorant ensemble d’autres perspectives, d’autres échanges sur le travail et l’activité, sur l’urgence de se dégager de la seule valorisation du capital, de discuter de la sortie de la subordination, de l’urgence d’en finir avec les actionnaires et leur toute-puissance, de revenir sur la différence entre cotisations et impôts, sur le salaire socialisé, sur l’organisation et la maîtrise de l’ensemble de ses temps de vie, etc. »

« La Sécu, elle est à nous » crie-t-on dans les manifestations. Reconnaissons qu’on nous l’a volée depuis bien longtemps. Si tant est que ce fut le cas dans le passé, qui pense aujourd’hui que la Sécu, donc la retraite mais pas seulement la retraite, est gérée par celles et ceux qui, par leurs cotisations, la font exister, c’est-à-dire les travailleurs et les travailleuses ? Pourtant, quoi de plus simple à concevoir ? Le rapport présenté par Henri Raynaud au Comité confédéral national de la CGT, en janvier 1947 [6], insistait sur trois enjeux : une caisse unique, un taux unique de cotisation interprofessionnelle, la gestion ouvrière sans patrons et sans tutelle étatique. Les moments de luttes sont des moments où la prise de conscience de l’exploitation, des oppressions, s’accélère. Il est d’autant plus important de mettre en avant des revendications faisant apparaître au grand jour les contradictions du système capitaliste, son incapacité à se réformer au point de satisfaire les besoins collectifs et de garantir l’avenir de la planète. Quelques discussions entre grévistes, quelques débats en assemblées générales suffisent pour faire émerger ces réflexions et bien d’autres. Partant de là, il est plus facile de faire partager l’idée que l’avenir des retraites ne dépend pas de questions techniques, mais qu’il est lié à la remise en cause du système capitaliste.

Le social fait la politique

Autre leçon de la période : comme lors de chaque moment de fortes luttes collectives de notre classe sociale, l’extrême droite n’est plus du tout au centre des discussions. Organiser la lutte de classes, dans les faits, est bien le meilleur moyen de la faire reculer. D’où les tentatives du Rassemblement national de revenir dans le paysage médiatique avec la motion de censure à l’Assemblée nationale. Quant à la gauche, elle court derrière le mouvement ; ses leaders reprennent les mots d’ordre syndicaux à leur compte, mais tout le monde sait que ce n’est pas eux qui ont permis au mouvement actuel et à ses perspectives d’exister. Mais laissons-les fêter la grande victoire parlementaire de non-adoption de l’article 2 de la loi, c’est-à-dire le retrait de l’index-senior… dont tout le monde se contrefiche !

Il faut insister : le syndicalisme est politique, il n’a pas à se mettre au service de fractions partidaires et/ou philosophiques, respectables par ailleurs. Le syndicalisme rassemble celles et ceux qui décident de s’organiser ensemble sur la seule base de l’appartenance à la même classe sociale. Ensemble, ils et elles agissent alors pour défendre leurs revendications immédiates et travailler à une transformation radicale de la société. L’oppression liée au système capitaliste, oppression économique issue des rapports de production et du droit de propriété, est commune à toutes celles et tous ceux « d’en bas ». C’est là que se joue l’affrontement de classes. Ça n’empêche pas, bien au contraire, de considérer qu’il y a d’autres formes d’oppressions, qu’il ne s’agit pas de hiérarchiser, ni entre elles, ni vis-à-vis de l’oppression économique. Les luttes contre les oppressions et pour l’égalité, la liberté, etc., font aussi de la politique. La répartition des rôles qui veut que le parti s’occupe de politique et le syndicalisme du social est une impasse. Les syndicats sont, ou du moins devraient être, l’outil d’organisation autonome de la classe ouvrière.

De la lutte anticapitaliste et féministe aux retraites La contre-réforme attaque notre classe sociale. Elle sert les intérêts du patronat et des actionnaires. A peu près tout le monde l’a compris. Inutile de perdre trop de temps et d’énergie à en discuter les détails. C’est de projet de société dont il s’agit. Pour beaucoup de jeunes, « la retraite, c’est loin », certain·es disent « la retraite, on n’en aura pas ». Mais ce qu’ils et elles comprennent, c’est qu’après la retraite, pourquoi pas l’assurance maladie ? Et puis les congés payés ? Et puis le contrat de travail ? Et puis le salaire ?

Il faut faire le lien entre les revendications les plus locales qui traînent depuis des mois ou des années, le refus de la contre-réforme sur les retraites et la possibilité d’un autre futur. Si février est marqué par les vacances scolaires et étudiantes, la large participation de jeunes aux manifestations interprofessionnelles, mais aussi quelques actions au sein même de lycées et d’universités sont à noter. A propos de la jeunesse, il est remarquable que le président de la République préfère différer ce qui est une de ses marottes depuis des années. En janvier déjà, Macron voulait annoncer la « généralisation » du Service national universel (SNU). Il a reculé. Aujourd’hui, la presse parle de mars ; la secrétaire d’Etat en charge du dossier évoque une décision en juin. Le gouvernement n’abandonne pas son projet militariste d’asservissement de la jeunesse [7]. Mais, compte tenu de la mobilisation des jeunes, dans le cadre du mouvement contre le projet de loi sur la retraite et aussi pour l’amélioration de leurs conditions d’études et de vie, il craint que cette annonce de généralisation et/ou obligation du Service national universel soit l’élément déclencheur d’un mouvement de contestation encore plus fort !

Un début de grève reconductible le 7 mars obère-t-il la journée internationale pour les droits des femmes du 8 mars ? Au contraire, cela doit permettre de resituer clairement cette journée, mais plus globalement les luttes féministes, dans un cadre anticapitaliste, en lien avec la lutte des classes. Ce ne sera pas « naturel » y compris dans les milieux syndicaux ; mais c’est un enjeu important que de rendre très visible ces liens, de ne pas considérer comme secondaires les différents systèmes d’oppression, dont le patriarcat, mais au contraire d’inscrire les luttes s’y opposant dans celle pour l’émancipation totale. Là encore, l’exemple est donné par les collectifs militants qui, dès maintenant, organisent des tournées et permanences syndicales dans les secteurs les plus féminisées. D’un point de vue historique, rappelons que, si à l’origine de la grève de novembre/décembre 1995 en France il y eut les sections syndicales qui lancèrent assemblées générales et grève reconductible le 24 novembre, le lendemain se tint une très grande manifestation féministe, pour les droits des femmes, leurs revendications, leurs libertés.

Que 2023 prospère sur 1995 !

Cela fait un quart de siècle que la grève de 1995 est la référence, ressortie à l’orée de chaque mouvement social espéré d’ampleur. Elle fut importante à plus d’un égard, mais prenons garde de ne pas la transformer en mythe qui, finalement, effraierait les plus jeunes, persuadé·es de ne pas pouvoir faire « aussi bien ». La grève de 2023 appartient à celles et ceux qui vont la faire !

Christian Mahieux

Publié sur A l’Encontre le 21 février 2023 :


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