Surprise en Argentine : le candidat libéral d’extrême droite battu par le péroniste Massa

samedi 28 octobre 2023.
 

Malgré la vigueur des mouvements sociaux, la présidentielle d’octobre marque un virage très à droite du paysage politique en Argentine. Que s’est-il passé ? Mediapart a retrouvé des activistes qui se trouvaient aux avant-postes de la contestation pendant la grande crise de 2001. Ils décrivent la fin d’un cycle de vingt ans pour les gauches.

B) Argentine : Sergio Massa en tête du premier tour de la présidentielle, devant Javier Milei

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Le péroniste et ministre de l’Economie est arrivé en première position de l’élection présidentielle dimanche, devant le libertaire Javier Milei, pourtant donné en tête des intentions de vote. Ils s’affronteront lors du second tour le 19 novembre.

C’est un véritable retournement de situation pour Sergio Massa, candidat péroniste et actuel ministre de l’Economie . Arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle dimanche, avec 36,5 % des voix, devant Javier Milei (30 %), phénomène ultralibéral de ces élections, il a fait mentir la plupart des sondages, qui donnaient le libertaire gagnant. Les deux hommes s’affronteront au second tour le 19 novembre.

Les larmes de joie et de soulagement ont coulé au Complejo C, le QG de « Union por la Patria », l’alliance péroniste, après une dernière semaine de campagne vécue dans un stress intense, tandis que certains envisageaient même de voir Javier Milei l’emporter dès le premier tour.

Soulagement vs déception

« C’est un soulagement énorme. Je suis retraitée, je boucle difficilement les fins de mois. Il y a des problèmes, c’est clair. Mais au moins, j’ai accès à la santé, mes médicaments sont presque gratuits. Perdre tout ce qu’on a réussi à conquérir et faire un bond de vingt ans en arrière me terrifiait », confie Graciela qui, comme des centaines d’autres, est venue fêter la victoire de Sergio Massa.

Du côté de l’hôtel Libertador, où se trouvaient Javier Milei et son équipe, c’est la déception. Claudio Cativa, 29 ans et dirigeant d’une PME, veut toutefois croire que « les idées libérales font désormais partie du débat en Argentine. Si on ne gagne pas cette fois-ci, on gagnera la prochaine fois », assure-t-il, préférant que son candidat, qui a fait campagne sur le rejet de « la caste politique », « perde avec la tête haute plutôt qu’il fasse alliance avec la droite traditionnelle pour l’emporter au second tour. »

Appel à un gouvernement d’union nationale

Javier Milei a pourtant, lors de sa prise de parole dans la soirée de dimanche, fait un clair appel du pied au parti de la candidate malheureuse de droite Patricia Bullrich (24 %) : « Aujourd’hui, deux tiers des électeurs ont voté pour une alternative. […] Nous devons travailler ensemble pour en finir avec le kirchnerisme (mouvement qui soutient l’ex-présidente péroniste Cristina Kirchner , NDLR). »

A)22 octobre 2023 : Vers un virage très à droite de l’Argentine ?

Javier Milei n’hésite pas à recycler. Il arrive à l’économiste d’extrême droite, qui bouscule la politique argentine à l’approche de la présidentielle, de tempêter contre « la caste », concept popularisé notamment par Podemos en Espagne dès 2014. On l’a aussi vu entonner en meeting un slogan fétiche de l’Argentine en crise : « ¡Que se vayan todos ! » (« Qu’ils s’en aillent tous ! »).

Cet impératif avait surgi dans les manifestations de 2001. L’Argentine venait de faire banqueroute, et Fernando de la Rúa, le président de la République issu du parti radical, fuyait par hélicoptère la Casa Rosada, le siège de l’exécutif, sous la pression populaire. Pendant quelques mois, le pays semblait gouverné par des mouvements sociaux en pleine ébullition.

La droite la plus extrême vient donc de récupérer ce slogan, longtemps considéré comme un marqueur des gauches. L’opération a valeur de symbole du virage très à droite du paysage politique en Argentine. À quelques jours du premier tour, le 22 octobre, beaucoup s’interrogent : où est passée la gauche ?

« Le “Qu’il s’en aillent tous” de 2001 visait une cible très large : les politiques, les entrepreneurs, les juges et jusqu’aux multinationales présentes dans le pays. Le slogan de Milei ne concerne que la classe politique. Il épargne les entrepreneurs, qu’il ne juge responsables de rien », s’insurge Luis Kleszer.

Cet historien de 46 ans fut aux avant-postes des journées brûlantes de 2001. Il a notamment dirigé le Mouvement Teresa Rodríguez, un collectif de piqueteros, des chômeurs et chômeuses qui coupaient les routes, et animé une cantine populaire dans un quartier modeste de la capitale. Il se souvient de ce moment matrice : « La politique traversait tous les espaces de nos vies. Il y avait une forme d’espoir, similaire à celle vécue à la sortie de la dictature en 1983. »

Luis Kleszer dit encore : « La crise de 2001 fut créatrice. Elle venait de la gauche. On imaginait créer de nouvelles institutions, depuis la rue. La crise actuelle ne crée rien. Les droites promettent une sortie individuelle à la crise. Elles ne font que répéter des recettes éculées. » Il recourt à la vieille image du pendule pour expliquer la bascule du paysage politique ces jours-ci : puisque la gauche a échoué, il est temps de tester la droite.

Nuances de droite

Les trois candidat·es en tête des sondages incarnent en effet, chacun·e à leur manière, des nuances de droite. Javier Milei est un économiste libertarien en guerre contre l’État. Patricia Bullrich hérite de l’espace laissé par l’ancien président très droitier Mauricio Macri (2015-2019) et promet la construction de nouvelles prisons pour lutter contre le narcotrafic.

Quant à Sergio Massa, le ministre de l’économie sortant, il fait partie de l’aile la plus réaliste et FMI-compatible du péronisme, ce mouvement de masse attrape-tout, en théorie ni de droite ni de gauche, si difficile à cerner hors d’Argentine mais omniprésent dans le pays depuis les premiers mandats du général Perón (1946-1955).

Pour Mario Santucho, il se joue quelque chose de plus profond avec le scrutin du 22 octobre. « C’est la fin d’un cycle ouvert en 2001 où le mode de gouvernement central est le kirchnérisme », avance le rédacteur en chef de la revue Crisis. Le terme « kirchnérisme » fait référence aux mandats, à partir de 2003, des péronistes de gauche Nestor, puis Cristina Kirchner. Cette dernière, qui a présidé le pays de 2008 à 2015, est l’actuelle vice-présidente aux cotés du président sortant, Alberto Fernández.

« À partir de 2008, l’opposition conservatrice, le macrisme, s’était consolidée en réaction au gouvernement Kirchner. Un système de polarisation s’est mis en place, entre soutiens et adversaires de Kirchner, que l’on résume parfois sous le nom de la grieta [la fissure]. C’est tout cela qui est en train de disparaître », avance Mario Santucho.

Le père de Santucho fut un commandant de l’ERP, l’une des guérillas de gauche des années 1970, jusqu’à son assassinat en 1976. En 2001, le fils fut l’un des fers de lance du collectif Situaciones qui théorisait le « nouveau protagonisme social » en train d’apparaître dans le pays à travers une série de textes percutants, restés précieux pour toute une génération.

Le péronisme n’a pas remis en cause le processus de distribution des richesses, basé sur l’extractivisme.

Mariano Santucho, journaliste

À partir de 2003, le couple Kirchner a repris à son compte un agenda en partie porté par la rue depuis 2001 : la fin de l’austérité budgétaire (le pays rembourse de manière anticipée son prêt contracté au FMI en 2006), une politique mémorielle vis-à-vis de la dictature…

Mais beaucoup des participant·es de 2001 ont regretté le manque de radicalité des Kirchner, en particulier durant la gestion de Cristina, après la mort de Nestor en 2010. En témoigne l’adoubement de candidats péronistes de plus en plus modérés au fil des présidentielles : Daniel Scioli en 2015, Alberto Fernández en 2019, Sergio Massa cette année. Le pari de celles et ceux qui choisirent d’infiltrer le péronisme tendance Kirchner pour gauchiser les politiques au pouvoir n’a payé qu’en partie. L’agenda du kirchnérisme s’est révélé de plus en plus défensif.

Le bilan indigent du péroniste Fernández

« Le péronisme a participé à un mouvement de redistribution des revenus et d’inclusion de certains des plus pauvres. Mais il n’a pas remis en cause le processus de distribution des richesses, basé sur l’extractivisme et l’exportation sur les marchés internationaux », insiste Santucho. Il poursuit : « La gauche s’est trop adossée sur le consensus progressiste mis en place par les Kirchner. Elle a soutenu un consensus qui a laissé trop de gens de côté. Et au moment de la désintégration du péronisme kirchnériste, manifeste sous le mandat d’Alberto Fernández [président sortant – ndlr], toute la gauche se trouve mise dans le même sac. »

Le bilan d’Alberto Fernández est très critiqué, de tous les côtés. Au premier semestre 2023, la pauvreté touchait plus de 40 % de la population. L’inflation n’a cessé de grimper, proche des records de 2001. Les prix des vêtements ont bondi de plus de 700 % depuis sa prise de fonction fin 2019. Le pays est devenu encore plus dépendant aux prêts du FMI, héritage mal géré de la présidence Macri. Et les désaccords péronistes à peine masqués – les relations houleuses entre Kirchner et Fernández en particulier – ont achevé de paralyser l’action de l’exécutif.

Le mandat d’Alberto Fernández a fini de « désarmer » le kirchnérisme, résume l’essayiste Alejandro Horowicz. Cristina Kirchner elle-même, par ailleurs, se trouve de plus en plus fragilisée par plusieurs procédures judiciaires. Elle a été condamnée en décembre dernier à six ans de prison et à l’inégibilité à vie, même si elle reste protégée à ce stade par son immunité parlementaire.

De forts mouvements sociaux

Ce constat d’un effacement des gauches est d’autant plus rude à entendre, pour beaucoup, que l’Argentine reste un laboratoire des luttes, féministes ou écologistes. Comme le prouvent depuis juin les mobilisations à Jujuy, dans le nord-ouest du pays, contre l’extractivisme des groupes miniers étrangers, et en soutien aux droits des populations autochtones. « C’est un paradoxe, parce que les deux choses font partie du scénario : la droitisation du paysage institutionnel et la vigueur des mouvements sociaux, avance Ezequiel Adamovsky. Ces mouvements ont toujours été très vigoureux dans la rue en Argentine, mais leur traduction dans les urnes n’a jamais été simple… »

Adamovsky sait de quoi il parle. Il fut, en 2002, l’un des animateurs d’une des assemblées populaires les plus actives de Buenos Aires, ces réunions de voisin·es qui rêvaient de bâtir des institutions parallèles à l’État et au capitalisme. La presse conservatrice s’inquiétait alors des « soviets » en gestation. Aujourd’hui, quand Adamovsky entend Milei reprendre le « Qu’ils s’en aillent tous ! », il relativise, en historien : « Il n’est pas le premier à le faire. Dès 2008, des manifestations de droite, antikirchnéristes, s’étaient approprié ce slogan. Ce sont des mouvements qui n’ont rien à voir avec ce qui s’est joué en 2001, mais qui cherchent à capter un peu de cette légitimité populaire. »

Je comprends la colère des gens. Mais la différence avec 2001, c’est qu’il existe des politiques sociales qui limitent la casse.

Natalia Zaracho, députée

Adamovsky s’accorde avec Santucho sur la « fin d’un cycle progressiste ». Mais il juge que ce cycle avait déjà du plomb dans l’aile dès 2015, lorsque Mauricio Macri a été élu président (34 % au premier tour, 51 % au second). « C’est la première fois, en 2015, qu’un parti de droite, favorable aux entreprises, remporte des élections démocratiques en Argentine. Cela n’était jamais arrivé. Une vraie rupture. Mais Macri a gagné sans dire exactement ce qu’il comptait faire, en faisant passer son projet pour plus modéré qu’il ne l’était », avance Adamovsky. Il poursuit : « En 2019, Macri rassemble encore 40 % des voix au premier tour, en étant cette fois identifié très à droite. La fin du cycle de l’hégémonie progressiste remonte plutôt à 2019. »

L’« école vaticane » de Juan Grabois

À y regarder de près, la gauche institutionnelle bouge encore un peu. Mais à distance de « Cristina ». Deux tendances cherchent à l’incarner, mais peinent à s’imposer. En 2001, Natalia Zaracho avait 13 ans. Elle était déjà cartonera. Avec ses parents, elle éventrait les poubelles des rues pour revendre cartons et papiers à la décharge. Originaire de Villa Fiorito, le quartier pauvre de Buenos Aires où est aussi né Maradona, Zaracho est, depuis 2021, une députée péroniste, située sur l’aile gauche du parti.

Elle se souvient : « En 2001, je pensais ça aussi, que les politiques sont tous les mêmes. Je comprends la colère des gens. Mais la différence, aujourd’hui, c’est qu’il existe des communautés organisées et des politiques sociales qui limitent la casse. » Notamment des prestations sociales versées pour chaque enfant jusqu’à ses 17 ans, mises en place sous la présidence de Cristina Kirchner, insiste-t-elle. Membre du Mouvement des travailleurs exclus (MTE), cette élue veut faire entendre la voix d’un secteur informel en pleine explosion dans le pays.

Aux primaires d’août, elle fut l’une des fidèles de Juan Grabois, un péroniste venu du mouvement social, qui plaide en particulier pour un salaire de base universel. Mais Grabois - qui avait notamment tenu tête en 2022 à Javier Milei lors d’un débat épique de cinq heures, mettant en avant les politiques sociales de « l’école vaticane » du pape François, contre les tenants de l’ordre ultralibéral de « l’école autrichienne » chère à Milei - n’a récolté que 5,85 % des voix (contre 21,4 % pour Massa). Il a été éliminé de la course.

Assise sur le canapé de son bureau, au huitième étage d’une annexe qui offre une vue plongeante sur le dôme verdâtre du Congrès, Natalia Zaracho rentre vite dans le rang lorsqu’on en vient à aborder le profil très centriste du candidat péroniste Massa : « Au-delà des différences que l’on peut avoir au sein de la famille péroniste, il est important d’être unis pour que la droite et l’extrême droite ne puissent pas gouverner et accumuler les désastres. » En clair : elle est persuadée qu’il sera plus facile de batailler avec l’appareil péroniste le plus conservateur qu’avec Javier Milei ou Patricia Bullrich, voire avec une alliance des deux.

L’option trotskiste

L’autre candidate de gauche qui, elle, a passé l’obstacle des primaires et va bien concourir à la présidentielle du 22 octobre, n’est pas péroniste. L’avocate Myriam Bregman est la candidate du Front de gauche, une coalition de petits partis trotskistes, qui mène une campagne appliquée, mais un peu trop sage si l’on en croit les sondages, contre le FMI et en écho aux batailles féministes.

Nicolás del Caño, le candidat à la vice-présidence aux côtés de Bregman, nous a donné rendez-vous un samedi de septembre pour une séance de tractage à Lomas de Zamora, une commune du sud-ouest populaire de la banlieue de Buenos Aires où les péronistes tiennent encore le haut du pavé. Lui fait campagne en ciblant les électeurs et électrices péronistes de Juan Grabois aux primaires d’août, déçu·es par le profil de Massa. « Le gouvernement sortant n’a pas tenu ses promesses : il n’a pas rompu avec les politiques de réduction budgétaire de Mauricio Macri. Au contraire, ils ont approfondi un peu plus les maux structurels du pays : le logement, l’emploi précaire, l’inflation, les bas salaires… »

Il n’y a pas de “moindre mal” quand on parle de la présence du FMI en Argentine.

Nicolás del Caño, numéro deux du Front de gauche

Rien ne dit que le Front de gauche saura toutefois profiter de ces errements péronistes dans les urnes. D’abord parce que la connexion avec le mouvement ouvrier reste difficile en raison de l’ancrage péroniste chez les plus pauvres. Surtout, la coalition trotskiste risque de subir de plein fouet l’effet d’un vote tactique d’une partie de l’électorat de gauche, en faveur de Massa dès le premier tour, afin d’écarter le scénario d’un deuxième tour Milei-Bullrich.

Del Caño, qui s’est formé dans l’activisme étudiant, martèle, persuadé qu’il est encore temps d’inverser la tendance : « Il faut voter pour ses convictions. Il n’y a pas de “moindre mal” quand on parle de la présence du FMI. C’est déjà au nom du “moindre mal” que certains péronistes avaient appelé à voter De la Rua [en 1999], et cela a fini en catastrophe. Il est temps que la seule classe qui ait jamais gouverné ce pays, la classe des travailleurs, arrive au pouvoir ! »

Entre les péronistes de gauche désappointé·es et les trotskistes à la peine dans les sondages, certain·es veulent croire que d’autres espaces de gauche sont à inventer. Dans le sillage, par exemple, des expériences communautaires de l’Armée révolutionnaire du peuple (ERP), influencée par le guévarisme. « Les repères continuent de manquer pour une partie de la gauche, et cela s’explique par la disparition d’une génération de militants », notamment de l’ERP, glisse Luis Kleszer.

Si la gauche argentine patine en 2023, incapable de tracer un chemin en dehors de l’hégémonie de « Cristina », c’est aussi pour cela : parce que des milliers de militant·es ont été tué·es durant la dictature (1976 -1983), et qu’ils et elles continuent de manquer cruellement aux plus jeunes pour imaginer la suite.

Ludovic Lamant


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