Champagne et montres de luxe : les cadeaux non déclarés de l’industrie pharmaceutique à la nouvelle ministre de la santé

lundi 1er janvier 2024.
 

D’après nos informations, Agnès Firmin Le Bodo, nommée mercredi après la démission d’Aurélien Rousseau, est visée par une enquête sur les cadeaux de la multinationale Urgo. En tant que pharmacienne, elle est soupçonnée d’avoir reçu de 2015 à 2020 pour 20 000 euros de bouteilles de champagne, montres de luxe, etc.

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ncoreEncore un beau symbole pour la « République exemplaire » d’Emmanuel Macron. La toute nouvelle ministre de la santé Agnès Firmin Le Bodo, nommée en urgence après la démission d’Aurélien Rousseau mercredi 20 décembre, au lendemain de l’adoption du projet de loi immigration, est visée par une enquête judiciaire ouverte en juin 2023 pour avoir reçu des cadeaux, sans les déclarer, de la part d’une multinationale des produits de santé, selon des informations de Mediapart.

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© Mediapart Cette pharmacienne de profession, qui dirige une officine au Havre (Normandie), est soupçonnée de s’être fait livrer à 21 reprises, de 2015 à 2020, des produits de luxe – des montres, bouteilles de vin et magnums de champagne, coffrets pour des week-ends... – pour un montant total évalué à 20 000 euros, de la part des laboratoires Urgo, qui cherchaient ainsi à fidéliser les pharmacien·nes et à augmenter leurs marges commerciales.

Inscrit dans la loi, le dispositif « anti-cadeaux » des professionnel·les de santé interdit pourtant très clairement aux pharmacien·nes de recevoir des avantages de la part des industriels de la santé. Sollicitée par Mediapart, Agnès Firmin Le Bodo a affirmé, par le biais de sa conseillère presse, qu’elle « répondra uniquement aux autorités compétentes », au cours d’une audition qui doit se dérouler « en janvier ». Les laboratoires Urgo n’ont pas répondu à notre sollicitation.

Illustration 2Agrandir l’image : Illustration 2 Agnès Firmin Le Bodo à l’hôtel de Matignon à Paris, le 20 novembre 2023. © Photo Raphaël Lafargue / Pool / Sipa Les soupçons qui visent la nouvelle ministre de la santé, laquelle occupait jusqu’ici les fonctions de ministre déléguée chargée de l’organisation territoriale et des professions de santé, et qui est porte-parole d’Horizons, le parti de l’ancien premier ministre Édouard Philippe, sont la conséquence d’une première enquête judiciaire ayant ciblé les pratiques commerciales illégales du groupe Urgo, multinationale française ayant réalisé 750 millions de chiffre d’affaires en 2022.

Au cours de cette enquête, la section de recherche de gendarmerie de Dijon et les services de la DGCCRF (direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) de Bourgogne-Franche-Comté, où l’entreprise a son siège social, ont découvert que le groupe avait offert indûment, de 2015 à 2021, plus de 55 millions d’euros de cadeaux à des pharmacien·nes d’officine sur l’ensemble du territoire. Ces avantages ont permis pendant toutes ces années à l’entreprise et aux pharmacien·nes de s’enrichir directement sur le dos des patients.

En effet, l’entreprise distribuait des récompenses sous la forme de cadeaux en contrepartie de l’achat par les pharmacien·nes de produits Urgo, mais surtout du renoncement à des remises commerciales. D’après les investigations de la gendarmerie et de la DGCCRF, la valeur des cadeaux distribués correspondait au montant de la remise non réalisée.

Au terme de cette enquête judiciaire, les laboratoires Urgo ont fait profil bas, reconnaissant l’existence de ce système qui contrevient à la loi depuis 1993. En janvier 2023, le groupe plaide coupable, dans le cadre d’une procédure d’une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) devant le tribunal judiciaire de Dijon. Il est condamné à une amende importante de 1,125 million d’euros, tandis que des saisies pénales de plus de 5,4 millions d’euros sont également confirmées.

20 343,70 euros de cadeaux recensés C’est alors qu’un second volet de l’affaire débute : après le groupe industriel, la justice se penche désormais sur tous les pharmaciens ayant reçu les cadeaux. En accord avec la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice, les investigations sont organisées de manière territoriale, en saisissant chaque parquet compétent. En Normandie, la DGCCRF est saisie d’une quarantaine de dossiers. Les cas les plus légers (moins de 1 000 euros de gratification) sont classés. Tandis que les autres dossiers donnent lieu à l’ouverture d’une enquête préliminaire, en juin 2023.

« Sur la quarantaine de pharmaciens concernés [dans la région], dix-neuf ont perçu des avantages compris entre 1 000 et 10 000 euros, trois entre 10 000 et 20 000 euros et trois entre 20 000 et 32 000 euros », indique à Mediapart Bruno Dieudonné, procureur de la République du Havre. Parmi les plus gros bénéficiaires présumés se trouve donc Agnès Firmin Le Bodo, dont les cadeaux sont évalués à 20 343,70 euros, d’après nos informations.

Selon des éléments de l’enquête tirés des listes d’Urgo, la pharmacienne est notamment suspectée d’avoir reçu en 2015 un lot de quinze bouteilles de champagne et quatre magnums Taittinger (604,29 euros), une montre homme Omega (1 435,70 euros), une montre Apple Watch (674,40 euros) ou encore 2 iPhone 6S (2 026 euros). L’année suivante, les soupçons portent sur un téléviseur Samsung incurvé (887,04 euros), une montre The Longines (1 093,86 euros), une ménagère 24 pièces (827,48 euros), un iPhone 7 (1 056,44 euros), une cocotte Le Creuset (180 euros).

Une autre montre – Tag Heuer Formula 1 (922,88 euros) – est recensée en 2017, avec vingt et une bouteilles et six magnums de champagne Taittinger (834,60 euros) et trois coffrets Relais & Châteaux pour des week-ends (2 186,34 euros). Cette année-là, Agnès Firmin Le Bodo fait son entrée à l’Assemblée nationale, tout en continuant à gérer son officine, où elle continue d’empocher des salaires allant de 62 389 euros net par an à 80 000 euros par an.

Elle n’informe pas l’Assemblée nationale des cadeaux qu’elle aurait reçus, d’après les éléments de l’enquête. Le code de déontologie oblige les député·es à déclarer « les dons d’une valeur qu’ils estiment supérieure à 150 euros » dans le cas où il les aurait reçus « à raison de leur mandat ». Mais, Agnès Firmin Le Bodo intervenant sur le sujet à la santé lors des débats au Parlement, n’aurait-il pas été utile de se prémunir de tout risque de conflit d’intérêts ? Sollicitée sur ce point, la ministre n’a pas répondu.

La liste des cadeaux de l’entreprise s’allonge encore de 2018 à 2020 : trente-six bouteilles de Bordeaux (1 041,60 euros), six bouteilles Taittinger Brut (1 53,94 euros), une enceinte Devialet (1 374,52 euros), un blender Smeg (138,44 euros).

Pas de déclaration L’échange de « bons procédés » entre laboratoires et pharmacien·nes d’officine a longtemps été banalisé : pour s’imposer dans les étals des pharmacies, et gagner des parts de marché, les laboratoires rivalisaient de cadeaux à destination des pharmacien·nes, en échange de commandes.

Ce système bien rodé de cadeaux accordés par les industriels aux professionnel·les de santé est pourtant encadré depuis 1993 (le dispositif est présenté en détail dans cette note d’information des ministères de la santé et de l’économie, ainsi que sur le site de l’Ordre des pharmaciens). Il a alors été formellement interdit aux professionnel·les de santé, dont les pharmacien·nes, de recevoir « des avantages en espèces ou en nature, sous quelque forme que ce soit, d’une façon directe ou indirecte », à moins qu’ils ne soient d’une « valeur négligeable ».

Plusieurs lois successives ont précisé et renforcé ce dispositif anti-cadeaux et les règles de transparence des liens d’intérêt avec les industriels : en 2002 par la loi Kouchner, en 2011 par la loi Bertrand à la suite du scandale du Mediator, en 2016 par la loi Touraine, mise en application par une ordonnance en 2017 et plusieurs arrêtés en 2020.

La députée Agnès Firmin Le Bodo a d’ailleurs participé à ces débats en tant que membre de la commission des affaires sociales lorsque l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn est venue demander, en mars 2019, à l’Assemblée nationale de ratifier l’ordonnance de 2017. À l’époque, Agnès Firmin Le Bodo a même défendu un amendement – finalement rejeté – visant à garantir la présence d’un représentant du conseil de l’ordre lorsqu’une perquisition est effectuée au sein d’une officine.

Ce « dispositif anti-cadeaux » prévoit des dérogations, justifiées par d’éventuels progrès thérapeutiques qui peuvent découler de liens d’intérêt entre industriels et professionnel·es de santé : la prise en charge des déplacements à des congrès médicaux et scientifiques, « d’un niveau raisonnable », des rémunérations pour des activités de recherche, encadrées par des conventions, l’organisation de formations par les laboratoires, etc.

Tous ces avantages et rémunérations doivent être déclarés aux ordres professionnels, et sont rendus public sur la base Transparence santé gérée par le ministère de la santé. Sur cette base, Agnès Firmin Le Bodo est bien présente. Sous le nom Agnès Firmin sont mentionnés des liens d’intérêt, entre 2012 et 2022, avec divers laboratoires pharmaceutiques : des avantages de 31 à 58 euros et des conventions d’hospitalité ou pour des interventions à des manifestations, aux montants non précisés. Sous la mention « Pharmacie Jenner » au Havre, est déclarée une convention en 2018, au montant non précisé, avec l’entreprise B3TSI, spécialisée dans le recueil et l’exploitation de données de santé, ainsi qu’une rémunération de 10 euros en 2019 par la même entreprise.

Il n’y a aucune mention de liens d’intérêt avec les laboratoires Urgo, et pour cause : si les montres, bouteilles de Champagne et de Bordeaux, cocotte Le Creuset et blender Smeg ont bien été offerts à la pharmacienne devenue ministre de la santé, c’est en toute opacité.

Caroline Coq-Chodorge et Antton Rouget


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