La résistance palestinienne n’est pas un monolithe

dimanche 12 mai 2024.
 

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Alors que les Palestinien·nes s’interrogent sur le génocide qui leur est infligé et sur leurs perspectives de libération nationale, c’est leur rendre un mauvais service que d’aplatir leur diversité politique et les débats complexes en cours.

Depuis le 7 octobre, toute évaluation critique de l’opération militaire du Hamas – sa méthode, sa rationalité, ses cibles ou son rôle dans la fin de l’occupation israélienne – a été difficile à exprimer au sein de la gauche. Il en est ainsi non seulement parce qu’une puissance occupante est en fin de compte responsable du statu quo destructeur, mais aussi parce que critiquer les tactiques d’un groupe agissant au nom des opprimé·es est perçu comme une atteinte à leur cause légitime.

Cette situation est aggravée par le fait que de nombreuses intellectuelles et de nombreux intellectuels de gauche ont exprimé un soutien inconditionnel – voire une célébration – à l’attaque du Hamas. Un récent billet sur le blog Verso Books place un mouvement religieux socialement régressif comme le Hamas dans la tradition émancipatrice universelle de la gauche, déclarant que « les parapentistes qui ont volé vers Israël le 7 octobre poursuivent l’association révolutionnaire de la libération et de l’envol ».

Andreas Malm a suggéré que l’opération du déluge d’Al-Aqsa avait été plus efficace que la première Intifada parce que les Palestiniens avaient réussi à remplacer les pierres par des armes militaires, ignorant que l’Intifada avait été le plus grand mouvement de masse anticolonial auto-organisé de l’histoire palestinienne et qu’elle avait contraint Israël à faire des concessions politiques sans précédent. En effet, affirmer que le Hamas a réussi à obtenir davantage revient à ignorer totalement que son attaque militaire a déclenché un gigantesque génocide contre le peuple palestinien.

Comme le souligne Rashid Khalidi, « si l’on considère les six derniers mois – le massacre cruel de civil·es à une échelle sans précédent, les millions de sans-abri, la famine et les maladies de masse provoquées par Israël – il est clair qu’il s’agit d’un nouvel abîme dans lequel la lutte pour la Palestine s’est enfoncée ». Tom Segev abonde dans le même sens : « Pour les Palestinien·nes, la guerre de Gaza est le pire événement qu’ils aient connu en 75 ans. Jamais autant de personnes n’ont été tuées et déracinées depuis la nakba, la catastrophe qui les a frappé·es lors de la guerre d’indépendance d’Israël en 1948, lorsque des centaines de milliers de Palestinien·nes ont été contraint es d’abandonner leurs maisons et de devenir des réfugié·es ».

Outre les voix individuelles, des célébrations non critiques du Hamas ont également été observées dans certaines parties des mobilisations de solidarité, par ailleurs inspirantes, de ces derniers jours. « Nous disons justice, vous dites comment ? Brûlez Tel-Aviv », entend-on chanter dans une vidéo.

De tels slogans, aussi rares soient-ils, sapent la cause palestinienne. Soutenir la Palestine, c’est mettre fin à une occupation illégale et demander des comptes à Israël pour avoir violé le droit international. Il ne s’agit pas de soutenir le meurtre de civil·es israélien·nes ou la destruction de villes israéliennes. Respecter le droit international, c’est le faire respecter par toutes et tous.

Ce type de rhétorique réduit toute une série de positions politiques en Palestine à ce que dit et fait un groupe militant. Elle suppose également que le Hamas parle et agit en permanence au nom de l’ensemble du peuple palestinien, simplement parce qu’il a remporté une élection (avec 45% des voix) dans les territoires palestiniens occupés en 2006 (principalement en signe de protestation contre la corruption de l’Autorité palestinienne et sa capitulation à Oslo).

La seule victoire électorale du Hamas n’est donc pas un chèque en blanc pour l’éternité. Cela est d’autant plus vrai qu’en gouvernant Gaza, le Hamas a oublié la démocratie, a eu recours à l’autoritarisme et à la corruption, et a réprimé l’organisation politique et la dissidence. Pour de nombreuses Palestiniennes et de nombreux Palestiniens de Gaza, il est coûteux de dire ouvertement ce que l’on pense ou d’exprimer ses opinions politiques. Mais leur silence n’est pas un soutien au Hamas.

Deux articles parus récemment dans la presse grand public montrent à quel point il est important d’écouter les voix des Palestinien·nes de Gaza qui subissent les conditions extrêmes de génocide, de famine et d’inanition instaurées par l’armée d’occupation israélienne.

Le Financial Times a récemment publié un rapport sur l’opinion publique à Gaza, qui donne à réfléchir. Alors que les Palestinien·nes de Gaza accusent clairement Israël d’avoir provoqué une catastrophe humaine à Gaza, la colère et le ressentiment grandissent à l’égard du Hamas, qui n’a pas su anticiper l’ampleur des représailles israéliennes aux attaques du 7 octobre et protéger les Palestinien·nes pendant la guerre.

L’une des personnes interrogées, Nassim, déclare ouvertement que le Hamas « aurait dû prévoir la réponse d’Israël et penser à ce qui arriverait aux 2,3 millions d’habitant·es de Gaza qui n’ont aucun endroit sûr où aller » et « aurait dû se limiter aux cibles militaires ».

Une autre personne interrogée, Samia, est encore plus accablante. « Le rôle de la résistance est de nous protéger, nous les civil·es, et non de nous sacrifier », a-t-elle déclaré. « Je ne veux pas mourir et je ne voulais pas que mes enfants soient témoins de ce qu’ils ont vu et qu’ils vivent dans une tente, souffrant de la faim, du froid et de la pauvreté.

Ces critiques correspondent à ce que de nombreuses palestiniennes et de nombreux Palestiniens de Gaza ont publié sur les réseaux sociaux au cours des derniers mois. Elle est également présente dans les reportages critiques d’Amira Hass, journaliste chevronnée qui s’oppose à l’occupation.

Dans un récent article paru dans Haaretz, M. Hass évoque le mécontentement et les critiques de la population à l’égard des opérations du Hamas et de ce qui est considéré comme le mode de résistance armée extrêmement coûteux du Hamas face à une armée israélienne largement supérieure. Les Palestinien·nes de Gaza se plaignent ouvertement de leur manque de sécurité et de protection contre les représailles attendues d’Israël, ainsi que de l’absence de planification politique stratégique claire » de la part du Hamas.

Ce qui dérange le plus l’une des personnes interrogées, Basel, c’est que sa critique du Hamas et de son approche de la résistance est assimilée à de la trahison. Comme l’explique Hass, « il est furieux que les Palestinien·nes hors de Gaza et leurs partisan·es attendent des habitant·es de Gaza qu’ elles et ils se taisent et ne critiquent pas le Hamas, parce que la critique aide ostensiblement l’ennemi. Il rejette l’idée que mettre en doute les décisions et les actions de ce groupe armé – et le faire publiquement – est un acte de trahison ».

Ces voix critiques sont cohérentes avec les sondages d’opinion les plus récents réalisés dans les territoires occupés. Bien que les sondages en temps de guerre soient soumis à des défis et à des fluctuations extrêmes, en particulier à Gaza où la peur politique et le silence sont des facteurs importants à prendre en compte pour évaluer l’exactitude des réponses, certaines tendances constantes peuvent être identifiées.

Les sondages montrent que la cote d’approbation du Hamas à Gaza a effectivement baissé de 11 points au cours des derniers mois, pour atteindre un tiers de la population. Le soutien à la lutte armée a également baissé de manière générale. À la question « Selon vous, quel est le meilleur moyen d’atteindre les objectifs palestiniens en mettant fin à l’occupation et en construisant un État indépendant ? », le soutien à la lutte armée a diminué en Cisjordanie et à Gaza, passant de 63% en décembre à 46% en mars. Dans la seule bande de Gaza, il est passé de 56% à 3 %. Le Hamas lui-même vient de réaffirmer sa volonté de déposer les armes et d’accepter un cessez-le-feu à long terme avec Israël en échange de la création d’un État le long des frontières de 1967.

À Gaza aussi, le soutien à la solution des deux États a augmenté de façon spectaculaire : de 35% en décembre, il est passé à 62% en mars. Cela reste vrai même si la majorité des Palestinien·nes de Cisjordanie et de Gaza reconnaissent également les obstacles pratiques à une telle solution, à savoir l’expansion du projet de colonisation israélien. Cela indique néanmoins que les Palestinien·nes de Gaza espèrent que l’attention internationale et la pression politique extérieure exercée sur Israël pourraient donner des résultats.

Le soutien à la solution d’un seul État parmi les Palestinien·nes occupé·es est tombé à 24% pendant la guerre contre Gaza. La plupart des Palestinien·nes occupés·e veulent se séparer d’Israël et vivre dans leur propre État, et elles et ils veulent se débarrasser des colonies illégales en Cisjordanie. Le projet colonial contrevient aux droits des Palestinien·nes en vertu du droit international, en particulier le droit à l’autodétermination.

En outre, les Israélien·nes ont déshumanisé la société palestinienne à l’extrême au cours de cette guerre. Suivant les indications de leur élite agressive et de leurs médias bellicistes (saturés d’anciens militaires et d’experts en sécurité), les Israélien·nes ont massivement soutenu la destruction de Gaza. Ce qui préoccupe le plus les Israélien·nes, ce sont les otages, pas la guerre. La vie des otages israélien·nes est importante, tandis que les Palestinien·nes sont, selon les termes du ministre israélien de la défense, des « animaux humains ».

Motivé par la vengeance et le châtiment, Israël est une société narcissique qui se complaît dans sa propre blessure et qui utilise cette blessure comme excuse pour ses crimes monumentaux contre le peuple palestinien. Les Palestinien·nes trouvent Israël cruel, insensible et horrible, et leur première pensée est « protégez-moi d’Israël ». Est-ce là la société israélienne avec laquelle les Palestinien·nes devraient vivre dans la dignité et l’égalité des droits ?

Quel que soit l’avenir, les Palestinien·nes doivent être en mesure de surmonter collectivement, démocratiquement et sans crainte les difficultés qui les accablent. Insister sur ce point, c’est renforcer leur droit à l’autodétermination.

Bashir Abu-Manneh

P.-S. • Entre les lignes entre les mots. 1 Mai 2024 :

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