La presse « sérieuse » peut-elle raconter n’importe quoi ?

lundi 19 juin 2023.
 

À quel saint se vouer lorsque même les médias « dé référence » se vautrent dans la malinformation, voire la désinformation ?

La propagation de fausses informations, en particulier dans le domaine scientifique, augmente fortement depuis l’émergence d’Internet et des réseaux sociaux. Du fait du malaise induit par ces fausses informations, le citoyen ne sachant plus s’il doit croire ce qu’il est en train de lire, plusieurs journaux ont créé depuis plusieurs années une rubrique de vérification des faits (fact-checking) dont le but revendiqué est de trier le bon grain de l’ivraie. Lors de la pandémie de covid, les fausses informations ont pris une ampleur inégalée du fait de médias, de scientifiques ou de sites internet privilégiant un certain point de vue, ou d’erreurs commises de bonne foi par les mêmes. Ceci rend encore plus nécessaire la nécessité de disposer d’une information fiable et, la presse sérieuse prenant toutes les précautions pour délivrer une information vérifiée, le monde serait donc parfait. Cela est-il vraiment le cas ? Prenons trois exemples, volontairement anciens ou déconnectés de toute réalité dramatique afin de permettre une réflexion apaisée.

Le Monde, reconnu par beaucoup comme le champion de la presse sérieuse, se devrait donc d’être irréprochable. Par exemple, les prétentions de longévité dépassant allègrement le record des 122 ans de Jeanne Calment ne devraient pas apparaître dans ce journal. Ce n’est pas le cas, Le Monde ayant donné crédit en 2013 à l’existence d’un homme de 123 ans dans les Andes, en parfaite bonne forme, et d’une Indonésienne de 157 ans en 2010. Une simple réflexion, voire le contact avec un spécialiste, auraient montré au journaliste que de telles « nouvelles » n’étaient tout simplement pas sérieuses… mais Le Monde les publia.

Libération a créé la rubrique CheckNews devant garantir une information fiable. CheckNews a publié en octobre 2020 une critique sévère de déclarations mettant en cause l’efficacité des mesures de confinement durant la pandémie de covid, en se basant en particulier sur une étude de l’université d’Oxford en Grande-Bretagne. L’étude en question a été publiée sur internet, sans expertise des pairs et, à ma connaissance, jamais depuis dans un journal scientifique : nous allons comprendre pourquoi. La figure 1 de l’article montre la corrélation entre la précocité des mesures de restriction dans 170 pays et le délai avant le pic quotidien de mortalité de covid observée jusqu’au 27 mai 2020. Cette mortalité est observée en valeur absolue, sans donc tenir compte de la taille de la population. Cela n’a guère de sens, et on ne s’étonnera pas que les États-Unis aient eu un pic de mortalité plus important (environ 5000 morts) que le Botswana (1 mort) peuplé par deux millions d’habitants et ayant eu seulement 35 cas positifs fin mai 2020. La figure 3 de l’article, reproduite par Libération, corrèle le taux de croissance du nombre de morts quotidiens avec l’intensité des mesures de restriction. Ce taux n’a de sens et n’est calculable que si des décès sont observés sur plusieurs jours, mais la corrélation inclut 16 pays, comme le Botswana, ayant eu un seul décès et donc un taux de croissance du nombre de morts quotidiens incalculable, mais néanmoins considéré par les auteurs comme étant égal à zéro. La même remarque peut être faite pour les figures 2 et 4 de l’article : l’étude d’Oxford n’ayant aucun sens, elle ne montre donc rien. En résumé, Checknews s’est basé sur une étude sans valeur, mais c’est aussi le cas de Désintox sur Arte. Vouloir critiquer ce qu’on présente comme une fausse information en recourant à de fausses informations – peut-être parce que les journalistes n’avaient pas la formation pour les détecter – est un sérieux problème.

Autre exemple, en janvier 2023, celui d’une étude sur le diagnostic de performance énergétique (DPE) rapportée par Libération. Le journaliste commente, sans la critiquer, une étude de la société Hello Watt voulant tester si le DPE de 221 habitations est corrélé à la consommation électrique et de gaz réelle, connue grâce aux compteurs communicants. Toutefois, la figure reproduite par Libération attire l’œil en ce sens qu’une habitation ayant un très mauvais DPE a une consommation réelle très faible, ce qui ne semble possible que si les habitants utilisent peu le gaz et l’électricité, peut-être simplement parce que le logement est une résidence secondaire peu occupée. En lisant l’étude, au-delà du problème indiqué ci-dessus et impactant en fait l’ensemble de l’étude – puisque la durée d’occupation des logements n’est pas prise en compte –, on s’aperçoit que Hello Watt ne maîtrise pas les outils statistiques auxquels il fait appel, parlant (ce ne sont que deux exemples) de corrélation « insignifiante », mot inconnu en statistique, ou de corrélation de 28 « % », ce qui est tout aussi inconnu. En somme, cette étude est inutilisable, du fait de ses défauts méthodologiques et de la non-maîtrise des outils statistiques, mais cela n’a pas été vu par Libération qui estime qu’elle montre un « échec patent » du DPE, celui-ci étant « à peine plus prédictif que s’il avait été attribué au hasard ». Dans les faits, l’article de Libération a pu émouvoir les professionnels et les propriétaires, mais sur une base dénuée de fondement car on ne peut rien conclure de l’étude analysée par le journal.

Ces trois exemples, qui ne sont qu’une sélection, montrent que la « presse sérieuse » n’est pas toujours capable de proposer une information fiable, même quand elle prétend le faire grâce à une rubrique de vérification, comme Les Décodeurs (Le Monde), CheckNews (Libération) ou Désintox (Arte). On peut donc arriver à des situations cocasses quand, par exemple, c’est le site internet La Tronche en Biais, spécialisé dans l’analyse critique de la science, qui produit au début de 2023 la meilleure analyse critique d’un sondage de l’Ifop sur les croyances des jeunes, alors que la presse, comme Le Point, prend pour argent comptant ses résultats en écrivant que « les jeunes sondés qui rejettent toutes ces croyances farfelues sont nettement minoritaires ». Dans les faits, l’enquête conclut que 69% des jeunes croient à au moins une des douze « contre-vérités scientifiques » proposées, alors qu’une de ces « contre-vérités » est « manger bio ne sert à rien », que trois autres concernent des questions d’actualité politique, donc n’ayant rien à voir avec la science, et qu’il n’est pas possible de répondre « je ne sais pas ». En somme, pour ces raisons et d’autres, cette étude de l’Ifop n’a aucune valeur, La Tronche en Biais faisant remarquer qu’en proposant suffisamment de questions, on aurait fini par conclure que 100% des jeunes croient à au moins une contre-vérité scientifique.

La « presse sérieuse » s’est largement émue pendant la pandémie de covid de la désinformation sur les réseaux sociaux, dont le film « Hold-up » n’est qu’un exemple. Elle s’émeut aussi, avec raison, de l’influence des gourous d’Internet proposant par exemple des remèdes miracles pour retarder le vieillissement ou améliorer sa santé, qui aboutissent parfois à la mort des adeptes et le plus souvent à l’amaigrissement de leur portefeuille. Pour tenir ce rôle en étant crédible, il est indispensable de ne pas donner prise aux critiques, et cela ne peut se faire qu’en ayant une analyse fouillée des informations diffusées. La mise en place des rubriques de vérification ne suffit pas, des erreurs évitables étant commises, et la vérification de l’information doit s’étendre à l’ensemble des articles publiés, ce qui n’est visiblement pas le cas. Pour cela, le contact avec les spécialistes peut être nécessaire, ce qui est souvent fait mais pas toujours, mais la simple réflexion du journaliste devrait souvent suffire à détecter les fausses informations. Bien évidemment, cet article est écrit en partant du présupposé que les journalistes ont à cœur de proposer une information de qualité et pas simplement d’attirer le maximum de lecteurs à n’importe quel prix. Sinon, pourquoi avoir plus confiance dans la « presse sérieuse » que dans les informations fantaisistes qui circulent en permanence sur Internet ?

Éric Le Bourg


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