Il est urgent d’en finir avec la Ve République

mardi 17 octobre 2023.
 

Critiqué de longue date, le régime issu de la Constitution de 1958 – qui fête ce mercredi ses 65 ans – est devenu plus inadapté et dangereux que jamais. Les acteurs de la société civile, syndicats et mouvement pour le climat au premier rang, auraient tout intérêt à s’approprier la revendication d’une nouvelle République.

https://www.mediapart.fr/journal/po...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20231004-182819&M_BT=1489664863989

Ce mercredi 4 octobre, la Ve République fête ses 65 ans. Dans quelques mois, elle deviendra le régime dont l’existence aura été la plus longue depuis la Révolution française, du moins si l’on accepte de faire coïncider le début « officiel » de la IIIe République avec le vote des lois constitutionnelles de 1875.

Symbolique, ce record annoncé n’a pas échappé à l’entourage du chef de l’État, qui vantait déjà « le régime le plus stable des deux derniers siècles » en amont du discours qu’il s’apprête à prononcer devant le Conseil constitutionnel. C’est peu dire qu’en dépit du suspense ménagé autour des annonces présidentielles, aucun propos révolutionnaire n’est à attendre concernant l’architecture générale de nos institutions. Si « la Constitution n’est pas figée », la « fidélité à son esprit » guide Emmanuel Macron, tient à faire savoir l’Élysée.

C’est bien là le problème. Car l’heure n’est plus aux rustines ou aux révisions partielles, ajoutant à la fameuse « plasticité » d’une République dont le cœur présidentialiste, lui, n’a jamais été durablement dérangé ni frontalement mis en cause. Concentration personnelle du pouvoir et irresponsabilité politique, aux dépens du corps civique lui-même et des diverses organisations qui expriment son pluralisme, en sont les vices originels, indépassés et de plus en plus problématiques.

La critique de la Ve République, aussi ancienne que son existence, n’a de fait jamais été autant justifiée qu’aujourd’hui, et le dépassement de ce régime aussi urgent.

En 1958, le changement constitutionnel imposé par le général de Gaulle avait au moins offert une réponse, majoritairement perçue comme viable, à une conjoncture dominée par une guerre de décolonisation en Algérie, dans laquelle la métropole engloutissait ses ressources et son crédit moral. Les nouveaux équilibres institutionnels, la promesse de modernisation du pays « par le haut » et celle du maintien de son prestige sur la scène internationale formaient un projet cohérent. Mais tout cela a volé en éclats.

Un régime dysfonctionnel, anachronique et dangereux

D’abord, le régime est devenu dysfonctionnel. Les maigres « retours » à la souveraineté populaire entre deux élections présidentielles ont disparu, qu’il s’agisse des législatives tenues en cours de mandat ou du recours au référendum, alors même que, par trois fois, les seconds tours pour l’accès à l’Élysée ont été vidés de leur sens par la présence de l’extrême droite.

À côté de cette légitimité électorale abîmée, la légitimité par les « résultats » de l’action publique en a pris un coup. Les dérives césaristes continuent (monopole et opacité des décisions, phénomènes de cour…), mais ne sont plus compensées par la perspective d’un progrès collectif. Celle-ci est obscurcie, entre autres, par la dégradation des services publics, les inégalités et la crainte du déclassement.

Ensuite, le régime est devenu anachronique. Les aspirations citoyennes à participer au pouvoir s’expriment régulièrement, que ce soit dans les sondages, dans les enquêtes qualitatives ou dans la rue. Ce n’est pas un hasard si les trois mouvements sociaux les plus originaux ou massifs des dix dernières années – Nuit debout, les « gilets jaunes » et la mobilisation de 2023 contre la réforme des retraites – ont été suscités par des mesures d’ordre économique mais ont débouché sur des revendications de nature démocratique.

Le juriste Dominique Rousseau, qui participait à la soirée publique organisée par Mediapart pour la VIe République, l’a exprimé avec éloquence dans une récente tribune : « Les citoyens demandent à être associés à la fabrication des lois, mais la Constitution en donne le monopole aux élus ; ils attendent un agencement équilibré des pouvoirs, elle confond pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire, et même médiatique ; ils réclament des espaces publics de délibération pour définir le bien commun, elle dissout [ce dernier] par un exercice privatif des institutions. »

Surtout, ce régime est inadapté au défi climatique, qui met en jeu rien de moins que notre santé et nos capacités de subsistance. Sur le papier, la Constitution est taillée pour les temps de crise, lorsque la situation commanderait de s’en remettre à un chef résolu. Mais on observe en réalité un défaut d’action. Quant aux efforts d’adaptation à la nouvelle donne, ils devront se faire dans la durée, en comptant sur l’intelligence collective plutôt que sur les intuitions d’une unique personne élue tous les cinq ans.

En ce sens, on peut considérer que le régime est devenu dangereux. Il l’est d’ailleurs pour une autre raison, à savoir le risque de bascule autoritaire à court terme. Dans notre « nouveau monde » électoral, l’hypothèse d’un accès de l’extrême droite à l’Élysée a gagné en consistance. Et le pire, c’est que ses protagonistes n’auront qu’à se couler dans le moule d’une Ve République qui présente bien des faiblesses en cas d’offensive systémique contre les piliers de l’État de droit.

Voilà autant de raisons de ne pas succomber aux clichés sur la fameuse « stabilité » du régime. Dans une tribune typique de ce genre d’argumentaire, l’éditorialiste Jean-Michel Aphatie livre une lecture exagérément noircie de la IIIe et de la IVe Républiques, pour mieux asséner : « Dans la période actuelle, les dirigeants sont médiocres. Mais les institutions sont fortes. La conclusion est simple : ce ne sont pas elles qu’il faut changer. » Alors que c’est précisément ce que cette force peut devenir dans de mauvaises mains qui devrait alerter tout démocrate conséquent.

La mobilisation introuvable

Le passage à un autre ordre constitutionnel, plus démocratique et plus inclusif de la diversité des intérêts sociaux, est non seulement nécessaire mais urgent. Et n’a rien à voir avec des considérations juridiques byzantines : il s’agit d’un front incontournable des luttes pour la justice sociale et climatique. À cet égard, les forces organisées associées à ces luttes sont en dessous de la main.

Des parlementaires de la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes) ont certes initié un travail commun sur la VIe République. Leurs formations respectives n’en ont pas moins loupé la brèche ouverte par des manifestations spontanées contre le « 49-3 », qui auraient été jugées improbables quelques semaines auparavant. Au lieu du triste spectacle d’universités d’été riches en polémiques nombrilistes, on aurait pu espérer une campagne commune sur les verrous institutionnels à faire sauter pour une politique au service du peuple.

Les syndicats, à force de camper sur une séparation rigide entre le champ social et le champ politique, restent également d’une pudeur décevante sur le sujet, quand on sait l’humiliation que leur a infligée le pouvoir retranché derrière les casemates du présidentialisme. Questionnée sur Mediapart à propos de leur impasse stratégique, Sophie Binet, la nouvelle secrétaire générale de la CGT, reconnaissait d’ailleurs une « impasse constitutionnelle et démocratique ».

La question institutionnelle mérite mieux que d’être laissée aux ravis de la crèche du statu quo.

Mais si, ajoute-t-elle, « ce n’est pas possible de continuer avec cette Constitution-là », et si l’on constate une certaine spécificité française dans cette impossible « sortie de crise » respectueuse de l’écrasante majorité de l’opinion publique, pourquoi ne pas faire de la VIe République un mot d’ordre majeur, à populariser auprès du salariat et à partager avec les partis politiques qui le portent ? Un changement de Constitution serait l’occasion de corriger la position vulnérable des corps intermédiaires en général, mais aussi d’avancer des propositions ambitieuses en termes de démocratie économique.

Enfin, les protagonistes du mouvement climat constatent à quel point les canaux pour peser de l’extérieur sur l’exécutif sont largement bouchés, sauf aux puissances économiques qui n’ont précisément pas pour objectif premier la décarbonation et la protection de la biodiversité. Pour le coup, aucun régime n’échappe à ce reproche. Mais ce serait justement une victoire que de provoquer un processus constitutionnel, dans un État majeur de l’Union européenne, pour y porter les enjeux du temps long et les intérêts de ceux qui ne peuvent pas parler : vivants non humains et générations à venir.

La question institutionnelle, en tout cas, mérite mieux que d’être laissée aux ravis de la crèche du statu quo, ou aux partisans obsessionnels de mesures-fétiches, comme le référendum ou le tirage au sort, qui ne peuvent prendre toute leur valeur qu’en étant intégrées à une refondation d’ensemble de notre ordre constitutionnel.

Fabien Escalona

4 octobre 2023


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