Gauche : être ou ne pas être radical ?

mercredi 21 juin 2023.
 

Alors que les droites radicalisées ont le vent en poupe un peu partout en Europe, inversement, la part la plus à gauche souffre-t-elle de ce qu’elle est trop à gauche ou de ce qu’elle ne l’est pas assez ? Il se pourrait bien que les termes mêmes de la controverse soient une impasse de fait.

Il n’y aucune raison de se voiler la face. L’air du temps, en France comme en Europe, n’incite pas la gauche à l’optimisme béat. À l’échelle européenne, l’année 2022 a été électoralement celle de la droite et tout particulièrement celle de sa part la plus à droite. L’année 2023 n’a pas commencé sous de meilleurs auspices. En Finlande, en Grèce, en Espagne, la gauche accumule les défaites. Alors que les années 2010 nourrissaient l’espoir d’une gauche de gauche effaçant les dégâts laissés par la gauche sociale-libérale, la donne actuelle est amère pour Syriza, Die Linke et Podemos. La gauche ne va pas très bien ; la gauche de gauche ne va pas mieux…

Un article du Monde paru le 1er juin faisait utilement le point sur le débat qui s’amorce en France dans cette gauche de gauche, à commencer par sa force principale, La France insoumise. À bien des égards, ce débat est des plus classiques : la part la plus à gauche souffre-t-elle de ce qu’elle est trop à gauche ou de ce qu’elle ne l’est pas assez ? Il se pourrait bien que les termes mêmes de la controverse soient une impasse de fait.

L’état des lieux est, hélas, sans appel : pour l’instant, la dynamique est très à droite. L’extrême droite dirige aujourd’hui les gouvernements de trois pays européens : l’Italie (Fratelli d’Italia), la Hongrie (Fidesz) et la Pologne (Droit et Justice). Elle participe au gouvernement en Lettonie (Alliance nationale) et en Slovaquie (Nous sommes une famille). Enfin, elle soutient sans participer en Suède.

En 2022, dans seize pays européens où elle est bien représentée au Parlement, l’extrême droite compte en moyenne pour un peu plus de 18% des suffrages exprimés et cumule un peu plus de 21% des sièges dans les 16 chambres basses. Au Parlement européen, son groupe de référence (Identité et Démocratie) compte 62 députés, auxquels il faut ajouter 66 députés que l’on peut classer à l’extrême droite et qui appartiennent au groupe des Conservateurs et Réformistes Européens, sans compter une bonne vingtaine de non-inscrits (notamment les Hongrois du Fidesz), soit un total d’au moins 150 élus sur 705.

En France, tout laisse entendre que nous sommes plongés dans un étonnant paradoxe : alors que se déploie un mouvement social d’une ampleur, d’une unité et d’une détermination inédites, l’extrême droite pourrait bien en tirer le plus grand bénéfice politique. L’extrême droite et pas la gauche comme dans le passé… Mais le paradoxe en est-il vraiment un ?

Il ne suffit pas de se disputer pour savoir s’il faut plus ou moins de « radicalité » ou de « réalisme ». Quelle est l’ambition qui peut ramener vers la gauche celles et ceux qui s’en détournent ? Telle est la question qui devrait s’installer au cœur du débat d’idées.

Si on lit attentivement les sondages qui s’égrènent depuis des mois, on observe qu’une écrasante et stable majorité des personnes interrogées refuse la réforme gouvernementale des retraites, qu’une tout aussi forte majorité soutient le mouvement social en cours et qu’une majorité souhaite même que ce mouvement continue. Mais la même majorité conséquente est depuis le début persuadée que la réforme des retraites sera appliquée. Et quand on demande si les opposants à Macron feraient mieux que lui s’ils parvenaient au pouvoir, une majorité forte répond par la négative. On est contre ce qui se fait, mais on ne voit pas bien ce qui permettrait d’obtenir mieux.

Or, sans l’espérance, la colère se mue donc aisément en ressentiment. Et, quand le ressentiment l’emporte, la conclusion électorale se trouve volontiers dans l’abstention ou bien, quand la rage s’accompagne d’un vote, elle va vers la partie de la droite qui, depuis plus sept décennies, était tenue à l’écart de toute gestion gouvernementale de gauche comme de droite. Quand la désillusion se marie avec la méfiance et l’inquiétude, le « dégagisme » porte vers la droite. Mieux vaut le savoir quand on est face à la colère.

Tel est l’environnement qui fait que le face-à-face classique de la « radicalité » et de la « modération » peut conduire à une monumentale impasse.

Tout d’abord, dans l’évolution des deux dernières décennies, rien n’invalide ce qui devrait être perçu à gauche comme une vérité d’évidence. L’engluement dans les normes du capitalisme mondialisé contredit de façon absolue l’exigence d’un développement écologiquement sobre des capacités humaines ; mais aucune rupture avec les logiques dominantes ne peut se faire sans les majorités capables de la mener sur la longue durée. Un parti pris de « radicalité » dans la remise en question du désordre existant est nécessaire ; mais il est inopérant et peut même se retourner en son contraire – une contre-révolution –, s’il n’est porté que par une avant-garde plus ou moins minoritaire. Pour réussir, il faut certes une gauche bien à gauche, mais qui soit le ferment d’une majorité à gauche, « radicaux » et « modérés » conjuguant leurs forces à l’arrivée sans se rejeter mutuellement.

En second lieu, il faudrait pousser le plus loin possible l’idée – nourrie de l’expérience historique – selon laquelle la colère sans l’espérance tourne inéluctablement les désespérés vers le ressentiment. Si l’on y réfléchit bien, nous trouvons aujourd’hui deux cohérences face-à-face et toutes deux sont à droite. D’un côté, un projet économiquement libéral, de plus en plus autoritaire et ouvert sur l’extérieur (Europe, monde) ; de l’autre côté, un projet à la fois « illibéral », protectionniste et excluant. Le premier projet est porté par le macronisme et peut s’étendre à une part de la droite dite « gouvernementale » ; le second projet est porté par l’extrême droite et peut mordre aisément sur la droite classique la plus radicalisée.

Face à deux projets de droite, l’enjeu est d’affirmer un projet à gauche. À la mouvance socialiste européenne de dire alors si elle voit son avenir plutôt vers la droite ou plutôt vers la gauche… Pour une gauche de gauche, en tout cas, nul à gauche ne devrait être exclu a priori du grand œuvre dont l’Europe a besoin.

Or, la gauche a aujourd’hui un cadre de rassemblement (la Nupes) et un ensemble de propositions rassemblées dans un programme rompant avec le social-libéralisme d’hier. Mais ni l’accumulation de propositions ni même leur rassemblement en programmes ne peuvent servir de substitut au projet qui leur donne sens. Seul un récit cohérent peut redonner aux gauches leur pouvoir d’attraction, en reliant une visée, des valeurs, une méthode et le processus politique complexe qui les fait vivre dans la durée. Il ne suffit pas dès lors de promettre solennellement que, une fois au pouvoir, la gauche appliquera cette fois les mesures qu’elle n’avait pas su prendre auparavant. Il ne suffit pas de se disputer pour savoir s’il faut plus ou moins de « radicalité », plus ou moins de « réalisme ». Quelle est l’ambition, pour chaque individu et pour la société tout entière, qui peut ramener vers la gauche celles et ceux qui s’en détournent ? Telle est la question qui devrait s’installer au cœur du débat d’idées.

Ce qui est valable pour le cas français vaut pour l’Europe dans son ensemble. Pour l’instant, trois galaxies sont bien installées au Parlement européen : la droite classique, les socialistes et l’extrême droite sont de forces voisines (entre 140 et 180 députés). Le total du centre (où siègent les macronistes) et des Verts équivaut à peu près à 173 sièges. Quant à la Gauche unie européenne, elle compte moins de 40 députés. Le Parlement européen penche à droite et sa dynamique va vers une droite radicalisée.

Savoir qui donne le ton, une gauche plutôt portée vers la recherche de rupture ou une gauche comptant avant tout sur l’aménagement des logiques aujourd’hui dominantes : voilà qui n’a rien d’artificiel. Mais absolutiser la distinction en opposant, comme des blocs intangibles, « la » rupture et l’esprit de conciliation en général, voilà qui pousse aux débats scolastiques. Le risque est alors, pour creuser l’écart, de contourner l’urgence politique du moment : en Europe comme en France, le choix semble se réduire à l’affrontement des deux projets évoqués ci-dessus. Chacun d’entre eux offre une vision cohérente de l’Europe. Le premier adosse son libéralisme économique et son technocratisme autoritaire à une Europe fédérale intégrée, affirmant sa puissance à l’échelle mondiale. Le second insère son populisme autoritaire dans le projet d’un amalgame lâche d’États nationaux, partageant les mêmes obsessions identitaires et fondant leur protection sur une logique d’exclusion et sur une fétichisation des frontières, dans un monde dont on exacerbe les dangers.

La question des questions peut ainsi s’énoncer simplement : face à ces deux projets, sera-t-on capable d’en imposer un troisième ? Il reposerait sur le choix du public et de la solidarité, de la citoyenneté élargie, d’un retour de la primauté de la volonté politique (à l’échelle combinée des États et de l’Union). Il offrirait le visage d’une Europe de peuples et de citoyens souverains, agissant dans le monde, non comme une puissance mais contre la logique de puissance, autour du choix des interdépendances assumées et démocratiquement maîtrisées. Face à deux projets de droite, l’enjeu est d’affirmer un projet à gauche.

L’objectif n’est donc pas de savoir si l’on doit adopter ou non une posture « radicale », mais de proposer la construction de majorités les plus larges possibles pour rompre avec les valeurs, les critères et les méthodes qui, obstinément conduites depuis des décennies, ont conduit notre continent dans l’impasse. Processus maîtrisé de rupture et patientes constructions majoritaires : tels sont les maîtres-mots d’une relance à gauche. À la mouvance socialiste européenne de dire alors si elle voit son avenir plutôt vers la droite ou plutôt vers la gauche… Pour une gauche de gauche, en tout cas, nul à gauche ne devrait être exclu a priori du grand œuvre dont l’Europe a besoin.

La question des formes nécessaires – union, pluralité assumée – pour faire vivre un tel projet est importante. Elle ne peut pas passer avant celle du projet lui-même (non réductible à un programme) sans lequel les gauches, unies ou rassemblées, n’ont pas de sens et donc n’ont pas de force propulsive.

Roger Martelli


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