Le grand retour de « classe contre classe » ?

mardi 18 juillet 2023.
 

Jean-Luc Mélenchon ne serait plus admis en République tandis que Marine Le Pen y serait intronisée en grande pompe ? Inacceptable et incroyablement dangereux, dénonce Roger Martelli. Mais l’absurdité du concert qui écarte La France insoumise du prétendu « arc républicain » ne peut pas être la justification du repli sur soi, fût-ce au nom de l’unité populaire.

Jean-Luc Mélenchon vient de publier un billet de blog cinglant, dans lequel il dénonce les manœuvres autour de « l’arc républicain ». Il a mille fois raison de critiquer l’usage de cette notion, qui légitime la banalisation du Rassemblement national, efface la droitisation accélérée des Républicains et fait de l’ordre autoritaire choisi par le pouvoir une base d’unité nationale possible. On peut et on doit s’élever avec lui contre l’amalgame inacceptable qui est fait entre les « extrêmes », ce qui permet de porter les coups contre La France insoumise et de rester discret sur le Rassemblement national, que l’on range de moins en moins du côté de l’extrême droite !

Mais Jean-Luc Mélenchon a tort, au nom de cette exclusion intolérable, de retourner l’opprobre pour englober, dans la dénonciation de l’arc républicain, tout ce qui n’est pas La France insoumise, gauche et droite rassemblées. En fait, il saisit l’occasion pour reprendre la théorie, qualifiée par Chantal Mouffe de « populisme de gauche », qui explique que la scène politique ne relève plus du conflit de la droite et de la gauche, qu’elle se réduit au face-à-face du « eux » et du « nous », du « peuple » et de la « caste ». La France, nous dit-il, est d’ores et déjà du côté des pays qui ont fait le choix de l’extrême droite : la Hongrie, la Pologne, l’Italie. La caste, « gôche » incluse, est rassemblée dans la détestation de LFI ? Le peuple n’a donc plus d’autre pôle de rassemblement que La France insoumise…

Dans les années 1930, le mouvement communiste a été tenté par ce repli qui, au nom de la « fascisation » de la démocratie, en déduisait que la vie politique se réduisait au dilemme « communisme ou fascisme » et que tout ce qui n’était pas le communisme, à droite comme à gauche, n’était que l’expression d’un bloc bourgeois aux abois (les socialistes eux-mêmes étaient alors traités de « social-fascistes »). Heureusement, cette phase d’isolement a été abandonnée en 1934 et le PCF a eu l’intelligence de passer de la ligne désastreuse du « classe contre classe » à celle du « front populaire ».

Rassembler le peuple, rassembler la gauche, promouvoir une gauche bien à gauche ; opposer aux projets de la droite et de l’extrême droite un projet de gauche (pas seulement un programme) et rassembler autour de lui, sans esprit d’exclusion : telles sont les seules manières d’éviter le pire. Toute autre voie peut donner l’impression de la clarté et d’une radicalité salutaire : elle risque de n’être en fait que la légitimation d’un isolement politique redoutable. C’est un trop beau cadeau à Marine Le Pen et à celles et ceux qui ont l’oeil fixé sur elle.

Le texte qui suit est extrait d’un livre à paraître à la fin de l’été. Il évoque les années de la désastreuse stratégie communiste de « classe contre classe », qui faillit coûter cher au communisme et à la démocratie. L’Histoire ne repasse jamais les plats. Mais, si elle ne donne pas de leçons, elle oblige à réfléchir. Peut-être à éviter de refaire inlassablement les mêmes erreurs…

Au temps de « classe contre classe » (début des années 1930) Au début des années 1930, le jeune PCF est dans une situation à double face. Il s’est installé dans le paysage politique, a un réel dynamisme militant, agit sur le plan syndical avec la CGT dite « unitaire », installe les bases d’un communisme municipal et s’engage avec courage dans le combat pacifiste et anticolonialiste, au moment de l’occupation de la Ruhr par les troupes françaises ou lors de la guerre du Rif, qui voit le chef rebelle marocain Abd el-Krim se dresser contre les occupants français et espagnols.

Toutefois, alors qu’une majorité des socialistes français s’est prononcée pour une adhésion à l’Internationale communiste, créée en 1919 à Moscou, les électeurs ont par la suite donné largement l’avantage aux socialistes maintenus, qui recueillent deux fois plus de suffrages que les frères ennemis communistes. Le PCF est un parti de militants ouvriers combatifs et enracinés dans les périphéries banlieusardes, mais c’est un parti isolé, bientôt soumis à une violente répression policière. « Le communisme, voilà l’ennemi », déclare en avril 1927 le ministre de l’Intérieur radical-socialiste Albert Sarraut.

Il faut convenir que les communistes lui rendent volontiers la politesse. Ils le font d’autant plus que l’Internationale communiste, désormais dominée par Staline, les pousse dans cette direction. Voilà quelques années que l’on ne rêve plus à Moscou de la révolution mondiale attendue après 1917. La Russie soviétique ne croit plus à la grande marée révolutionnaire planétaire et se replie sur elle-même, en attendant des jours meilleurs. Faute de « révolution permanente », on se contentera provisoirement du « socialisme dans un seul pays ».

Autour de 1927-1928, une nouvelle ligne politique s’esquisse à l’intérieur de l’Internationale communiste, qui s’est créée à Moscou en 1919 et qui est désormais entièrement contrôlée par Staline. Le monde capitaliste, expliquent les dirigeants russes, est entré dans une « troisième période » : après la vague révolutionnaire qui suit 1917 et la stabilisation de 1924-1927, est venu le temps des crises, de la « fascisation » du régime et des nouvelles perspectives révolutionnaires. Mais cela implique que les communistes renoncent aux compromis, au légalisme et au parlementarisme : l’heure est aux affrontements directs et décisifs, « classe contre classe ».

Dans ce contexte tendu, où la peur de la guerre prend un tour paroxystique, la question des alliances n’est plus d’actualité. Désormais, ce sont des blocs qui sont face à face : d’un côté la bourgeoisie et son impérialisme, de l’autre le prolétariat adossé à sa « patrie soviétique ». Il n’y a plus de demi-mesure face à un bloc bourgeois où l’on ne distingue plus d’aile droite et d’aile gauche, où le fascisme et le socialisme sont à ce point rapprochés que l’on vilipendera désormais les « social-fascistes » de l’Internationale socialiste. À la limite, ce sont les socialistes qui sont tenus alors pour les plus dangereux, car ils empêchent les ouvriers radicalisés de rejoindre les rangs communistes…

Bon gré mal gré, le PC français s’engage à fond dans cette ligne, qui débouche sur une répression étatique sans précédent. Sous l’impulsion erratique de Moscou, la direction communiste française est resserrée et épurée. Sur le terrain, la grève politique de masse et l’occupation violente de la rue (« pour un œil les deux yeux, pour une dent toute la gueule ») sont les formes préconisées de la mobilisation militante. « Dans la situation actuelle du mouvement ouvrier, du développement fasciste du gouvernement et des organisations réformistes, du passage à la dictature fasciste ouverte, nous devons poser les solutions prolétariennes, donner au mouvement de masse antifasciste un caractère de classe, et la seule façon de le faire, c’est de propager déjà dans la masse les idées essentielles de la démocratie prolétarienne » (Raymond Barbé, devant le Bureau politique, 13 février 1930).

La nouvelle ligne s’avère calamiteuse. À l’échelle européenne, la réaction prend un peu partout de l’ampleur, des régimes autoritaires s’installent à l’Est, le nazisme l’emporte en Allemagne, le mouvement ouvrier est écrasé en Autriche. En France, la gauche remporte certes largement les élections législatives de 1932. Mais elle est divisée, les radicaux hésitent entre la fidélité au Cartel des gauches et les alliances avec la droite, tandis que les socialistes sont désarçonnés par l’ampleur de la crise économique et politique. Quant au PCF, qui avait bien passé le cap du premier tour des législatives de 1928 (11,3 % des suffrages exprimés), il est à peine au-dessus des 8 % en 1932 (10 députés contre 26 en 1924). Ses tentatives de mobilisations échouent toutes, les unes après les autres, et les échecs accentuent son isolement. Cerise sur le gâteau, le 6 février 1934, la république est à nouveau directement menacée par la pression d’une extrême droite qui puise ses ressources dans la tradition des « ligues » du XIXème siècle, mais qui évoque furieusement les exemples inquiétants et voisins de l’Italie et de l’Allemagne.

Officiellement, l’Internationale communiste ne démord pas de sa ligne « classe contre classe ». Mais Moscou s’inquiète des évolutions européennes. À la tête de l’Internationale, sous l’impulsion du Bulgare Georges Dimitrov, une partie de la direction émet des doutes sur la viabilité de la stratégie en place. À Paris, mal à l’aise avec une ligne de fermeture qu’il accepte, mais qui ne correspond pas à la culture un peu plus ouverte du « front unique », Maurice Thorez suit avec attention ce qui est en train de frémir à Moscou. Au printemps, il se saisit des premiers signaux venus du centre international. En juin, le PC signe un Pacte d’unité d’action avec les « sociaux-fascistes » d’hier. À l’automne, un pas supplémentaire est fait en direction des radicaux. Le « Front populaire » est désormais en marche et devient une ligne officielle en 1935, pour tout le mouvement communiste. Au début des années 1930, le modèle de référence de l’Internationale était le Parti communiste allemand, dont la rudesse toute prolétarienne était volontiers opposée à l’opportunisme latent des Français  ; en 1935, c’est le PCF qui fait figure de modèle de substitution.

On sait les effets de ce tournant imprévu. Au début de 1936, le programme du Rassemblement populaire est signé par une centaine d’organisations politiques, sociales ou culturelles. En 1936, l’alliance de gauche remporte les élections législatives. Le PCF, qui a consolidé spectaculairement son communisme municipal en 1935, dépasse les 15 % et multiplie par sept son nombre de députés aux législatives de 1936. La gauche a retrouvé ses couleurs, le rouge a rejoint le tricolore, le Front populaire l’emporte, le socialiste Léon Blum devient chef du gouvernement, les urnes et la grève imposent les grandes mesures sociales, la figure ouvrière est alors au centre du paysage social français. Entre 1934 et 1936, la division des gauches laisse la place à leur rassemblement, sous les auspices de l’antifascisme, mais autour d’un mot d’ordre qui suggère une ambition bien plus large : « Le pain, la paix, la liberté ».

Roger Martelli


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