Où va l’Argentine sous présidence de Cristina Kirchner ? (deux points de vue sur le péronisme)

lundi 5 novembre 2007.
 

1) Argentine : De la confusion à une force politique nouvelle ? par Jean Luc Mélenchon

En Argentine, en même temps que l’économie et l’Etat s’effondraient, la scène politique s’est volatilisée. Le slogan « qu’ils s’en aillent tous » résume ce que pensaient les milliers de gens répandus dans les rues à taper dans des casseroles, occuper leurs usines abandonnées par les patrons ou barrer les routes. Cela concernaient non seulement les dirigeants politiques mais toutes les élites. Comment est-on passé de ce chaos à la victoire annoncée de Christina Kirchner au premier tour de l’élection présidentielle après demain ?

Bien sûr, d’abord en rompant le garrot monétariste qui asphyxiait le pays. Ensuite en bouleversant l’ensemble du dispositif des partis politique. En fait, c’est l’action qui a créé ses moyens puis son propre environnement. Et celui-ci alors a imposé ses normes aux autres protagonistes. Tout le paysage est chamboulé. Ce dimanche pour la première fois depuis cinquante ans, aucun candidat n’est autorisé a se réclamer de l’un de deux partis historiques de la scène traditionnelle argentine, péroniste ou radical. Les péronistes sont répartis en trois candidats, les radicaux en deux. Pour se faire une idée de ce que cela représente, imaginons la même absence en France avec le PS et l’UMP... Les socialistes argentins, historiquement plus modestes se portent eux aussi sur deux candidats.

La crise de la représentation politique n’est donc pas terminée. La confusion des références est partout puisqu’il y a des gens venus de tous horizons derrière tous les candidats. Des appariements souvent surprenants s’exposent parmi les quatorze paires de candidats président et vice président en lice. Ainsi la candidate Kirchner a pour co-listier un radical, pour soutien les cinq gouverneurs de province radicaux et la moitié de l’organisation socialiste dont le secrétaire général. La suivante candidate dans les sondages a pour co-listier le président du parti socialiste et annonce pour ministre de l’économie un péroniste monétariste en plomb.

A cette confusion des étiquettes qui peut dérouter l’observateur superficiel, s’ajoutent des extravagances et des conservatismes qui soulignent combien la sphère politique reste connectée à des cultures plus profondes. La seconde candidate dans les sondages, Elisa Cario, déclare entrer en communication avec Dieu et combat farouchement l’avortement. Mais Christina Kirchner affirme elle aussi « faire toujours le choix de la vie..... ». L’église ici est puissante. Donc arrogante et réactionnaire. Mais Kirchner ne s’est pas dégonflé non plus quand il a fallu lui claquer le bec. Ainsi quand l’aumônier général de la Défense nationale a déclaré que ceux qui voulaient l’avortement étaient des fous qu’il fallait jeter à la mer avec du plomb aux pieds, le président de la République lui a retiré son accréditation auprès des armées...

Si l’on s’approche de plus près du tableau, on ne parvient pas si facilement a faire sa conviction si c’est ce que l’on cherche. A première vue, le président du Parti socialiste semble bien mal apparie avec cette étrange candidate, Elisa Cario. Mais lui argumente son point de vue avec force. Pour lui, il faut que la gauche historique mette à distance le processus d’absorption qu’il voit à l’oeuvre de la part des Kirchner. L’ancien président radical Raoul Alfonsin dit la même chose à propos des radicaux et du radicalisme historique. Mais il est totalement isolé. Leur point de vue reflète la méfiance historique de la gauche ici à l’égard de tout ce qui vient du péronisme. Les Kirchner en viennent. Alfonsin a 80 ans. Il me dit : « je n’ai aucun intérêt personnel dans tout ça ; je défends une idée de la politique. Les Kirchner ne peuvent pas être de vrais démocrates avec de telles méthodes. Nous ne devons pas nous abandonner à eux »

UNE FORCE POLITIQUE NOUVELLE

Quand j’ai fait le tour des groupes politiques qui entourent dorénavant les « K », l’urgence n’est plus la même. Pour eux les Kirchner ont réalisé le programme le plus à gauche qu’ait connu le pays depuis on ne sait quand. Leur inclusion dans un nouvel espace politique paradoxal par rapport à leurs traditions s’explique par le contexte, en premier lieu. Ils pensent que le moment politique est celui d’une reconstruction du pays comme après une guerre...

Et ensuite ils pensent que les Kirchner mettent à l’ordre du jour la naissance d’une force politique nouvelle dans des conditions et à un moment qui peut bouleverser la perception que le pays peut avoir de lui-même. C’est du niveau d’une révolution culturelle. Un peu comme lorsque est né en France le nouveau PS, ou que l’UMP a refondu toutes les droites sous la houlette de Nicolas Sarkozy. Ce qui a été premier ici c’est l’action pour toutes les raisons dont j’ai déjà fait le tableau. Les socialistes ont aussi une raison d’agir de cette façon tirée de leur expérience récente. Ils ont formé en 2002, au lendemain de l’effondrement un front avec les communistes, les trotskistes et des acteurs du mouvement social. Le résultat a été calamiteux. Ils l’expliquent de deux manières. En premier lieu, ils pensent que les électeurs voulaient soutenir Nestor Kirchner et l’aider électoralement à régler leur compte aux caciques du péronisme. En second lieu le front de cette autre gauche ne se présentait pas comme une véritable alternative de gouvernement dans un moment où le pays avait pourtant absolument besoin de trouver une issue concrète à l’effondrement. Il fonctionnait plutôt sur le registre du témoignage idéologique. Si les socialistes « K » ont fait depuis un autre choix d’action c’est, disent-ils parce qu’ils ne voyaient pas quel pouvait être le sens concret de la critique idéologique de gauche sans objectif gouvernemental lisible. Surtout en face d’un programme d’action gouvernementale qui sur bien des points était déjà allé plus loin concretement que le leur tel qu’il restait en paroles.....

UNE CERTAINE RESERVE

Pour autant, la sphère proprement politique ne résume pas l’Argentine politisée des lendemains du colaps. Aussi la trace de la crise n’est pas seulement dans la réorganisation des structures politiques. Elle est encore dans la relation de citoyens à la chose publique en général et à la vie institutionnelle. Pour dimanche on craint un fort taux d’abstention. Et il manque des milliers d’assesseurs pour les bureaux de vote. Sur le front des mobilisations sociales les plus avancées, comme dans les entreprises « récupérées » par les travailleurs, un scepticisme agressif règne souvent. Le mouvement lancé par Kirchner est loin d’avoir bouclé son programme de réorganisation de l’espace politique. D’ailleurs il se cherche. Tantôt il affiche un péronisme éclatant tantôt il préfère mettre en avant ses nouveaux alliés et le projet de créer une force politique nouvelle. Cette hésitation n’est pas une incertitude me semble-t-il. Mes discussions me permettent de comprendre qu’il s’agit d’une façon d’épouser le terrain tel qu’il bouge de lui-même au fil de la campagne électorale. Celle-ci, il est vrai, dégage peu d’énergie. Peut-être parce qu’elle semble jouée d’avance. Peut-être parce que l’expectative est la plus forte. Ou peut-être parce que le plan de travail ne se comprend pas aussi bien que cela serait souhaitable. Ainsi, que penser de ce fait incroyable : jamais Nestor Kirchner n’a dit pourquoi il n’était pas candidat.. Il n’a même jamais abordé le sujet de sa candidature d’aucune façon. Et elle non plus n’a jamais rien dit à ce sujet quand bien même elle n’a pas cessé de faire le bilan plus que positif de sa présidence. Un jour elle a dit qu’elle était candidate. Sans plus. Et la campagne a commencé...

2) L’arnaque du péronisme par Jorge Sanmartino, membre du collectif argentin des Économistes de gauche

• Quelles ont été les principales caractéristiques de la politique économique menée par Nestor Kirchner entre 2003 et 2007 ?

Jorge Sanmartino - Pour comprendre la politique économique menée par le gouvernement Kirchner, il faut remonter à la crise de 2001. Nestor Kirchner est la créature d’Eduardo Duhalde, qui fut l’un des éphémères présidents de la République argentine qui officièrent pendant la crise. Au pouvoir, Duhalde a mis en place une série de plans sociaux visant à calmer les ardeurs des mouvements sociaux. C’est de cette époque que date une certaine prise de distance par rapport aux politiques néolibérales menées jusque-là. D’autre part, Duhalde a convoqué des élections générales, et fait appel, pour y participer, à un représentant d’un secteur relativement marginal du péronisme, à savoir Nestor Kirchner. Si Duhalde soutient la candidature de ce dernier, c’est parce qu’il a compris que le champ politique argentin glisse vers la gauche, et que, pour contenir les mouvements sociaux, un nouveau discours doit être développé.

• Quelle est la nature du changement qui s’est opéré avec Nestor Kirchner ?

J. Sanmartino - Le gouvernement Kirchner commence par s’emparer de la bannière des droits de l’Homme. Il décide d’ouvrir à nouveau le débat et les procès relatifs à la dictature militaire de 1976-1983, et de suspendre les lois dites du « Point final et de l’obéissance due », votées par le gouvernement de Raul Alfonsin en 1986. Ces lois constituaient une amnistie pure et simple des crimes de cette dictature. La politique menée par Kirchner dans le domaine des droits de l’Homme lui a permis d’emporter le soutien de nombre d’organisations de ce secteur, au premier rang desquelles les Mères de la Place-de-Mai, symbole de la lutte contre la dictature. Il ne faudrait toutefois pas exagérer les penchants démocratiques de Nestor Kirchner. Sa stratégie vise, entre autres, à faire oublier que, pendant son mandat de gouverneur de la province de Santa Cruz [sud de l’Argentine], dans les années 1990, il a appliqué sans discussion les politiques néolibérales décidées par Carlos Menem [1989-1999, NDLR]. Mais la politique économique menée par Kirchner au gouvernement n’est pas la politique économique néolibérale qui prévalait à l’époque de Carlos Menem et de Fernando De La Rua [1999-2001, NDLR]. Cette politique économique peut être qualifiée de néodéveloppementaliste. La dévaluation du peso, qui est passé de la parité avec le dollar à un rapport de un à trois, a permis de réactiver certains secteurs industriels nationaux. Ceux-ci étaient soumis, à l’époque de la parité, à une concurrence internationale intenable pour eux. Dans le nouveau « bloc » de pouvoir, la bourgeoisie nationale a pris le dessus sur la bourgeoisie internationalisée, celle qui est directement connectée aux marchés mondiaux, et qui dominait l’économie du pays au cours des décennies précédentes...

• Les différences par rapport aux politiques économiques de Menem et De La Rua sont donc significatives...

J. Sanmartino - L’élément crucial à relever est que le néodéveloppementalisme de Kirchner maintient en l’état certaines caractéristiques essentielles du néolibéralisme antérieur. D’abord, prévaut en Argentine un marché du travail extrêmement flexibilisé, précarisé et fragmenté. En son sein, coexistent différentes figures du prolétariat. On y trouve, par exemple, une classe de travailleurs relativement favorisée, représentée par les syndicats péronistes officiels, proches du gouvernement, et en particulier par la Confédération générale du travail (CGT), le sommet de la compromission et de la corruption syndicales. Mais 40 % des travailleurs argentins travaillent dans le secteur informel, c’est-à-dire au noir ! Les conditions de travail de ces gens sont désastreuses. Il va sans dire que la protection sociale ou la retraite constituent un rêve inatteignable pour eux. Un autre élément de continuité est que, malgré un discours « étatiste », Kirchner n’a pas renversé la tendance à la privatisation des entreprises publiques. Jusqu’aux années 1990, les ressources naturelles et les industries nationales stratégiques étaient aux mains de l’État. Elles ont été privatisées par Menem et De la Rua. Or, Kirchner n’a en rien remis en question ces privatisations. Les rares entreprises repassées dans le giron de l’État, comme les services de la poste ou de l’eau, l’ont été non pour des raisons politiques, mais pour des motifs de gestion concrète, les entreprises qui les possédaient s’étant avérées incapables de faire leur travail convenablement. Le cadre néolibéral a donc été maintenu.

• La politique que mènera la nouvelle présidente, Cristina Kirchner, sera-t-elle analogue à celle de son mari ?

J. Sanmartino - C’est difficile à dire. Si l’on en croit la campagne électorale, on peut s’attendre à une certaine continuité entre les politiques de Nestor et Cristina Kirchner. En même temps, un glissement vers la droite, dans les années à venir, n’est pas à exclure. Au cours des élections au poste de chef du gouvernement de la ville de Buenos Aires, en juin dernier, la coalition de droite emmenée par Mauricio Macri a triomphé, emportant 60 % des suffrages. Macri est une sorte de Berlusconi argentin. Il est le fils de Franco Macri, un entrepreneur qui s’est enrichi sous la dictature et à l’époque de Carlos Menem. Mauricio Macri est notamment le président du grand club de football Boca junior, ce qui lui confère une popularité indéniable... En Argentine, la droite est traditionnellement représentée par des gouvernements militaires, c’est-à-dire par des dictatures. C’est l’impossibilité de la droite « classique » à s’organiser politiquement qui explique la longue succession des dictatures militaires qu’a connue l’Argentine au cours du xxe siècle. La victoire de Macri, pour l’heure, n’a pas encore d’effets à l’échelle nationale, c’est un phénomène limité à la capitale fédérale.

• Assistera-t-on à l’émergence progressive d’un schéma droite-gauche classique en Argentine ?

J. Sanmartino - Difficilement. La raison en est toujours la même : le péronisme. Selon les conjonctures historiques, celui-ci peut jouer le rôle de centre gauche ou de centre droit. Le péronisme a d’innombrables visages... Jusqu’aux années 1970, il était nationaliste et populaire, et il disposait d’une base sociale ouvrière et syndicale puissante. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle bien des intellectuels et des militants de gauche, y compris de la gauche révolutionnaire, ont intégré le péronisme, afin de tenter un rapprochement avec la classe ouvrière. Dans les années 1980, avec le retour de la démocratie et l’accession à la présidence de Raul Alfonsin (un représentant du parti radical), le péronisme s’est transformé en parti social-démocrate plus « moderne ». Au cours des années 1990, il est devenu néolibéral, sous la conduite de Carlos Menem. Aujourd’hui, le péronisme est de centre gauche. Qui peut dire ce qu’il deviendra dans les années à venir ?

• Que reste-t-il des mouvements sociaux des années 2001-2002, notamment celui des piqueteros ?

J. Sanmartino - La crise de 2001 a suscité un mouvement social de grande ampleur. Au Brésil, a eu lieu, en 1998, une crise économique importante. Mais celle-ci n’a pas suscité de mouvements populaires insurrectionnels du type de ceux qui sont apparus au moment de la crise argentine de 2001. En Argentine, le peuple s’est littéralement emparé de l’espace public. En témoignent les trois principaux symboles de ces événements que sont les assemblées populaires, le mouvement des entreprises récupérées, et surtout le mouvement des piqueteros, héritier des luttes ouvrières argentines. Après avoir accumulé des expériences sociales importantes entre 2001 et 2003, ce mouvement aurait dû produire une solution de rechange de type politique. Il n’en a cependant pas eu la capacité. Malgré la crise des partis, le système institutionnel argentin disposait de suffisamment de ressources à faire valoir pour assurer sa pérennité. Contrairement au Venezuela, mais aussi à la Bolivie et à l’Équateur, le mouvement social argentin n’a jamais été en situation de disputer sérieusement le pouvoir aux classes dominantes. Il faut dire aussi que la récupération des mouvements sociaux par le gouvernement Kirchner a joué à plein. Celui-ci s’est non seulement assuré le soutien d’Hebe de Bonafini, la principale dirigeante des Mères de la Place-de-Mai, mais il a réussi également à intégrer, dans ses ministères et secrétariats, nombre de dirigeants piqueteros. C’est ainsi que des mouvements piqueteros significatifs - en tout cas, une partie de leurs dirigeants -, comme Barrio de Pie, Patria Libre ou la fédération Tierra y Vivienda, ont collaboré avec lui.

• Qu’en est-il des partis représentant la gauche anticapitaliste ?

J. Sanmartino - Pendant l’ère Menem, la gauche radicale a été une gauche de dénonciation systématique du gouvernement, parce que les politiques menées étaient brutalement néolibérales. Avec Kirchner, on l’a vu, le discours a changé, même si le cadre économique néolibéral n’a pas été fondamentalement remis en cause. Le problème de l’extrême gauche est qu’elle a cru qu’elle pouvait continuer à dénoncer le gouvernement comme si rien n’avait changé, comme si Kirchner était absolument identique à Menem et De La Rua. À mon sens, c’est une erreur. Ayant perçu qu’après 2001, la société opérait un tournant vers la gauche, le gouvernement a emprunté certains éléments discursifs à celle-ci. Ceci nécessitait, de la part de la gauche anticapitaliste, une nouvelle stratégie, qui tienne compte de ce nouvel élément. On ne lutte pas contre un gouvernement ouvertement néolibéral de la même manière que contre un gouvernement qui adopte des accents anti-impérialistes, comme lorsque Kirchner a payé la dette de l’Argentine auprès du FMI, en critiquant durement cette institution.

• Sur quelles bases refonder un mouvement social radical en Argentine ?

J. Sanmartino - Il ne suffira pas de regrouper les structures déjà existantes. Il faudra fonder du neuf, sur des bases distinctes. Il nous manque des idées nouvelles, qui nous permettent de repenser les fondements de la gauche radicale dans la situation actuelle. Nous devons notamment construire une gauche capable de s’allier avec d’autres secteurs combatifs, par exemple avec certains secteurs nationalistes progressistes, qui posent à juste titre la question de la « déprivatisation » des ressources naturelles nationales. Mais tout reste à faire... L’Argentine est secouée, tous les quinze ans, par une crise économique et sociale de grande ampleur. À mon sens, le cycle politique ouvert par la crise de 2001 est aujourd’hui clos. À nous de nous tenir prêts à relever les défis que posera la prochaine...

Propos recueillis par Razmig Keucheyan

Interview publiée en intégralité dans SolidaritéS (www.solidarites.ch).


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