Des figures du cinéma soutiennent Justine Triet

samedi 10 juin 2023.
 

Audrey Diwan, Rebecca Zlotowski, Stéphane Brizé, Dominik Moll, Lætitia Dosch, Robert Guédiguian… sur Mediapart, des personnalités du cinéma apportent leur soutien à Justine Triet, Palme d’or à Cannes pour son film « Anatomie d’une chute ».

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Son discours choc accusant le gouvernement de « casser l’exception culturelle française » a suscité la colère de la majorité et déclenché une foule de commentaires ciblant les artistes.

Mathieu Dejean, Célia Mebroukine, Mathieu Magnaudeix et Valentine Oberti

« Mon« Mon soutien est total. » Comme plusieurs figures du cinéma français sollicitées par Mediapart, la réalisatrice Rebecca Zlotowski salue la prise de parole de Justine Triet, Palme d’or 2023 à Cannes, qui a dénoncé devant les caméras et le monde du cinéma réuni la « contestation historique, extrêmement puissante, unanime de la réforme des retraites », « niée et réprimée » par le gouvernement.

Avant de contester « la marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend, qui est en train de casser l’exception culturelle française, sans laquelle je ne serais pas là aujourd’hui devant vous ».

Quelques minutes après le discours de Justine Triet, la ministre de la culture Rima Abdul-Malak, s’est dite « heureuse » de la récompense tout en fustigeant un « discours injuste » qui l’a « estomaquée ». Mardi 30 mai dans « Quotidien » (TMC), la ministre a réclamé « un peu d’honnêteté intellectuelle », s’inquiétant de « discours excessifs qui laissent penser qu’on est en train de détruire notre modèle d’exception culturelle, alors qu’on l’a renforcée ».

Son tweet a pourtant ouvert la porte à toutes sortes de déclarations et articles fustigeant sa liberté de ton, ses arguments ou encore les artistes « biberonnés aux aides publiques », auxquels il faudrait « arrêter de distribuer autant ».

Quant à Emmanuel Macron, il n’a toujours pas félicité Justine Triet, dixième Palme d’or française à Cannes, alors qu’il s’était empressé de le faire en 2021 lorsque Julia Ducournau l’avait emportée pour son film Titane.

« Justine Triet a bien évidemment mon soutien : ce qu’elle dit est essentiel, estime Stéphane Brizé, réalisateur de la La Loi du marché avec Vincent Lindon, primé meilleur acteur aux César en 2016. La pensée libérale irrigue et pervertit tout notre système : l’éducation, le soin, la justice et la culture. Tout est géré et pensé en termes d’optimisation financière au détriment des femmes, des hommes et de la pensée. »

« Qu’une artiste ait la conscience politique de s’exprimer sur le système qui la fait vivre et qu’elle fait vivre, ses inévitables craintes de dérives, me semble louable, libre et sain, poursuit Rebecca Zlotowski, notamment réalisatrice de Grand Central, sélectionné à Cannes en 2013. Son discours s’inscrit dans une tradition très française des acquis sociaux et culturels à défendre, à laquelle je souscris. »

Dans le discours de Justine Triet, « derrière sa formulation véhémente, puisqu’on a encore le droit de choisir sa voix », la réalisatrice dit avoir entendu « une déclaration d’amour au cinéma français, au système français », ainsi « qu’une mise en garde collective contre ceux qui, a minima, le tiendraient pour acquis, et en barreraient l’accès aux générations à venir ».

Justine Triet a des inquiétudes, elle les manifeste : on pourrait en discuter, non ?

Audrey Diwan, réalisatrice

La cinéaste dit son étonnement face à la réaction de la ministre et du gouvernement. « Lorsqu’une artiste se voit remettre une récompense de cette envergure, qu’elle œuvre donc au rayonnement de la culture française dans le monde entier, et cite le système vertueux qui lui a permis d’y accéder, je ne comprends pas que la première réaction à chaud ne soit pas d’abord de la remercier, de la féliciter. Les politiques sont locataires des institutions qu’ils habitent, on leur donne mandat pour les faire vivre, ils n’en sont ni les créateurs ni les propriétaires. Ils ne doivent pas l’oublier. »

« La ministre a réagi vite, comme une maîtresse grondant une enfant, s’inquiète Jean-Gabriel Périot, réalisateur du documentaire Une jeunesse allemande, et d’une adaptation cinématographique du livre de Didier Eribon, Retour à Reims. C’est assez classique dans l’attitude à l’égard du monde de la culture. Souvent quand on parle de la culture, on parle d’engagement… mais quand les auteurs font acte d’engagement, on le leur reproche. C’est paradoxal. »

« Ce qui est inquiétant, c’est qu’il n’y a pas de débat : il a complètement cédé la place à la polémique, s’alarme Audrey Diwan, qui a remporté le Lion d’or l’an dernier à Venise, pour son film L’Événement. Pour ou contre Justine Triet ? Aurait-elle dû se taire ou a-t-elle eu raison de s’exprimer ? La liberté de parole finit par se trouver menacée. Justine Triet a des inquiétudes, elle les manifeste, on pourrait en discuter, non ? Oui, le cinéma en France repose sur un modèle extraordinaire, que nous craignons collectivement de voir changer ou disparaître. Je refuse de croire que nous sommes dans un pays où l’on peut menacer de supprimer les subventions de ceux qui ont le courage d’exprimer une critique ou une opinion. Dans ce cas, on ne pourrait plus parler de démocratie. »

Réalisateur de 23 films, comme Les Neiges du Kilimandjaro, La Villa et Gloria Mundi, Robert Guédiguian s’alarme lui aussi du discours de la ministre.

« J’espère bien que les subventions ne sont pas de la corruption pour empêcher la prise de parole critique des artistes ! Les macronistes parlent comme s’il s’agissait de leur argent. La ministre s’approprie le résultat de 50 ans de lutte de militants du cinéma, un système de financement du film en France que le monde nous envie. Elle crée ainsi un débat faussé sur l’idée même d’un cinéma “subventionné”. »

« Cela traduit un climat malsain. On vit une sale époque, poursuit-il. La ministre alimente le discours réactionnaire sur les élites subventionnées qui crachent dans la soupe. J’ai de la considération pour Rima Abdul-Malak, donc je suis obligé de penser qu’elle le sait, et c’est ce qui m’inquiète. »

Robert Guédiguian rappelle comment le modèle de financement est organisé : « Les gens ne cessent de dire que France 2, c’est de la subvention. Mais en ce qui concerne Anatomie d’une chute, pour moitié, la chaîne est coproductrice du film ; et pour l’autre moitié, c’est un pré-achat de diffusion ! France 2 va donc gagner de l’argent. Bien sûr que France 2 est un service public, mais ils ne font aucun cadeau : l’avance sur recettes, ça se rembourse. Après avoir ramé pendant des années, grâce à mon film Marius et Jeannette et à d’autres films qui ont eu du succès, aujourd’hui, j’ai remboursé les avances que j’ai reçues. »

La ministre alimente le discours réactionnaire sur les élites subventionnées qui crachent dans la soupe.

Robert Guédiguian, réalisateur

Dans son discours à Cannes, Justine Triet a eu un mot pour ces « jeunes réalisateurs qui n’arrivent pas à tourner ». Peu après, sur France Inter, elle a dénoncé un « glissement lent vers l’idée qu’on doit penser à [la] rentabilité des films. C’est quelque chose de fondamental dans l’histoire de la culture française, de justement préserver cette idée de la non-rentabilité ». « L’exception culturelle française, a t-elle poursuivi, on nous l’envie dans le monde entier, parce qu’elle dit que les films n’ont pas besoin d’être rentables. »

« Je ne pensais pas que [le discours de Justine Triet] allait déclencher un tel “shitstorm” », avoue Dominik Moll, six fois primé aux César 2023 pour son film La Nuit du 12. Il s’étonne d’un gouvernement qui « ne supporte pas la critique, ne supporte pas que des réalisateurs ou des artistes ouvrent leur gueule comme ça a toujours été le cas et critiquent ». Avec son tweet, ajoute-t-il, la ministre « donne l’impression que c’est elle qui a inventé l’exception culturelle ».

En avril, en plein conflit sur la réforme des retraites, Dominik Moll a publiquement critiqué, devant le ministre Pap NDiaye, un « gouvernement et un président qui préfèrent imposer plutôt que dialoguer, le mépris au respect et à l’écoute, cliver plutôt qu’unir ».

Après cette intervention devenue virale, il dit lui aussi « avoir eu droit à la rengaine de l’artiste subventionné ». Un discours « faux », martèle-t-il. « C’est un raccourci qui fait passer les cinéastes pour des gens ayant des postures d’artistes et qui ne vivraient que de l’argent public. En France, nous avons la chance d’avoir un système de financement qui protège l’industrie du cinéma : les réalisateurs, les producteurs ; les distributeurs, les exploitants. Les gens oublient souvent que le cinéma crée de l’emploi et des richesses. Ce système de financement français est très malin, puisqu’il est basé sur la taxe spéciale additionnelle sur les billets d’entrée. Ce n’est pas l’argent du contribuable qui alimente l’avance sur recette : c’est l’argent du public qui va au cinéma. »

Au diapason de Justine Triet, Dominik Moll s’inquiète « de signaux faibles, d’une petite musique selon laquelle les films doivent être rentables ». « C’est une absurdité, dit-il. Un film, c’est un prototype, on ne peut pas savoir s’il va marcher ou non. Mon premier film a fait 8 000 entrées, le deuxième, deux millions. C’est impossible de savoir à l’avance. »

« C’est précisément parce que le système de financement du cinéma français est vertueux et extraordinairement privilégié dans l’équilibre mondial qu’il faut être attentif à ne pas l’abîmer, estime Rebecca Zlotowski. Dans toutes les compétitions mondiales, le cinéma français rayonne, triomphe. Les artistes ne gâchent pas la chance d’appartenir à cette culture de l’exception et le disent. Il faut que les dirigeants soient attentifs à ne pas casser ce merveilleux jouet, en fusionnant audiovisuel et cinéma par exemple. »

Stéphane Brizé s’interroge sur les intentions de celles et ceux qui ont fustigé la lauréate de la Palme d’or. « Que veulent-ils, ces députés et ministres ? Un cinéma qui rayonne dans les plus grands festivals et que les réalisateurs de ces films soient des bons petits soldats, vassaux de la parole gouvernementale ? Peut-être que ce qui les intéresse, ce n’est pas tant le rayonnement d’une pensée puissante portée par des films puissants que les bénéfices engrangés par d’autres films, peut-être français mais qui essaient de ressembler à des blockbusters américains. »

Lui aussi tient à rappeler que « le CNC, rouage essentiel de notre système, s’auto-alimente presque en totalité par les bénéfices de tous les films, français et étrangers ». Et il s’inquiète d’une focalisation sur les aides au cinéma, qui fait l’impasse sur d’autres soutiens publics peu remis en cause. « Il y a une indécence et un cynisme absolu à parler de l’argent public destiné au financement de la création, comme si nous faisions la manche pour faire exister nos films. Les mêmes omettent de parler de l’argent public destiné aux aides de toutes les entreprises, qui se chiffre en milliards. Et dans le tas, bon nombre d’entreprises polluantes dont une belle proportion ne s’embarrassent pas de scrupules lorsque, munies de ces aides publiques, elles sacrifient des emplois pour optimiser ce qu’ils appellent la compétitivité, et qui se nomme en réalité la profitabilité des actionnaires. »

Lundi 30 mai, « face aux attaques », la Société des réalisatrices et réalisateurs de films (SRF) a exprimé « son soutien sans réserve à Justine Triet et à son discours solidaire et engagé lors de la remise de la Palme d’or ». « Nous rappelons que chacun a le droit inaliénable de critiquer le pouvoir en place, quand bien même il s’agirait d’un ou d’une cinéaste ayant bénéficié d’un financement public, estime la SRF. Que ce soit sur la réforme des retraites, les dérives autoritaires de notre démocratie ou les tentations néolibérales qui menacent le secteur, ces craintes ont été maintes fois exprimées. » La Société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs (ARP) lui a aussi apporté son soutien. « Les aides publiques, qui représentent une part minoritaire dans le financement des films, ne peuvent en aucun cas conduire à un assujettissement des créateurs », écrit l’ARP.

Comme si nous faisions la manche pour faire exister nos films...

Stéphane Brizé, réalisateur de « La Loi du marché »

Membre de la SRF, le scénariste et réalisateur Mikael Buch n’en revient pas de « l’agressivité » exprimée contre Justine Triet. « Cette antienne selon laquelle les artistes boufferaient les impôts des gens, c’est du pur populisme. Ça me rappelle la violence verbale déployée contre Annie Ernaux au moment de son prix Nobel. Quand des femmes prennent la parole pour contester le système, la violence envers elles n’en est que redoublée. »

« Dans son discours, il n’y a aucune ingratitude, bien au contraire, poursuit-il. Justine n’a pas dénoncé le CNC ni la politique culturelle de la France, elle lui a rendu hommage. Elle exprime en revanche des alertes que nous ne cessons de faire. Il y a bien une dérive, un glissement vers une logique de marché. » Alors que la ministre vante un plan d’investissement sur les tournages et la formation de 350 millions d’euros annoncé à Cannes, Mikael Buch s’inquiète que ne soient à l’avenir favorisées que les « structures qui vont faire de grosses productions ». « On ne parle plus de films mais de contenus. Il y a une tendance à pousser de plus en plus les gros projets. Le rôle du CNC, c’est aussi de défendre une idée du cinéma d’auteur que la France a toujours défendue. »

« Justine porte un discours qui n’est pas que le sien : c’est le point de vue d’un grand nombre de professionnels du secteur, confirme la productrice de films d’art et essai Caroline Bonmarchand, à l’origine avec d’autres d’un appel à des états généraux du cinéma. Elle parle pour l’avenir d’un système, pour s’assurer que des cinéastes émergents pourront construire une œuvre. Un rapport du président du CNC, Dominique Boutonnat, a appelé à une plus grande rentabilité des films d’auteur. Les annonces d’investissements concernent des structures, une industrie, mais pas des investissements dans la création. C’est une politique proche qui a été mise en place au Royaume-Uni : elle a entraîné la disparition du cinéma indépendant britannique, et le Royaume-Uni est devenu un lieu de production exécutive pour les plateformes. »

Signe d’une profession divisée, Caroline Bonmarchand a regretté la « réaction de certains professionnels qui ont soit tardé à soutenir la liberté de parole, soit ont été virulents. On devrait s’insurger que l’on demande à une réalisatrice de se taire. [Elle aurait] aimé une réponse forte et unanime, mais pour l’instant, ça n’a pas eu lieu. »

L’équipe de Justine Triet, qui n’a pas souhaité exposer davantage la réalisatrice ces derniers jours, s’est un peu amusée de voir qu’au milieu de cette polémique les propos de la cinéaste sur les retraites n’ont pas été très commentés. « Certains considèrent qu’elle n’était pas à sa place en prenant la parole sur cette question brûlante des retraites à un endroit, Cannes, où les réalisateurs et réalisatrices ont pris l’habitude de ne plus la prendre : au contraire, c’était bienvenu », se félicite Jean-Gabriel Périot.

« Ne pas partager le constat de Justine Triet sur la gestion du mouvement social reviendrait à valider la manière dont cela a été fait, abonde Stéphane Brizé. Il n’y a pas eu de dialogue en amont de cette réforme des retraites et, inévitablement, il n’y avait pas d’autres moyens pour le gouvernement que de passer en force. Les ministres et le président pourront essayer de le chanter autrement, mais à part “mépris” et “brutalité”, je ne vois pas bien quels autres termes employer. »

« Ce n’est pas une opinion, mais un constat irréfragable : une fracture dans le pays a clairement été consommée, constatée, exprimée avec le passage en force de cette loi. Ça ne me semble pas polémique de le dire », justifie Rebecca Zlotowski.

« J’ai trouvé magnifique que Justine prenne la parole sur la réforme des retraites, j’étais fière d’elle, explique l’actrice Lætitia Dosch, qui a tourné pour elle dans le film La Bataille de Solférino. Voir cette grande cinéaste qui remet le sujet sur le tapis au moment où le monde entier l’écoute, ça m’a beaucoup émue. »

Étonnamment, dit-elle, « c’est le passage de son discours le plus oublié ».


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