Les violences policières, ça existe : la haine des braves

mercredi 10 mai 2023.
 

L’un des pires penchants qui guette aujourd’hui notre société déstructurée par l’action – ou l’inaction ? – d’un pouvoir politique décidément aveugle et sourd tient en ceci : s’habituer aux violences policières, qu’elles fassent désormais partie de notre quotidien, qu’elles finissent par nous apparaître comme quasi naturelles face aux débordements inévitables du corps social mis sous une pression dangereusement aggravée.

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Le pouvoir politique nie l’existence de ces violences en usant d’un artifice de la pensée selon lequel l’Etat serait toujours légitime lorsqu’il réprime la mauvaise humeur d’une société en ébullition. Ainsi, la Présidente de l’Assemblée Nationale (PAN), Yaël Braun-Pivet a commis récemment sur l’antenne de France Inter un lapsus terriblement éclairant : « Je réprime le terme de violences policières ». Nous lui répondrons que nier les violences policières, c’est nier ceux qui en ont été les victimes, c’est donc déjà une des formes de la violence d’Etat, C’est effacer avec des mots les conséquences de ses propres actes, C’est quitter sa propre humanité en ignorant celle d’autrui. Nous vivons désormais en France l’expression terrifiante d’un pouvoir que nous pouvons qualifier de pathologique. Toutes les outrances lui paraissent potentiellement permises, toutes les armes disponibles sur le marché du répressif obligé s’offrent à son gargantuesque appétit d’ordre face aux « barbares » de l’intérieur. Le père fouettard en chef est d’ores-et-déjà prêt à couvrir presque tous les abus.

Allons, ils sont tout de même bien braves tous ces policiers et gendarmes. Ils risquent quotidiennement leur peau pour que nous puissions vivre paisiblement malgré les nombreuses incertitudes de nos existences. Ils sont ainsi garants du bon ordre qu’ils ne définissent évidemment pas eux-mêmes mais qu’ils sont persuadés de servir dignement en toutes circonstances. Rassurez-vous bonnes gens, ils connaissent leur métier et incarnent « la profession la plus contrôlée de notre pays ». Et pourtant… Le récit officiel – pour ne pas dire la fable – est de plus en plus souvent écorné. Il convient au passage de préciser que si grâce à quelques témoins malencontreux ou vidéos indiscrètes nous ne sommes plus dupes la part immergée de cette violence d’Etat – physique, morale ou psychologique - reste le plus souvent cachée dans l’intimité des paniers à salades, la discrétion des sombres commissariats, la confusion des nasses savamment organisées lors des manifestations se déroulant sur la voie publique. A ce dernier titre, rapportons quelques avatars récents on ne peut plus édifiants. À Nantes, le 14 mars dernier, un petit cortège étudiant s’en retournait pacifiquement dans son université après avoir participé à un barrage filtrant organisé contre la réforme des retraites par la CGT quand les gardiens de l’ordre ont encerclés le groupe et ont palpé quatre jeunes femmes, palpations ostensibles à l’intérieur des sous-vêtements accompagnées de propos grossiers, insultants et humiliants . Il s’agit là d’agressions sexuelles caractérisées pour lesquelles une plainte a été dûment déposée. Interrogé à l’Assemblée Nationale sur cette affaire, le 21 mars, le ministre de l’Intérieur n’a prononcé aucun mot à l’intention des 4 jeunes femmes ainsi agressées. Pour lui, il s’agit probablement d’une broutille qu’elles oublieront bien vite.

Parlons un peu des BRAV-M, ces brigades motorisées de répression de l’action violente, réminiscence assumée des sinistres « voltigeurs de Charlie », pas l’hebdo, la bavure, dont Gérald Darmanin est sans conteste le digne héritier, le pittoresque accent chantant en moins. Le 6 avril dernier, à Paris, une caméra surprit certains membres aguerris de l’une de ces brigades de choc en pleine action. Ils traînaient un homme au sol, évidemment sans ménagement, lors d’une autre manifestation contre la réforme des retraites. Dans la soirée du 20 mars, également à Paris, des membres d’une autres de ce dangereuses brigades avaient été enregistrés à leur insu au moment où ils insultaient et humiliaient copieusement plusieurs jeunes qu’ils soupçonnaient d’avoir mis le feu à des poubelles. Ils ont ensuite plaidé « La fatigue physique et morale ». Ils ont notamment précisé sans craindre le ridicule que leurs « besoins fondamentaux et vitaux n’ont pas été respectés. S’hydrater et se restaurer étaient très compliqués ». Comment ne pas plaindre ces braves serviteurs de l’Etat pris ici la main dans le sac à injures ? L’enregistrement ayant été authentifié la hiérarchie va être obligée de sévir. Très durement, on l’imagine ! Cependant, nous ne devrions pas être surpris par ces exactions commises lors des grands rassemblements citoyens. Les « jeunes de banlieues » vivent cela au centuple depuis des années à l’abri le plus souvent des regards ou dans l’indifférence des médias de masse. Est-il exagéré de dire que certaines de nos banlieues servent de terrain d’entraînement aux cosaques motorisés de la police française d’aujourd’hui ?

Il n’est plus possible, depuis longtemps déjà, de parler de bavures, de faits isolés inévitables dans le difficile exercice du maintien de « l’ordre républicain ». Il existe dans notre police un état d’esprit délétère que tous ses membres évidemment ne partagent pas mais qui est nettement plus étendu que l’indulgence commune n’est prête à le reconnaître. Osons le dire : il y a une culture policière de la haine faite d’une somme d’acrimonies contre de multiples victimes expiatoires potentielles, acrimonies qui ne demandent qu’à s’exprimer pour peu que l’autorité supérieure oublie , de façon plus ou moins sournoise ou calculée, de maintenir les garde-fous nécessaires à l’existence d’une « bonne police ». Il s’agit là d’une culture très masculine, en partie alimentée par les évolutions sociales des dernières décennies probablement mal acceptées en ces lieux du virilisme traditionnel. Les objets de l’acrimonie ambiante sont fort disparates et forment un curieux patchwork : acrimonie envers les femmes, les homos, les migrants, les écolos, les jeunes des cités, etc. Si cette culture particulière faisant système n’existe pas comment comprendre que l’on écrabouille sauvagement le campement précaire de migrants, qu’un coup de volant à droite fasse volontairement chuter un scooter et ses jeunes occupants, que des mains assermentées se glissent brutalement dans la culotte de jeunes manifestantes, que l’on retarde dramatiquement les secours dépêchés vers les nombreux blessés par le déluge de grenades de Sainte-Soline ? Alors, nous ne pouvons confondre la haine avérée d’une partie non négligeable des forces de l’ordre et « la rage de ceux que l’on piétine » pour reprendre l’expression du philosophe Etienne Balibar. La haine est un sentiment installé a priori sur des préjugés tenaces tandis que la rage est une réaction s’exprimant a posteriori consécutivement aux souffrances physiques ou morales infligées à diverses catégories du corps social. Il est plus que temps de mettre fin aux calamiteuses confusions, de faire entendre un autre récit que celui des fachos en herbe. Pourquoi pas par la multiplication des concerts de casseroles rageuses La réforme néolibérale contre les retraites, même devenue loi, n’est en rien une affaire close. Il ne s’agit nullement d’une parenthèse dont la fermeture permettrait de reprendre le cours réputé normal des choses. Une empreinte très certainement indélébile a été tracée, dont les effets sont loin d’être, tous, éclos.

Chemin faisant, des opposants et même quelques fidèles demandent à l’actuel président français d’être à l’écoute, d’entendre les colères qui montent, de s’ouvrir aux attentes et aux désespérances qui traversent la société française. Mais il ne le peut pas ! Ce n’est pas une question de volonté. Sont en jeu ses caractéristiques personnelles, lesquelles, loin d’exister en l’air sont marquées du sceau ancestral de sa classe sociale d’origine et d’appartenance : « arrogance nourrie d’ignorance sociale », selon l’historien Pierre Rosanvallon. Ces caractéristiques se font jour lors d’une conjoncture singulièrement grave, à enjeux multiples. En effet, des pans entiers de l’ordre du monde sont, plus que questionnés, démembrés, individus et groupes lésés et déçus y sont majoritaires. Ce qui paraissait, il y a peu encore, normal et nécessaire l’est de moins en moins. Des salariés de plus en plus nombreux ne veulent plus de l’inégalité criante en matière de salaires et de conditions de vie, tout comme de futurs professionnels renoncent à l’avenir plutôt confortable qu’ils trouvent décevant et socialement malsain qui les attend. Implacable naturalisation des différences et des clivages, dégradation de pratiquement tous les services, pas que publics d’ailleurs : serait-ce enfin « le nouveau monde » tant vanté ? La réforme néolibérale des retraites et sa répudiation par la grosse majorité de la société s’y inscrivent complètement. Dans ces circonstances, écouter et agir en conséquence, délibérer et tenir compte des arguments dissidents, s’ouvrir à ce qui ne nous ressemble pas mais pourrait nous faire grandir – voilà des exercices démocratiques qui n’ont rien d’évident. Et ce n’est pas parce que la droite s’y refuse complètement que toute la gauche s’y livre sans discontinuer.

La question démocratique se joue dans les fonctionnements institutionnels, dans les rapports administration-administrés, dans les liens parentaux et de couple, dans l’accès aux richesses collectivement produites et systématiquement privatisées, dans le mépris envers les gens d’en-bas et la fatuité dont se drapent ceux d’en haut. Elle se pose dans le déroulé des relations de travail et non seulement à propos des revenus. En fait également partie, en matière d’intervention sociale et médico-sociale, la différence politique et subjective, idéologique et clinique entre prise en charge et prise encompte. En-deçà et au-delà du binôme infernal composé par l’individualisme (si narcissique, si petit-bourgeois) et le collectivisme (si populiste, si peu créatif).

Dans la sphère publique autant que dans la vie privée, la question démocratique bat son plein. Sous des modalités diverses, elle se pose partout. Rares sont les moments où elle a revêtu une telle acuité, une telle urgence, une telle gravité. Autant rappeler que ce n’est ni un homme ni même un parti qui sont finalement en cause, mais une politique, une manière de gouverner et des objectifs de gouvernement, des styles de vie, des manières de penser et de ressentir.

Vivons-nous déjà en démocratie ou bien s’agit-il d’une démocratie approximative – effective pour les uns, écrasante pour les autres ? La question est bien celle-là, en effet. Les contenus et la portée de cette réforme contre les retraites ainsi que l’itinéraire autoritaire emprunté pour la valider montrent que le néolibéralisme n’a que faire même des formes plus ou moins démocratiques aujourd’hui en vigueur. Formes qu’on veut bien dans le décor mais aucunement au cœur de la pièce, ni dans son déroulé. La formule « démocratie libérale » ressemble de plus en plus explicitement à un oxymore. Le montrer à ciel ouvert est le seul intérêt de cette réforme.

« Démocratie » : slogan vite dépoussiéré le temps d’un discours et plus vite encore remisé dans son écrin fermé à double tour ou bien exigence jamais entièrement accomplie, pratique de tous les jours à approfondir sans relâche ? En ce dernier cas, il ne suffit plus de s’opposer, ni même de se révolter. On a tout intérêt à aller au-delà de la colère. Construire et partager des passions gaies, dirait Spinoza : interroger les évidences, repenser le monde, forger des destins qui ne soient pas des condamnations, ne pas vivre pour travailler mais travailler pour vivre, édifier une société où il ferait bon exister. Parce que la question n’est pas facile, ni ne va surtout de soi, le temps des spectateurs qui comptent les points est bel et bien dépassé. La responsabilité de tout un chacun dans ce qui arrive et dans ce qui pourrait arriver est engagée. La victimisation n’est vraiment pas de mise. On ne saurait prétendre « je ne savais pas... ! ». Peu ou prou, nous habitons le monde que nous méritons.

Par Yann Fiévet


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