L’appui de plusieurs grandes puissances aux bombardements intensifs décidés par Israël, visant ostensiblement des populations civiles, ravivent l’accusation qui leur est adressée depuis longtemps, selon laquelle leurs politiques internationales se caractérisent par « deux poids, deux mesures » ou « double standard ».
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L’appui de plusieurs grandes puissances aux bombardements intensifs décidés par Israël, visant ostensiblement des populations civiles, ravivent l’accusation qui leur est adressée depuis longtemps, selon laquelle leurs politiques internationales se caractérisent par « deux poids, deux mesures » ou « double standard ».
Cette accusation a déjà été adressée à plusieurs puissances occidentales notamment lors des conflits qui ont surgi à la suite de l’effondrement de la Fédération de Yougoslavie et de l’intervention armée de l’OTAN. Elle a aussi visé à plusieurs reprises les Etats-Unis en ce qui concerne l’appui qu’ils ont apporté à plusieurs dictatures sur le continent sud-américain, alors qu’ils interviennent contre d’autres Etats par des mesures hostiles économiques ou militaires au motif qu’ils violent les droits humains ou des règles de droit international. La même accusation de « deux poids, deux mesures », ou « double standard », a été adressée à d’autres Etats comme, par exemple, la France lorsque celle-ci a tenté d’appuyer une coalition d’Etats de l’Afrique de l’Ouest pour une intervention militaire au Niger à la suite d’un coup d’Etat alors qu’elle appuie des régimes autoritaires ou dictatoriaux sur le même continent comme au Tchad et n’a prôné aucune intervention lors d’autres coups d’Etat dans la même région.
La dénonciation, aujourd’hui plus forte, de ces politiques de « deux poids deux mesures », ou « double standard », s’explique sans doute par l’extrême violence des bombardements de l’armée d’Israël à Gaza, par l’étendue des cibles visées (habitations, écoles, ambulances, hôpitaux...) entraînant des milliers de victimes civiles, hommes, femmes enfants et vieillards. A ces crimes intolérables qui heurtent l’humanité, il faut ajouter la vision des populations errantes auxquelles l’armée israélienne a enjoint de quitter leur maison après les avoir privées de ravitaillements, d’eau et d’électricité. Quand l’horreur atteint son comble, on attend des gestes forts pour permettre aux populations victimes de garder l’espoir de paix et de justice et pour empêcher la loi du plus fort de s’imposer aveuglément.
Au lieu de gestes forts par lesquels on pourrait sauver ce qui peut l’être, au lieu de replacer ce qui se passe aujourd’hui dans un contexte qui éclaire les événements et dans la longue histoire de la terre de Palestine pour préparer des solutions politiques qui assurent la paix aux populations dans des Etats viables et souverains, les Etats-Unis et de nombreux Etats européens ont décidé d’appuyer inconditionnellement un gouvernement israélien qui érige la vengeance et la riposte disproportionnée au rang de règles de droit international. Alors qu’elles en sont l’exacte contraire.
Pendant plusieurs semaines, les Etats-Unis et autres gouvernements européens, dont, à des niveaux variables, le Royaume uni de Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France, se taisaient ou justifiaient ces graves violations du droit international général et du droit international humanitaire. Pour toutes ces puissances, l’heure est au droit d’Israël de se défendre à la suite du terrible massacre de populations civiles israéliennes perpétré par les groupes palestiniens du Hamas. Certains responsables sont même prêts à pousser au crime. Ils le clament à leur manière avec un clin d’œil à ceux qu’ils croient être de futurs électeurs : « Israël n’a pas seulement le droit de se défendre, il en a le devoir. » Ce faisant, ces gouvernants se positionnent contre les voies que stipule la Charte des Nations unies, notamment en son chapitre 6 relatif au règlement pacifique des différends.
Illustrations de ces politiques de « deux poids, deux mesures », on n’a évidemment rien entendu de la part de ces Etats en faveur des populations lorsque les Américains bombardaient l’Irak, lorsque les colons israéliens aidés par leur armée chassaient ou tuaient des fermiers palestiniens. Le fameux discours de De Villepin au conseil de sécurité des Nations unies, dénonçant les politiques d’agression et l’emploi de la force, n’était salué en Europe que par des voix rares et le plus souvent pour sa formulation brillante et non pour ce qu’il est réellement : l’expression d’une vision politique juste des relations internationales fondée sur le respect de la Charte des Nations unies et des aspirations à la paix des peuples du monde, notamment au Moyen-Orient.
Aujourd’hui, de nombreux gouvernants croient volontiers être les gardiens éternels du droit international parce qu’ils ont condamné l’agression de l’Ukraine par la Russie. L’agression russe contre l’Ukraine autorise, bien sûr, l’Etat agressé à se défendre dans le cadre de la légitime défense comme le stipule l’article 51 de la Charte des Nations unies. Mais la légitime défense en Ukraine, en Israël ou ailleurs dans le monde est elle-même soumise aux règles édictées par l’article 51 précité et par le droit international conventionnel ou coutumier. On ne peut ici rappeler que l’essentiel. Le Conseil de sécurité devrait jouer un rôle déterminant comme gardien de la paix et de la sécurité internationale.
Mais ces résolutions ont été violées ou ignorées par Israël. Le rôle du Conseil de sécurité se trouve en outre neutralisé par le pouvoir de blocage de son intervention que constitue le droit de véto dont dispose chacun de ses cinq membres permanents. Les Etats-Unis ont essayé d’obtenir une résolution du Conseil de sécurité pour la légalité de leur intervention militaire contre l’Irak de Sadam Hussein et, ayant échoué à l’obtenir, ils ont décidé de mener une guerre de destruction des villes et des populations irakiennes alors qu’actuellement, ils s’opposent, au sein du Conseil de sécurité comme ailleurs, à l’organisation d’un cessez-le-feu et aux mesures qui définiraient une légitime défense proportionnée conforme au droit international général et au droit international humanitaire.
Tout se passe comme si les Etats-Unis peuvent tordre les règles de droit selon leurs intérêts en en faisant des instruments à géométrie variable dénonçant l’agression quand il s’agit de la Russie, devenu un Etat hostile, et encourageant l’occupation et les bombardements disproportionnés et indiscriminés lorsqu’il s’agit du protégé israélien.
Plus largement, cette situation montre combien est lourde la tâche des gouvernants aujourd’hui pour tirer les leçons de toutes les transformations intervenues dans la société internationale depuis la Charte de San Francisco et pour concevoir une réforme de l’Organisation internationale qui tienne compte non seulement des blocages du Conseil de sécurité mais aussi des nouveaux rapports de force consécutifs à la décolonisation, à la formation de nouveaux Etats et aux autres transformations du monde pour réduire ou éviter les violations massives et les manipulations des droits humains, la multiplications des conflits et les trop fortes disparités de développement : il est urgent de construire un ordre international qui réponde mieux aux aspirations des peuples du monde à la paix, à la liberté et au développement, et s’éloigne des appétits de domination.
En attendant cette tâche qui devrait rester dans l’agenda, chacun doit se rappeler tout de suite que la légitime défense individuelle ou collective est soumise en droit international à la règle de la proportionnalité. A titre d’exemple, ce n’est pas parce qu’un avion d’un Etat a violé l’espace aérien d’un Etat voisin que celui-ci serait autorisé à bombarder les villages de l’Etat fautif. Il faut ajouter qu’en plus de la règle de la proportionnalité, le droit international humanitaire, codifié et développé par les Conventions de Genève du 12 août 1949, interdit l’utilisation de la force contre les populations civiles.
Si les belligérants sont tenus par les dispositions de ces conventions et des protocoles additionnels du 8 juin 1977, les autres Etats ne doivent ni encourager le recours à la force ni même rester spectateurs. Ils sont tenus, aux termes mêmes de l’article 1er de ces conventions qu’ils ont ratifiées « de faire respecter » leurs dispositions. Ce n’est évidemment pas en jouant sur les mots tels que « trêve » ou « pauses » pour éviter le « cessez-le-feu » et ainsi permettre la prolongation du massacre des populations que les Etas répondent à l’obligation qu’ils ont souscrite de « faire respecter les conventions » de Genève.
Les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité du Hamas à l’égard des populations civiles israéliennes ne peuvent en aucune manière occulter ni justifier les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité de l’armée israélienne sur les populations civiles palestiniennes. Les responsables des pays qui se prévalent sans cesse de leur respect des droits humains et de leur démocratie agiront-ils pour permettre aux institutions judiciaires nationales et internationales de traduire les criminels devant les juridictions compétentes, ou assisterons-nous de nouveau à la politique du « double standard » ?
La Cour pénale internationale et la compétence universelle des juridictions nationales ne sont actionnées, pour l’essentiel, que s’agissant de ceux que les puissants de l’heure décident de punir comme Bachar el-Assad ou Vladimir Poutine et quelques dictateurs africains en rupture de ban. C’est là aussi une des nombreuses manifestations du « double standard ». A la lumière de ces quelques exemples, on peut définir ce qui est appelé aujourd’hui la politique de « deux poids, deux mesures » ou « double standard ». Il s’agit de politiques qui invoquent les règles de droit applicables ou les valeurs humanistes pour soutenir leurs desseins ou ceux de leurs amis, et les ignorent lorsqu’elles ne correspondent pas à la défense des intérêts du moment.
Le « double standard » peut s’exprimer de diverses manières et il n’est pas facile de caractériser, notamment sur le plan juridique, la responsabilité des Etats qui le pratiquent : comme le montrent les exemples précédents, il consiste le plus souvent à garder le silence sur les violations des règles droit international ou de droits humains. Même si l’abstention – par exemple, l’abstention de porter secours – peut d’après les juridictions internationales permettre, dans certains cas, de retenir la responsabilité d’un Etat, il reste difficile, dans l’ordre international actuel et de ses rapports de force, d’attaquer les Etats-Unis et d’autres puissances pour les politiques de « double standard » qui encouragent ou taisent les multiples crimes de guerre et crimes contre l’humanité perpétrés à Gaza.
Qui réussira à organiser la saisine de la Cour pénale internationale, à défaut de l’improbable compétence de la Cour internationale de justice ? Quel juge national en Europe réussira, malgré les forces hostiles, à faire jouer la compétence universelle pour traduire devant les tribunaux les auteurs des crimes contre l’humanité ? Rares sont les personnes qui osent seulement y penser.
Tous ces aspects se conjuguent pour rendre les effets des pratiques du « double standard » dévastateurs. L’effet le plus apparent est d’abord le discrédit qui frappent les politiques des puissances lorsqu’ils disent défendre le droit international et les droits humains alors qu’ils encouragent leurs amis à les violer. Ce discrédit qui entoure les politiques des Etats pratiquant le « double standard » porte préjudice au premier chef au développement des valeurs humanistes sur les territoires de ces Etats. Sur les territoires des puissances qui pratiquent le « double standard », on peut observer les difficultés et les crises politiques au sein des partis, des institutions et des opinions publiques que cette pratique provoque.
Dans les pays autoritaires, les adversaires des droits humains invoqueront le « double standard » pour essayer d’entraîner dans le discrédit les luttes pour les droits humains et les valeurs humanistes. Ce type d’attaque n’est pas nouveau. Dans les Etats autoritaires, les dirigeants n’arrivent pas à assimiler la dimension universelle des droits humains. Ils ne comprennent donc pas que les manipulations des droits humains en Europe n’empêcheront pas les luttes pour les droits et libertés de continuer quels que soient les lieux où cette lutte est nécessaire, y compris au sein de leurs peuples. Les défenseurs des droits humains, notamment dans les pays anciennement colonisés, savent depuis longtemps que de nombreux Etats se prévalent des droits humains et des libertés démocratiques tout en les manipulant et en les violant à l’encontre de larges parties des populations.
Certes, ni la Cour internationale de justice, ni la Cour pénale internationale ne sont armées aujourd’hui pour rechercher et établir la responsabilité des auteurs des politiques de « double standard ». Mais, au regard de la défense des intérêts à long terme de nombreux peuples du monde, loin d’une raison d’Etat à courte vue mal définie, l’application du « double standard » ruine ce qu’il y a de précieux dans la solidarité internationale.
Le « double standard » d’aujourd’hui sape, bien sûr, la capacité des puissances à proposer des solutions crédibles qui permettent de répondre aux aspirations légitimes des différentes parties. L’alignement sur les positions du gouvernement israélien et ses appétits d’annexion et de colonisation ne permettra pas non plus aux Etas européens de faire entendre les voix de la paix et de l’égalité des droits pour les peuples de la région. Mais ce sont toutes les relations internationales qui peuvent en subir le contre-choc. On ne peut ici citer tous les domaines qui peuvent à court ou moyen terme être impactés par le discrédit de plusieurs puissances du fait du « double standard » derrière lequel se cachent des intérêts mal assumés.
Autour d’Etats ou d’organisations actuelles ou à naître, des intérêts seront remis en cause à plus grande échelle que celle que l’on observe aujourd’hui en Afrique au détriment de la France ou en Asie au détriment des Etats-Unis. C’est une perspective qui éloigne de l’agenda pacifique que nous évoquions plus haut pour réformer le système de relations et d’organisations internationales en tenant compte des aspirations à la paix, la liberté et au développement des peuples du monde.
Madjid Benchikh, professeur émérite de l’Université de Cergy-Pontoise, ancien doyen de la Faculté de droit d’Alger
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