Sainte-Soline : enquête sur les 12 agriculteurs qui profiteront de la mégabassine

mardi 25 avril 2023.
 

Mediapart a enquêté sur les douze agriculteurs directement raccordés à la mégabassine de Sainte-Soline. Ces exploitants, qui possèdent de grandes surfaces, veulent coûte que coûte maintenir leurs rendements, en répondant aux exigences de l’agro-industrie.

https://www.mediapart.fr/journal/ec...[HEBDO]-hebdo-2023041

Tout ça pour qui ?

Telle est la question qui se pose après le dispositif policier hors norme déployé le 25 mars, jour de la mobilisation contre les mégabassines à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), et ses conséquences terribles en termes de blessés.

La seule information diffusée par les autorités publiques est que douze agriculteurs bénéficieront directement de l’infrastructure d’irrigation – dans un contexte de changement climatique qui aggrave les sécheresses, et alors qu’en France la ressource en eau a diminué de 14 % entre la fin des années 1990 et la dernière décennie.

Mais ni la chambre d’agriculture des Deux-Sèvres ni la Coop de l’Eau 79, structure porteuse du projet, ne communiquent sur qui sont ces agriculteurs, quelle est la nature de leurs exploitations, et encore moins à quelles cultures servira l’eau de la mégabassine.

« Nous faisons face à une opacité totale quant au projet », se désole Julien Le Guet, figure de la contestation antibassine. Membre du comité scientifique qui accompagne le suivi du protocole scellant la création de la retenue de Sainte-Soline, le chercheur Vincent Bretagnolle confirme : « Concernant les exploitants connectés à cette bassine, un diagnostic a été réalisé, mais il n’a pas été communiqué au comité scientifique. Nous ne savons pas ce que cultivent aujourd’hui ces irrigants. Seule la Coop de l’eau 79 a ces données… »

La chambre d’agriculture locale, établissement public placé sous la tutelle de l’État, n’a transmis à Mediapart que des informations d’ordre général sur les agriculteurs irrigants du territoire.

Quant à la Coop de l’eau 79, alors que la mégabassine est financée à hauteur de 70 % par de l’argent public et que son but est de stocker une ressource commune, elle n’a jamais répondu à nos multiples sollicitations.

Des exploitations sous perfusion d’argent public

D’après des données de la chambre interdépartementale d’agriculture, les douze agriculteurs connectés à la mégabassine ont une exploitation qui mesure en moyenne 147 hectares. Des tailles d’exploitation plus grandes que la moyenne française, estimée à 69 hectares, et à la moyenne du département, qui est de 89 hectares.

Au sein de ce département, les données agricoles observées ces dix dernières années révèlent que le nombre de structures agricoles a chuté de plus de 20 % car les exploitations s’agrandissent au détriment des petites fermes paysannes.

Sept des douze agriculteurs investis dans la mégabassine de Sainte-Soline sont des céréaliers. Les cinq autres sont éleveurs bovins, caprins ou ovins.

Au total, ils ont bénéficié, pour l’année 2021, de près d’un demi-million d’euros d’aides publiques européennes – selon des données du ministère de l’agriculture. Des subventions qui, politique agricole commune productiviste oblige, sont en grande partie indexées au nombre d’hectares cultivés.

Aucune des douze exploitations n’est en agriculture biologique. Les agriculteurs se sont engagés dans le cadre du protocole d’accord actant la création d’une quinzaine de mégabassines, dont celle de Sainte-Soline, de réduire l’épandage de pesticides.

Mais le chercheur Vincent Bretagnolle a assuré à Mediapart : « Il ne nous a jamais été retourné un quelconque bilan chiffré ni même qualitatif de l’usage des produits phytosanitaires par les irrigants. La seule information dont nous disposons, et qui nous a été communiquée à ma demande, est que sur quarante exploitants qui ont signé leur engagement, seuls trois, à titre individuel, se sont engagés dans une réduction des traitements phytosanitaires. »

Selon lui, l’objectif de réduction de 50 % des pesticides ne sera pas tenu par les irrigants concernés par le projet.

L’hydrologue Florence Habets a pour sa part affirmé dans un entretien donné en décembre à Mediapart : « Les agriculteurs s’étaient engagés à s’orienter vers des pratiques plus écologiques afin de limiter la pollution des eaux. Cette partie cependant ne fonctionne pas très bien : la qualité de l’eau n’est pas au rendez-vous. »

Des agriculteurs discrets, mais influents

Seuls quatre agriculteurs sur douze, à l’instar de Jany Bordevaire, éleveur de vaches à viande, se sont exprimés dans les médias pour évoquer soit l’utilité de la réserve de Sainte-Soline afin de sécuriser la nourriture pour leurs animaux, soit les dégradations commises lors des manifestations antibassines.

Par exemple, le 6 avril dernier, le bénéficiaire du projet Emmanuel Villeneuve est apparu dans une vidéo du Parisien. L’agriculteur témoigne les larmes aux yeux : « Je regrette beaucoup qu’il y ait eu des blessés, mais personne ne s’est demandé comment nous pouvions vivre cela, nous, agriculteurs. De voir nos outils de production saccagés, nos équipements détruits. »

Aucune mention n’est faite durant ces interventions médiatiques que Jany Bordevaire est le deuxième adjoint au maire de Sainte-Soline. Ou qu’Emmanuel Villeneuve est élu à la chambre d’agriculture des Deux-Sèvres, mais aussi administrateur à la fois d’Océalia, un géant agro-industriel de l’ouest de la France qui a en 2022 engrangé plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires, et d’une de ses filiales, Alicoop, importante coopérative de nutrition animale.

De l’eau pour maintenir les rendements

D’après la chambre interdépartementale d’agriculture, les douze agriculteurs connectés à la mégabassine pourront irriguer une surface totale de 847 hectares – l’équivalent de 1 186 terrains de football.

En croisant les futurs points de livraison d’eau connectés à la mégabassine et des bases de données géographiques agricoles de 2020 et 2021, Mediapart a estimé, sur les parcelles dotées prochainement d’une pompe à eau, qu’environ 30 % d’entre elles comportaient du maïs et que deux tiers des parcelles étaient occupées par du blé tendre d’hiver, en rotation avec d’autres cultures notamment du pois et de l’orge – sachant que de ces points de livraison d’eau pourront être tirés des tuyaux pour irriguer d’autres parcelles.

L’eau stockée par la mégabassine de Sainte-Soline servira à répondre aux exigences du marché.

Contacté par Mediapart, le service économique de la chambre régionale d’agriculture Nouvelle-Aquitaine indique : « La rentabilité du maïs a diminué ces dernières années avec la hausse du prix de l’eau et désormais, de l’électricité. De fait, les agriculteurs vont chercher des cultures payées en amont via des contrats de production comme le blé tendre, utilisé pour faire de la farine. C’est une culture plantée en hiver et qu’on irrigue au printemps, moins gourmande en eau que le maïs. »

Les agriculteurs de Sainte-Soline utiliseront-ils donc l’eau de la mégabassine pour cultiver du blé à destination de l’alimentation humaine et moins consommateur d’eau que le maïs industriel ?

« Le blé tendre n’est pas utilisé localement et il est peu utilisé pour l’alimentation humaine à part le pain, tempère le chercheur Vincent Bretagnolle du comité scientifique de suivi des mégabassines du territoire. Au niveau national, 70 % de la production de blé tendre part pour l’alimentation animale. Sur les Deux-Sèvres, c’est même plus. Le port de La Rochelle a été construit pour exporter cette production. Mais le blé tendre est une culture qui en soi n’a pas besoin d’être irriguée. »

Porte-parole de la Confédération paysanne des Deux-Sèvres, l’éleveur Benoît Jaumet explique pourquoi ce blé tendre pourrait être irrigué à Saint-Soline. Il précise que l’agro-industrie impose pour ce type de blé une haute teneur en protéines pour être vendu au meilleur prix sur les marchés français et internationaux, – un taux qui a été fixé par la filière industrielle en juillet dernier.

Un blé plus protéiné permet de réduire le coût de l’alimentation animale. Et pour l’industrie boulangère, un fort taux de protéines rend les produits plus résistants, notamment au stockage en congélation.

« Pour avoir dans le blé ces protéines demandées par les coopératives et meuneries industrielles, les agriculteurs épandent du nitrate, détaille Benoît Jaumet. Si vers mai-juin, il n’a pas plu, le blé peut mourir d’overdose d’engrais. D’où la nécessité de sécuriser l’eau par les mégabassines. C’est une béquille au modèle agro-industriel. »

En somme, l’eau stockée par la mégabassine de Sainte-Soline servira à répondre aux exigences du marché.

La rentabilité comme boussole

Dans le projet agricole rédigé en 2018 par la Coop de l’eau 79 et la chambre d’agriculture interdépartementale pour justifier la création des mégabassines sur le territoire, la coopérative régionale Cavac, qui a enregistré en 2022 un chiffre d’affaires de 911 millions d’euros, rappelle que 80 % de ses céréales sont vendues « sur le marché national ou bien à l’export » et que ces cultures « se sont développées et concentrées dans les exploitations ayant un accès sécurisé à l’eau, c’est-à-dire essentiellement autour des retenues de substitution [nom donné aux mégabassines par la profession – ndlr] ».

Quant à Océalia, le géant agro-industriel au sein duquel l’agriculteur de Sainte-Soline Emmanuel Villeneuve est administrateur, il estime que « l’irrigation permet de sécuriser les approvisionnements, indispensable pour pérenniser des filières contractuelles » et que la plupart des cultures qu’il commercialise « ne seraient pas produites sans irrigation sécurisée ».

« Le logiciel des agriculteurs connectés à la mégabassine de Sainte-Soline, c’est de réfléchir en fonction des cours des produits agricoles sur les marchés internationaux et d’avoir pour seule boussole la rentabilité », ajoute Julien Le Guet.

Et de conclure : « L’imaginaire que nous martèlent ces agriculteurs comme les coopératives agro-industrielles, c’est qu’ils nourrissent le monde. Mais ils nourrissent avant tout leur portefeuille. »

Mickaël Correia et Floriane Louison


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