Argentine : l’économiste Murray Rothbard, maître à penser du président argentin libertarien Javier Milei

vendredi 1er décembre 2023.
 

Le penseur états-unien de l’anarcho-capitalisme est l’une des références du nouveau président de l’Argentine. Sa pensée, peu connue en France, défend l’idée d’une société sans État régie par un capitalisme de laisser-faire.

Javier Milei a fait campagne avec ses quatre chiens. Il a multiplié les vidéos et les entretiens autour de ses amis à quatre pattes, qui sont un peu plus que de simples animaux domestiques. D’ailleurs, au lendemain de l’élection primaire du mois d’août où, à la surprise générale, il était arrivé en tête, l’économiste avait dédié cette victoire à « [s]es quatre enfants ».

Ces chiens sont issus du clonage du précédent ami domestique de Javier Milei, Conan, mort en 2017 et considéré par le candidat comme « un de [s]es amis et confidents les plus proches ». Pour 50 000 dollars, Conan a « donné vie » à cinq animaux (un d’entre eux, Conan junior, est mort depuis), dont les noms sont intéressants pour comprendre le cadre idéologique dans lequel évolue celui qui sera peut-être le prochain président de l’Argentine.

Les quatre chiens se nomment respectivement Robert, Lucas, Milton et Murray. Chacun de ces noms se réfère à un des économistes de référence de Javier Milei. Robert Lucas d’abord, qui semble le plus important, prix de la Banque de Suède (récompense souvent appelée le « prix Nobel d’économie ») en 1995, mort le 15 mai dernier.

Il est surtout connu pour avoir remis au goût du jour l’économie néoclassique, celle des grands équilibres par les prix, et d’avoir formulé dans les années 1970 la théorie dite « des anticipations rationnelles », venant soutenir l’idée de l’efficience fondamentale des marchés en absence de « frictions » causées par l’État.

Le troisième toutou de Milei est Milton, sans doute la plus connue des références de l’économiste. Milton Friedman (1912-2006) est le fondateur de l’école monétariste, qui donne la priorité à la lutte contre l’inflation par le contrôle de la masse monétaire et de l’indépendance de la Banque centrale.

Enfin, le dernier chien a un nom moins connu en France, mais qui est une référence centrale de Javier Milei lorsque l’on écoute son discours : Murray, pour l’économiste états-unien Murray Rothbard (1926-1995), le père de l’anarcho-capitalisme et l’un des penseurs les plus influents du libertarianisme.

Les principes libertariens

Le point commun à ces trois auteurs, qui ont par ailleurs des différences notables, c’est la détestation de l’État, ou plutôt l’idée que l’État est à la source des maux de la société et de l’économie. Mais de ce point de vue, celui qui a la pensée la plus aboutie est sans doute Murray Rothbard, qui a prétendu construire une véritable théorie philosophique, sociale et économique dans deux textes : For a New Liberty : The Libertarian Manifesto (« Pour une nouvelle liberté : le manifeste libertarien », paru en 1973, non traduit), et The Ethics of Liberty (publié en 1982 et traduit en français aux éditions Les Belles Lettres sous le titre L’Éthique de la liberté).

Le point de départ de la pensée de Murray Rothbard est ce qu’il appelle « l’axiome de non-agression » et qu’il résume ainsi dans Le Manifeste libertarien : « Aucun homme, ni aucun groupe d’hommes ne peut commettre d’agression envers une personne ou la propriété de quiconque. »

Ce principe va très loin puisqu’il est censé déterminer l’ensemble des relations sociales dans une société libertarienne. Ce que l’auteur appelle « crime » étant le non-respect de cet axiome. Crime pour lequel, selon l’auteur, l’esclavage et la torture sont d’ailleurs des pratiques punitives acceptables.

Évidemment, la part la plus importante de cet axiome est la question de la propriété, qui place d’emblée l’agression contre un bien au même niveau que celle contre une personne. S’appuyant sur la lecture de Locke (présentée et critiquée ici par le philosophe Pierre Crétois à propos de son ouvrage La Part commune, Amsterdam, 2020), Murray Rothbard fait de la propriété un droit « illimité » et « naturel ».

Le tout s’appuie sur un individualisme radical qui considère que la base de toute activité humaine est individuelle. S’il reconnaît les bienfaits de la coopération, cette dernière ne peut être que volontaire et fruit d’un choix final individuel. « Toute interférence dans les choix et le processus d’apprentissage des hommes est anti-humaine, elle viole le droit naturel des besoins humains », affirme-t-il dans Le Manifeste libertarien.

Or pour Rothbard, comme pour Locke, la propriété est légitimée par la capacité des individus à transformer les ressources par leur travail physique et mental. La propriété est le fruit de cette transformation et, en cela, elle est la poursuite du droit de se « posséder soi-même » puisque tout acte est in fine individuel.

C’est une absurdité, il n’existe pas réellement de société, mais seulement des individus qui interagissent. Murray Rothbard

En privant l’individu de sa propriété, on l’empêche de jouir de ses droits naturels, c’est-à-dire du résultat de ses choix individuels. Il n’y a donc pas de « droits humains séparables des droits de propriété ». Et ces droits impliquent aussi le « droit de donner à qui on veut cette propriété », c’est-à-dire, dans les faits, l’héritage ou la vente inconditionnelle de ses biens.

Murray Rothbard justifie alors en conséquence l’idée que la société n’existe pas. « C’est une absurdité, il n’existe pas réellement de société mais seulement des individus qui interagissent. » Margaret Thatcher reprendra plus tard cette formule qui deviendra célèbre. Mais Rothbard poursuit la logique : si la société n’existe pas, alors il n’y a pas de droit de la société, ni d’intérêts communs à un groupe de personnes déterminé à l’avance. L’État est donc illégitime.

« “Nous” ne sommes pas le gouvernement et le gouvernement n’est pas “nous” », résume-t-il dans Le Manifeste libertarien. L’État est un simple assemblage de bureaucrates et de groupes précis qui le contrôlent pour vivre des impôts. Dès lors, toute action de l’État est une attaque directe contre les individus et leurs propriétés. En particulier, l’impôt n’est rien d’autre qu’un vol. « L’État est le suprême, l’éternel et le mieux organisé des agresseurs contre les personnes et la propriété. Tous les États, partout, démocratiques, dictatoriaux ou monarchiques », conclut le penseur libertarien.

Murray Rothbard va alors développer l’idée d’une société fondée sur la seule propriété privée et régie par le capitalisme de laisser-faire. Car dans le domaine économique comme ailleurs, c’est l’État qui est à l’origine des crises et des mauvais fonctionnements du capitalisme, notamment par l’usage de la création monétaire. Ici, c’est la théorie du maître de Rothbard, l’économiste autrichien Ludwig von Mises, qui est reprise. Le marché débarrassé de toute interférence de l’État s’autorégule et permet une distribution juste des ressources. « Qu’est-ce que les gouvernements peuvent faire pour aider les pauvres ? Disparaître », tranche-t-il dans Le Manifeste libertarien.

L’État, source de tous les maux

En particulier la Banque centrale, considérée comme l’ennemi. Cette opposition est de principe et oppose fortement Murray Rothbard à Milton Friedman. Le premier est partisan de la suppression par principe de toute banque centrale, au profit de ce que l’on appelle le free banking, c’est-à-dire la liberté de banques privées d’émettre leurs propres monnaies qui seront en concurrence sur le marché. Les États-Unis et la Suisse ont connu de telles situations au XIXe siècle, qui ont inévitablement débouché sur des régulations étatiques puis sur la création de banques centrales.

De son côté, Milton Friedman ne défend la suppression de la banque centrale que dans des cas précis, comme celui du Chili du début des années 1980 où il avait conseillé une politique de dollarisation de l’économie (d’adoption du dollar comme ayant seul cours légal) accompagnée de la suppression de la banque centrale. La situation argentine permet sans doute de réconcilier les deux penseurs et, en passant, les deux chiens de Javier Milei, qui défend précisément ce dernier scénario. Mais les relations entre Murray et Milton n’ont pas toujours été au beau fixe : Murray Rothbard détestait Milton Friedman et a rédigé en 1971 un pamphlet contre son influence, Milton Friedman dévoilé (Milton Friedman Unraveled, non traduit en français).

Pour le reste de la société, Murray Rothbard décrit un monde entièrement privatisé et soumis aux marchés. Le libertarien y voit même une vraie politique écologique puisque les individus auront intérêt à prendre soin des ressources de leurs terrains et n’auront donc aucun intérêt à les polluer ou à les détériorer. Les rues seront également privées, et leur sécurité sera assurée par les sociétés payées par les propriétaires. En cas de litige ou de crime, il faudra avoir recours à des sociétés de justice privée en concurrence les unes avec les autres, ce qui devient parfois ubuesque dans la description même de Rothbard… Ce dernier en est même réduit à prendre modèle sur la justice privée médiévale.

Globalement, l’anarchisme de Rothbard se distingue de la tradition libertaire par la persistance de dominations fondées sur la propriété et l’argent et par la marchandisation complète de l’humanité. C’est une fausse anarchie puisqu’il existe des pouvoirs détenus par une minorité en concurrence permanente les uns avec les autres. Par ailleurs, les individus ne sont libres que dans la mesure où ils se soumettent à une force plus grande qu’eux, celle de la marchandise.

Et, de fait, c’est un monde qui semble d’une grande violence malgré le principe cardinal de non-agression. Pour une raison simple et entièrement ignorée par l’auteur libertarien : la sacralisation de la propriété crée des effets de domination et de concentration qui n’ont rien à envier à la violence étatique. C’est aussi un monde conservateur en ce que les possesseurs peuvent imposer par leur puissance existante leur propre volonté. Mais la pensée de Rothbard est unilatérale et simpliste : l’individu propriétaire est un être paisible et raisonnable, l’État est la source de tous les maux.

Un anarchisme d’extrême droite

L’anarcho-capitalisme de Rothbard a d’abord été une révolte contre le conservatisme. Pendant longtemps, l’économiste libertarien a pu utiliser son discours anti-establishment contre la droite états-unienne, qu’il considère comme convertie à l’étatisme. Une conversion qu’il considère comme une trahison des idéaux de la révolution états-unienne et des premiers démocrates jacksoniens de la première moitié du XIXe siècle et qu’il appelle les « paléo-libertariens ». Dans les années 1970, il a ainsi publié La Trahison de la droite américaine (non traduit) et dans les années 1980, il s’est déchaîné contre Ronald Reagan, jugé trop étatiste.

Cette position l’amène dans les années 1960 à se rapprocher de certains milieux de gauche qui centrent leur critique sur l’État, en réaction aux dictatures soviétiques et maoïstes. Ils se retrouvent alors dans la dénonciation de la guerre du Vietnam et de l’enrôlement de la jeunesse. Rothbard finit par rompre avec cette gauche, mais, en 1973, Le Manifeste libertarien fait une critique sans concession de la guerre et de la conscription, assimilée à un « meurtre de masse » et à de l’« esclavage ». Il défend aussi une liberté dans les mœurs, notamment une totale liberté sexuelle consentie, qui n’est pas alors sans résonance avec une grande partie de la gauche.

Malgré ces positions, Murray Rothbard va se rapprocher davantage de la droite la plus radicale, notamment sur deux sujets centraux : la question afro-américaine et celle du féminisme. Dans les deux cas, il rejette toute législation favorable aux Noirs comme aux femmes, ce que l’on a alors appelé « les actions affirmatives », c’est-à-dire les quotas ou autres obligations visant à compenser la situation objective de ces groupes.

Pour Rothbard, ces lois sont des agressions contre la propriété privée. Si un employeur ne veut pas embaucher d’Afro-Américains ou de femmes, nul ne peut l’y forcer. Si un bailleur refuse de louer à ces personnes, nul ne peut l’y contraindre. Cette position de principe cache en réalité une vision hiérarchique des « races » qui est conforme à son rejet absolu de l’égalitarisme comme étant « contre nature ».

La vision de Rothbard est celle d’une sorte de « racisme de concurrence » où le marché rétablit la hiérarchie « naturelle » entre les « races »

Dans un texte de 1974, L’Égalitarisme comme une révolte contre la nature, il plaçait ainsi la source des inégalités dans la génétique. Le marché ne venait ainsi que rendre visibles et « justes » ces inégalités « naturelles ». « La révolte égalitaire contre la réalité biologique est seulement le substrat d’une révolte plus profonde contre la structure ontologique de la réalité elle-même, contre précisément l’organisation de la nature et contre l’univers en tant que tel », résumait-il.

Évidemment, de cette justification génétique des inégalités à un racisme ouvert, il n’y a qu’un pas. Rothbard se définissait volontiers comme « racialiste » et préférait Malcolm X à Martin Luther King parce qu’il préférait la séparation entre Noirs et Blancs. Mais, précisa-t-il en 1993, il n’était pas favorable à un État noir parce que, prétendait-il, il aurait supposé une « aide publique » de la part des États-Unis.

La vision de Rothbard est celle d’une sorte de « racisme de concurrence » où le marché rétablit la hiérarchie « naturelle » entre les « races ». Et cela justifie la discrimination de fait. Il peut donc rejeter les discriminations officielles dont les Afro-Américains ont été victimes et défendre des « droits égaux », comme dans son texte de 1963, La Révolution nègre, à condition de ne pas contraindre les blancs à accepter une égalité raciale dont il conteste l’existence.

Cette même vision inspire son rejet profond de toute forme de féminisme. Et cela va bien au-delà de la question des quotas ou de la législation. Dans un texte publié en 1996, Origines de l’État-providence en Amérique, Murray Rothbard estime que ce sont les « femmes yankees » et « juives » qui, en luttant pour le droit de vote féminin, ont fini par imposer des politiques étatistes. Le New Deal lui-même se serait réalisé sous la pression de la femme de Franklin Roosevelt, Eleanor Roosevelt, qualifiée de « peut-être notre première Première dame bisexuelle ».

Rothbard va donc logiquement se rapprocher de l’extrême droite états-unienne, fréquentant des révisionnistes notoires, prenant, malgré ses origines juives, des positions ouvertement antisémites et défendant publiquement son ami David Duke, ancien du Ku Klux Klan, néonazi et suprémaciste blanc.

Avec Rothbard, le libertarianisme prend donc clairement sa place logique à l’extrême droite tant il est une pensée de l’inégalité absolue et de la domination de groupes jugés « supérieurs » sur d’autres. Dans des registres différents, mais avec la même logique, Rothbard rejoint donc les tendances d’extrême droite de Hayek ou de Röpke.

Quelle influence sur Javier Milei ?

Si l’influence de Murray Rothbard sur Javier Milei semble être la première source d’inspiration du candidat argentin, elle est parfois réinterprétée ou limitée puisque l’Argentin défend un État fort dans le domaine de la sécurité et de la justice. Il se rapprocherait alors plutôt de la pensée « minarchiste » de l’État minimal, défendu par exemple par Robert Nozick (1938-2002) qui a critiqué l’anarcho-capitalisme de Rothbard en insistant sur la possibilité pour l’État de maintenir un monopole dans le domaine judiciaire. Mais comme Rothbard, Javier Milei défend la liberté de porter des armes et de s’en servir pour se défendre, ce qui est une forme de privatisation de la justice.

D’ailleurs, depuis le premier tour, le candidat se fait plus discret, en dehors de son ambition de dollarisation de l’économie, sur les aspects les plus libertariens de son programme, pour s’attirer les voix de la droite traditionnelle, en faisant des objectifs de moyen ou long terme.

En cela, sa position n’est pas si éloignée de celle de Rothbard, qui s’est interrogé sur les questions de stratégie. S’il s’est toujours opposé au libertarianisme « utilitariste », c’est-à-dire par opportuniste, il a reconnu qu’il était possible de faire des compromis à condition de tenir toujours l’objectif d’abolition de l’État. C’est sans doute dans cette perspective qu’il faut comprendre le maintien de ces fonctions régaliennes dans le projet de Milei et son relatif assouplissement de l’entre-deux-tours.

Car, pour le reste, son programme et ses sorties de campagne sont sans ambiguïtés. Les fameuses mises en scène de Milei attaquant les dépenses publiques à la tronçonneuse ou mettant à terre tous les autres ministères que ceux de l’intérieur et de la justice confirment l’influence de cette pensée dans sa radicalité.

Celui qui n’hésite pas à proclamer que son « ennemi » est « l’État » reprend volontiers la vision de Rothbard sur la « caste de voleurs » qui gère les institutions. Une accusation qui, en Argentine, fait mouche dans une population paupérisée.

Tout le reste de son programme est marqué par les obsessions et les principes de Rothbard. Le projet de société est celui d’une marchandisation généralisée qui justifie la prostitution ou les ventes d’organes, du moment que tout cela est « volontaire », sans bien sûr s’interroger sur les conditions de cette volonté.

Parfois, cela peut donner des accents progressistes, comme on l’a vu avec Murray Rothbard : Milei n’a rien contre l’homosexualité ou le choix personnel du genre dans la mesure où ce n’est pas à l’État d’interférer dans les choix personnels. Mais là encore, pas question pour autant de défendre et protéger ces « choix ».

Dans une des sorties dont il a le secret, Javier Milei reprenait une rhétorique très rothbardienne : « Tu veux te définir comme un puma ? Fais-le, ça m’est égal tant que tu ne me fais pas payer la facture, que tu ne me l’imposes pas par l’État, que tu ne voles pas l’argent des autres pour imposer tes idées. » Bref, pas question de lutter contre la discrimination.


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