Les enchaînements qui, dans les années 30, ont conduit brutalement le monde de l’euphorie économique qui devait ouvrir un avenir de prospérité et de paix à l’effondrement, puis à la dépression, au recul profond de toute la société, pour déboucher sur la barbarie d’un nouvel affrontement mondial, moins de 25 ans après le premier, donnent l’apparence d’une logique implacable et irrationnelle s’imposant à la volonté des hommes, impuissants à la conjurer. Ce mythe de la catastrophe que l’on ne pourrait pas plus comprendre que prévenir est une vision fataliste qui vise à dominer les consciences, à l’opposé de la compréhension qui arme la révolte et la conscience pour agir.
La crise des années 30 est le produit d’un emballement irrationnel du capitalisme, excès impossible à maîtriser, qui résulte de sa nature même, de la barbarie qu’impose quotidiennement la dépossession de millions d’homme des fruits de leur travail par la minorité des possédants.
La Bourse est le symbole même de cette folle logique qui échappe aux hommes et les domine, et c’est sans doute ce qui explique que le krach boursier de 1929 aux Etats-Unis, baptisé " jeudi noir ", est souvent présenté comme étant à l’origine de l’effondrement de l’économie mondiale, de la dépression et du profond recul de la société qui a suivi. Le krach ne fut en réalité que le révélateur de causes bien plus profondes, de la violence que la propriété privée impose au travail social de millions d’hommes, et de la folie des rapports qui en découlent.
L’effondrement boursier survint à l’issue d’une période euphorique de croissance, marquée par la confiance dans l’avenir. Au lendemain de la guerre, épargnée par les destructions, l’économie américaine renforcée avait réalisé un prodigieux bond en avant. Les progrès techniques avaient conduit à une modernisation de la production et de toute la société. Les progrès croissants de la production de masse, le développement de l’automobile, de la radio, des moyens modernes de communication, qui commençaient à devenir à la portée de tous, tout laissait croire à un avenir prospère et pacifique.
" Paix et progrès ", le drapeau dont se parait l’agressivité conquérante de l’impérialisme américain face à ses rivaux exsangues
La bourgeoisie américaine et ses représentants se vantaient de ce progrès, qui devait apporter à tous le bien-être, non seulement à la population américaine elle-même, mais au monde entier. Victorieuse de la guerre, elle inondait de ses dollars les économies de ses rivales européennes ruinées et orchestrait le redémarrage économique de l’Europe ravagée par la guerre. La bourgeoisie américaine incarnait le pacifisme, le début d’une ère nouvelle basée sur la prospérité économique qui devait mettre fin pour toujours à la barbarie guerrière des vieilles bourgeoisies européennes. Les agents principaux de cette illusion réformiste étaient alors les partis sociaux-démocrates européens, qui, après avoir servi les buts guerriers de leur bourgeoisie, tentaient de se refaire une virginité et de redonner du crédit à la démocratie bourgeoise en devenant les valets du nouvel impérialisme dominant.
Le " pacifisme " des USA n’était que l’expression du nouveau rapport de forces issu de la guerre, les Etats-Unis imposant leur loi au monde entier non par le militarisme et la guerre mais par l’arme bien plus efficace de leurs capitaux. Les appétits conquérants de la bourgeoisie américaine étaient d’autant plus aiguisés que le bond en avant de son économie, dès 1923, dépassait les limites du marché intérieur et se heurtait déjà au besoin impérieux de débouchés extérieurs. Enrichie par la guerre, à la tête d’une machine économique devenue la plus puissante du monde, qui devançait largement celle de ses rivales anglaise, française et allemande réunies, elle voyait s’offrir à elle un monde à conquérir. Elle devint la créancière du monde, s’ouvrant par ses dollars le marché des Etats européens ruinés, et commençant à disputer aux vieilles puissances coloniales et à la plus puissante d’entre elle, l’Angleterre, l’influence sur les chasses gardées de leur immense empire colonial.
L’illusion et le mensonge d’une croissance sans limite qui profiterait à tous
Le dollar forçait toutes les portes. C’était l’euphorie du libéralisme, de la libre entreprise. Enivrées par les perspectives de profit, que rendait possible l’afflux des dollars qui irriguaient le système financier mondial, les bourgeoisies se lançaient à corps perdu dans la production et anticipaient l’espoir de profits toujours croissants dans une fuite en avant spéculative. Dans les pays industrialisés où les bourgeoisies, avec l’aide américaine, avaient réussi à stabiliser leur économie, mais où le chômage restait encore important et les salaires très bas, la croissance avait repris, grâce aux prêts et au crédit américains illimités, utilisés tout autant à investir qu’à spéculer. La croissance et la flambée des profits reposaient sur le crédit. Jusqu’à ce que cette fuite en avant aveugle trouve ses limites.
Les revenus des masses ouvrières dont l’exploitation nourrissait les profits, ne suivaient pas. Alors que les profits des entreprises américaines avaient augmenté de 62 % en dix ans, les salaires n’avaient progressé que de 17 %. La consommation des masses ne pouvait absorber la croissance illimitée de la production.
Brusquement, la tendance s’inversa. Les ventes ralentissant et s’essoufflant, l’inquiétude succéda à l’euphorie jusqu’à atteindre la panique à la Bourse de New-York, Wall Street, le " jeudi noir " d’octobre 29.
L’avidité du libéralisme américain se heurte aux barrières protectionnistes des vieux Etats européens défendant leurs chasses gardées
L’effondrement des actions entraîna des faillites bancaires et comme toute l’économie fonctionnait à crédit, les investissements se ralentirent puis chutèrent. Elle sombra dans la récession. Ce sont les masses salariées et les paysans qui payèrent le prix de l’effondrement par des vagues de licenciements, des millions d’ouvriers devenus chômeurs étaient jetés sur les routes, réduits à la misère et la mendicité, dans le même temps où on détruisait en masse les richesses produites invendues qui ne réalisaient plus les profits escomptés. Le recul de la production provoquait de nouvelles faillites, aggravait le chômage, entraînant toute l’économie dans la spirale infernale de la crise, qui s’alimentait elle-même.
La crise gagna l’Europe. Le retrait des capitaux américains investis dans tous les rouages des économies du vieux continent européen provoqua une vague de faillites bancaires, d’abord en Allemagne puis en Angleterre. L’évolution de la crise en Europe connut sa propre logique, celle qui découlait des rapports de force issus de la guerre. L’Allemagne vaincue, étranglée par les conditions du traité de Versailles, s’effondra la première. La profondeur de la crise fut proportionnelle au prodigieux endettement grâce auquel la bourgeoisie allemande avait en cinq ans augmenté sa production industrielle de 55 % et reconstruit une industrie puissante, moderne et concentrée, dont l’essentiel de l’activité était tournée vers l’exportation. Les rapports se tendirent entre les vieux Etats européens concurrents, dont les bourgeoisies tentaient de protéger leur industrie par des mesures protectionnistes qui aggravaient d’autant la paralysie et le blocage des échanges internationaux. Au plus profond de la récession, en 1932, ceux-ci n’atteignaient plus que le tiers de leur niveau de 29, alors que la production industrielle mondiale avait chuté de plus de 40 %.
L’Angleterre dut dévaluer sa monnaie, accélérant l’internationalisation de la crise. La livre jouait encore le rôle de monnaie dominante dans les échanges internationaux, même si l’impérialisme anglais décadent marquait maintenant le pas devant la puissance américaine, qui n’avait pas encore réussi pour sa part à s’imposer face à ses rivaux européens.
Le fascisme, dernier recours contre les travailleurs pour les bourgeoisies acculées par la crise
Les illusions pacifistes dissipées, la bourgeoisie se trouva confrontée à la révolte sociale que provoquait sa faillite, et aux luttes ouvrières. Les bourgeoisies les plus à l’étroit dans leurs frontières, étranglées économiquement et menacées par la révolte des masses ouvrières, au premier rang desquelles la bourgeoisie allemande, s’en remirent au fascisme, utilisant la rage de la petite-bourgeoisie ruinée pour briser les organisations ouvrières, balayer la démocratie, mettre au pas la population, l’embrigader et la mobiliser dans la préparation de la guerre pour un nouveau partage du monde, seule issue à la crise. Les travailleurs allemands furent écrasés sous la botte nazie, tandis la bourgeoisie espagnole se réfugiait à l’ombre du fascisme après avoir vaincu le soulèvement révolutionnaire des travailleurs espagnols qui ne réussirent pas à inverser le cours des choses.
Le fascisme fut le produit non pas d’une prétendue " nature " des peuples, agressive ou disciplinée jusqu’à l’embrigadement, comme tentent de l’expliquer ceux qui veulent masquer la violence et la barbarie de la bourgeoisie en en rejetant la responsabilité sur les populations et les victimes elles-mêmes, mais de l’agressivité des bourgeoisies acculées par la crise, qui utilisaient le désespoir des masses petites-bourgeoises ruinées pour mener la guerre civile contre leurs classes ouvrières, avant de les dresser les unes contre les autres dans une nouvelle boucherie mondiale, pour que se tranchent les nouveaux rapports de force entre bourgeoisies rivales.
Le fol enchaînement de ces années qui avaient entraîné l’humanité dans les pires souffrances et la barbarie balaya les illusions démocratiques et pacifiques, l’illusion que la bourgeoisie était capable d’apporter le bien-être et la prospérité à tous, de faire progresser l’humanité. La modernisation de la société et les immenses progrès qui avaient été réalisés, progrès scientifiques et techniques, étaient ceux du travail, gaspillés et détruits par la concurrence entre minorités possédantes assoiffées de profits. Ces années de violence et de recul éclairent l’opposition irréconciliable entre l’appropriation privée et les richesses produites par l’immense majorité dans le cadre d’une production toujours plus socialisée, globalisée, et mondiale. Elle faisaient apparaître aux yeux de tous que le progrès, dans la société de classe, ne peut se faire sans violence, sans crises qui ramènent brutalement la société en arrière, au prix de la misère, du désespoir et de millions de victimes... car, la classe ouvrière n’ayant pu, par ses luttes, inverser le cours des choses, la crise devait déboucher sur la barbarie d’un nouvel affrontement mondial dans lequel la bourgeoisie allait entraîner les peuples, pour une redistribution de son droit au pillage, pour que le dollar s’impose au monde et avec lui, l’hégémonie américaine.
Catherine Aulnay
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