Robespierre (16 mai 1791) contre la réélection des députés et le cumul des mandats

dimanche 19 mai 2019.
 

Discours prononcé devant l’Assemblée constituante par Maximilien Robespierre le 16 mai 1791.

J’ai senti toute l’importance de la motion que j’ai faite à l’Assemblée ; ce n’est qu’après un mûr examen des raisons pour et contre que je me suis permis de la lui présenter je dois dire aussi qu’avant d’être convaincu par des raisons impérieuses de l’utilité de cette motion, de grands exemples, m’avaient déterminé en sa faveur ; un trait m’avait frappé dans l’histoire des législateurs, du moins de ceux dont on a conservé le souvenir.

Messieurs, les plus grands législateurs de l’antiquité, après avoir donné une constitution à leur pays, se firent un devoir de rentrer dans la foule des simples citoyens et de se dérober même quelquefois à l’empressement de la reconnaissance publique. Ils pensaient que le respect des lois nouvelles dépendait beaucoup de celui qu’inspirait la personne des législateurs, et que le respect qu’imprime le législateur est attaché en grande partie à l’idée de son caractère et de son désintéressement : du moins faut-il convenir que ceux qui fixent la destinée des nations et des races futures, doivent être absolument isolés de leur propre ouvrage, qu’ils doivent être comme la nation entière et comme la postérité : il ne suffit pas même qu’ils soient exempts de toute vue personnelle et de toute ambition ; il faut encore qu’ils ne puissent pas en être soupçonnés.

Pour moi, je l’avoue, je n’ai pas besoin de chercher dans les raisonnements bien subtils, la solution de la question qui vous occupe ; je la trouve dans les premiers principes de la droiture et dans ma conscience. Nous allons délibérer sur la partie de la constitution qui est la première base de la liberté et du bonheur public, l’organisation du corps législatif ; sur les règles constitutionnelles des élections, sur le renouvellement des corps électoraux.

Avant de se prononcer sur ces questions, faisons qu’elles nous soient parfaitement étrangères : pour moi, du moins, je crois devoir m’appliquer ce principe. En effet, je suppose que je ne fusse pas inaccessible à l’ambition d’être membre du corps législatif, et certes, je déclare avec franchise que c’est peut-être le seul objet qui puisse exciter l’ambition d’un homme libre ; je suppose que les chances qui pourraient me porter à cet emploi fussent liées à la manière dont les grandes questions nationales dont j’ai parlé seraient résolues, serais-je dans cet état d’impartialité et de désintéressement absolu qu’exige une tâche aussi importante ? Et si un juge se récuse lorsqu’il tient par quelque affection, par quelque intérêt, même indirect, à une cause particulière, serais-je moins sévère envers moi-même lorsqu’il s’agit de la cause des peuples ? Non, et puisqu’il n’existe pour tous les hommes qu’une même morale, qu’une même conscience, je conclus que cette opinion est celle de l’Assemblée nationale tout entière.

C’est la nature même des choses qui a élevé une barrière entre les auteurs de la constitution et les assemblées qui doivent venir après eux. En fait de politique, rien n’est utile que ce qui est juste et honnête ; et rien ne prouve mieux cette maxime que les avantages attachés au parti que je propose.

Concevez-vous quelle autorité imposante donnerait à votre constitution, le sacrifice prononcé par vous-mêmes des plus grands honneurs auxquels vos concitoyens puissent vous appeler ? Combien les efforts de la calomnie seront faibles, lorsqu’elle ne pourra pas reprocher à un seul de ceux qui l’ont élevée, d’avoir voulu mettre à profit le crédit que sa mission même lui donne sur ses commettants pour prolonger son pouvoir ; lorsqu’elle ne pourra pas même dire que ceux qui passent pour avoir exercé une très grande influence sur vos délibérations, ont eu la prétention de se faire de leur réputation et de leur popularité, un moyen d’étendre leur empire sur une Assemblée nouvelle ; lorsqu’enfin on ne pourra pas les soupçonner d’avoir plié au désir très louable en soi, de servir la patrie sur un grand théâtre, les principes des importantes délibérations qui nous restent à prendre

Cependant si, incapables de tout retour personnel sur eux-mêmes, ils étaient attachés au système contraire par des scrupules purement relatifs à l’intérêt public, il me semble qu’il serait facile de les dissiper.

Plusieurs semblent croire à la nécessité de conserver dans la législature prochaine, une partie des membres de l’Assemblée actuelle. D’abord parce que, pleins d’une juste confiance en vous, ils désespèrent que nous puissions être remplacés par des successeurs également dignes de la confiance publique.

En partageant le sentiment honorable pour l’Assemblée actuelle qui est la base de cette opinion, je crois exprimer le vôtre en disant que nous n’avons ni le droit ni la présomption de penser qu’une nation de vingt-cinq millions d’hommes, libre et éclairée, est réduite à l’impuissance de trouver facilement sept cent vingt défenseurs qui nous vaillent ; et si dans un temps où l’esprit public n’était point encore né, où la nation ignorait ses droits et ne prévoyait point encore sa destinée, elle a pu faire des choix dignes de cette révolution, pourquoi n’en ferait-elle pas de meilleurs encore lorsque l’opinion publique est éclairée et fortifiée par une expérience de deux années, si fécondes en grands événements et en grandes leçons

Les partisans de la réélection disent encore qu’un certain nombre de membres, et même que certains membres de cette Assemblée sont nécessaires pour éclairer, pour guider la législature suivante par les lumières de leur expérience et par la connaissance plus parfaite des lois qui sont leur ouvrage.

Pour moi, sans m’arrêter à cette idée, qui a peut-être quelque chose de spécieux, je pense d’abord que ceux qui, hors de cette Assemblée, ont lu, ont suivi nos opérations, qui ont adopté nos décrets, qui les sont défendus, qui ont été charges par la confiance publique de les faire exécuter ; que cette foule de citoyens dont les lumières et le civisme fixent les regards de leurs compatriotes, connaissent aussi les lois et la constitution ; je crois qu’il n’est pas plus difficile de les connaître qu’il ne l’a été de les faire. Je pourrais même ajouter que ce n’est pas au milieu de ce tourbillon immense d’affaires où nous nous sommes trouvés, qu’on a été le plus à portée de reconnaître l’ensemble et les détails de toutes nos opérations ; je pense d’ailleurs que les principes de cette constitution, sont graves dans le coeur de tous les hommes et dans l’esprit de la majorité des Français ; que ce n’est point de la tête de tels ou tels orateurs qu’elle est sortie, mais du sein même de l’opinion publique, qui nous avait précédés et qui nous a soutenus : c’est à elle, c’est à la volonté de la nation qu’il faut confier sa durée et sa perfection, et non à l’influence de quelques-uns de ceux qui la représentent en ce moment.

Si elle est votre ouvrage, n’est-elle pas le patrimoine de citoyens qui ont juré de la défendre contre tous ses ennemis ? N’est-elle pas l’ouvrage de la nation qui l’a adoptée ? Pourquoi les assemblées de représentants choisis par elle, n’auront-elles pas droit à la même confiance ? et quelle est celle qui oserait renverser la constitution contre sa volonté ?

Quant aux prétendus guides qu’une assemblée pourrait transmettre à celles qui la suivent, je ne crois point du tout à leur utilité ; ce n’est point dans l’ascendant des orateurs qu’il faut placer l’espoir du bien public, mais dans les lumières et dans le civisme de la masse des assemblées représentatives. L’influence de l’opinion publique et de l’intérêt général diminue en proportion de celle que prennent les orateurs ; et quand ceux-ci parviennent à maîtriser les délibérations, il n’y a plus d’assemblée ; il n’y a plus qu’un fantôme de représentation, alors se réalise le mot de Thémistocle, lorsque, montrant son fils enfant, il disait : « voilà celui qui gouverne la Grèce : ce marmot gouverne sa mère, sa mère me gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent la Grèce ».

Ainsi, une nation de vingt cinq millions d’hommes serait gouvernée par l’assemblée représentative, celle-ci par un petit nombre d’orateurs adroits ; et par qui ces orateurs seraient-ils gouvernés quelquefois ?... Je n’ose le dire, mais vous pourrez facilement le deviner. Je n’aime point cette science nouvelle qu’on appelle la tactique des grandes assemblées ; elle ressemble trop à l’intrigue la vérité et la raison doivent seules régner dans les assemblées législatives. Je n’aime pas que des hommes habiles puissent, en dominant une assemblée par ces moyens, préparer, assurer leur domination sur une autre, et perpétuer ainsi un système de coalition qui est le fléau de la liberté. J’ai de la confiance en des représentants qui, ne pouvant étendre, au-delà de deux ans, les vues de leur ambition, seront forcés de la borner à la gloire de servir leur pays et l’humanité, de mériter l’estime et l’amour des citoyens dans le sein desquels ils sont sûrs de retourner à la fin de leur mission.

Deux années de travaux aussi brillants qu’utiles sur un tel théâtre, suffisent à leur gloire. Si la gloire, si le bonheur de placer leurs noms parmi ceux des bienfaiteurs de la patrie ne leur suffit pas, ils sont corrompus ; ils sont au moins dangereux, il faut bien se garder de leur laisser les moyens d’assouvir un autre genre d’ambition. Je me défierais de ceux qui, pendant quatre ans, resteraient en butte aux caresses, aux séductions royales, à la séduction de leur propre pouvoir, enfin, à toutes les tentations de l’orgueil de la cupidité.

Ceux qui me représentent, ceux dont la volonté est censée être la mienne, ne sauraient être trop rapprochés de moi, trop identifiés avec moi ; sinon la loi, loin d’être la volonté générale, ne sera plus que l’expression des caprices ou des intérêts particuliers de quelques ambitieux ; les représentants - ligués contre le peuple avec le ministère et la cour -, deviendront les souverains et bientôt les oppresseurs.

Ne nous dites donc plus que s’opposer à la réélection, c’est violer la liberté du peuple. Quoi, est-ce violer la liberté que d’établir les formes, que de fixer les règles nécessaires pour que les élections soient utiles à la liberté ?

Tous les peuples n’ont-ils pas adopté cet usage ? N’ont-ils pas surtout proscrit la réélection dans les magistratures importantes, pour empêcher que sous ce prétexte les ambitieux ne se perpétuassent par l’intrigue, et par la facilité des peuples ?

N’avez-vous pas vous-mêmes déterminé des conditions d’éligibilité ? Les partisans de la réélection ont-ils alors réclamé contre ces décrets ? Or, faut-il que l’on puisse nous accuser de n’avoir cru à la liberté indéfinie en ce genre que lorsqu’il s’agissait de nous-mêmes, et de n’avoir montré ce scrupule excessif que lorsque l’intérêt public exigeait la plus salutaire de toutes les règles qui peuvent en diriger l’exercice ?

Oui, sans doute, toute restriction juste, contraire aux droits des hommes, et qui ne tourne point au profit de l’égalité, est une atteinte portée à la liberté du peuple ; mais toute précaution sage et nécessaire que la nature même des choses indique pour protéger la liberté contre la brigue et contre les abus du pouvoir des représentants n’est-elle pas commandée par l’amour même de la liberté ?

Et d’ailleurs n’est-ce pas au nom du peuple que vous faites ces lois ?

C’est mal raisonner que de présenter vos décrets comme des lois dictées par des souverains à des sujets ; c’est la nation qui les porte elle-même par l’organe de ses représentants. Dès qu’ils sont justes et conformes aux droits de tous, ils sont toujours légitimes ; or, qui peut douter que la nation ne puisse convenir des règles qu’elle suivra dans ses élections pour se défendre elle-même contre l’erreur et contre la surprise ?

Au reste, pour ne parler que de ce qui concerne l’Assemblée actuelle, j’ai fait plus que de prouver qu’il était utile de ne point permettre la réélection ; j’ai fait voir une véritable incompatibilité, fondée sur la nature même de ses devoirs. S’il était convenable de paraître avoir besoin d’insister sur une question de cette nature, j’ajouterais encore d’autres raisons.

Je dirais qu’il importe de ne point donner lieu de dire que ce n’était point la peine de tant presser la fin de notre mission, pour la continuer en quelque sorte sous une forme nouvelle. Je dirais surtout une raison qui est aussi simple que décisive : s’il est une assemblée dans le monde à qui il convienne de donner le grand exemple que je propose, c’est sans contredit celle qui durant deux années entières, a supporté des travaux dont l’immensité et la continuité semblaient être au-dessus des forces humaines.

Il est un moment où la lassitude affaiblit nécessairement les ressorts de l’âme et de la pensée ; et lorsque ce moment est arrivé, il y aurait au moins de l’imprudence pour tout le monde à se charger encore pour deux ans du fardeau des destinées d’une nation.

Quand la nature même et la raison nous ordonnent le repos, pour l’intérêt public autant que pour le nôtre, l’ambition ni même le zèle n’ont point le droit de les contredire. Athlètes victorieux, mais fatigués, laissons la carrière à des successeurs frais et vigoureux, qui s’empresseront de marcher sur nos traces, sous les yeux de la nation attentive, et que nos regards seuls empêcheront de trahir leur gloire et la patrie.

Pour nous, hors de l’Assemblée législative, nous servirons mieux notre pays qu’en restant dans son sein : répandus sur toutes les parties de cet empire, nous éclairerons ceux de nos concitoyens qui ont besoin de lumières ; nous propagerons partout l’esprit public, l’amour de la paix, de l’ordre, des lois et de la liberté. Oui, voilà dans ce moment la manière la plus digne de nous et la plus utile à nos concitoyens, de signaler notre zèle pour leurs intérêts. Rien n’élève les âmes des peuples, rien ne forme les moeurs publiques comme les vertus des législateurs : donnez à vos concitoyens ce grand exemple d’amour pour l’égalité d’attachement exclusif au bonheur de la patrie ; donnez-le à vos successeurs, à tous ceux qui sont destinés à influer sur le sort des nations. Que les Français comparent le commencement de votre carrière avec la manière dont vous l’aurez terminée, et qu’ils doutent quelle est celle de ces deux époques où vous vous serez montrés plus purs, plus grands, plus dignes de leur confiance !

Je souhaite que ce parti soit agréable à ceux mêmes qui croiraient avoir les prétentions les plus fondées aux honneurs de la législature. S’ils ont toujours marché d’un pas ferme vers le bien public et vers la liberté, il ne leur reste rien de plus à désirer : si quelqu’un aspirait à d’autres avantages, ce serait une raison pour lui de fuir une carrière où peut-être l’ambition pourrait à la fin rencontrer des écueils.

Au reste, je pense que toutes les ressources de l’éloquence et de la dialectique, seraient ici inutiles pour obscurcir des vérités que le sentiment autant que le bon sens, découvre à tous les hommes honnêtes ; et s’il est facile en général de tenir l’opinion suspendue par des raisonnements plus ou moins spécieux, il est au moins dangereux dans certaines occasions, qu’un oeil attentif ne voie l’intérêt personnel percer à travers les plus beaux lieux-communs sur les droits et sur la liberté du peuple. Je suis loin de prévoir ici de pareils obstacles pour une proposition qui, par sa nature, semble appeler un assentiment aussi prompt que général ; mais si elle en éprouvait, je la crois tellement nécessaire à l’intérêt de la nation, et liée à la gloire de ses représentants, que je n’hésiterais pas à leur demander une permission qu’ils n’ont jamais refusée à personne ; celle de dire quelques mots pour répondre aux objections que ma motion pourrait essuyer.

Je finis par une déclaration franche. Ce qui a achevé de me convaincre de la vérité de l’opinion que je soutiens, ce qui m’y a invariablement attaché, c’est à la fois la vivacité des efforts et la faiblesse des raisons par lesquelles on s’est efforcé de préparer de longue main les esprits au système contraire ; cette curiosité inquiète avec laquelle on interrogeait les opinions particulières, ces insinuations adroites, Ces propos répétés à l’oreille pour décréditer d’avance ceux à qui l’on croyait une opinion contraire, en assurant qu’il n’y avait que des ennemis de l’ordre ou de la liberté qui pussent la soutenir ; cet art de remplir les esprits de terreur par les mots d’anarchie, d’aristocratie ; ces inquiétudes, ces mouvements, ces coalitions ! Enfin, j’ai vu que ce système se réduisait tout entier à cette idée pusillanime, fausse et injurieuse à la nation, de regarder le sort de la révolution comme attaché à un certain nombre d’individus ; et j’ai dit : la raison et la vérité ne combattent point avec de pareilles armes et ne déploient point ce genre d’activité

J’ai cru sentir qu’il importait infiniment de détruire la cause de toutes ces agitations ; il m’a paru que, dans un temps où nous devons tous réunir toutes nos forces pour terminer nos travaux d’une manière également prompte et réfléchie, ce serait un grand malheur que des hommes éclairés fussent en quelque sorte partagés entre les soins qu’ils exigent et l’attention qu’ils pourraient donner à ce qui se passerait au dehors, dans le temps des assemblées et des élections dont le moment approche.

Quel scandale si ceux qui doivent faire des lois contre la brigue, pouvaient en être eux-mêmes accusés ! Et combien n’importe-t-il pas de faire cesser certains bruits, mal fondés sans doute, qui se sont déjà répandus et même accrédités.

Enfin, et ce seul mot suffisait peut-être, puisque nous allons fixer définitivement les rapports, le pouvoir des législatures, la manière même d’y être élu, procédons à ce grand travail, non comme des hommes destinés à en être membres, mais comme des hommes qui doivent redevenir bientôt de simples citoyens. Pour nous garantir à nous mêmes, pour garantir à la nation entière que nous serons tous animés d’un tel esprit, le moyen le plus sûr est de nous placer en effet nous mêmes dans cette condition ; il faut donc avant tout, décider la question qui concerne les membres de l’Assemblée actuelle.

 Je demande que l’on décrète que les membres de l’Assemblée actuelle, ne -pourront être réélus à la suivante ».

Maximilien Robespierre


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