Le politiste Samuel Hayat reproche à Emmanuel Macron d’attenter à l’impartialité de sa fonction, dans un moment de crise où il devrait « se mettre au service des institutions, et non les mettre à son service ».
Ayant refusé de confier le pouvoir au Nouveau Front populaire (NFP), Emmanuel Macron cherche une solution qui risque de placer le gouvernement sous la dépendance des députés d’extrême droite. « Le fond de l’affaire, déplore le politiste Samuel Hayat, c’est qu’Emmanuel Macron préfère un gouvernement centriste qui ne serait contrôlé que par l’extrême droite, plutôt qu’un gouvernement de gauche surveillé par les centristes. »
Dans un entretien à Mediapart, ce chercheur à Sciences Po Paris, spécialiste de théorie politique et auteur de Démocratie (Anamosa, 2020), revient sur les dynamiques idéologiques et politiques qui aboutissent à une situation inédite sous la Ve République, dont la résolution pourrait redéfinir le régime.
Mediapart : Depuis la fin de non-recevoir opposée par Emmanuel Macron à Lucie Castets, on entend à la fois des responsables du Nouveau Front populaire crier au coup de force, et des juristes considérer que la légalité reste respectée. Comment caractériser le moment ?
Samuel Hayat : On est au milieu d’une crise, parce que notre cadre institutionnel doit résoudre une situation entièrement nouvelle dans l’histoire de la Ve République, sans que le texte de la Constitution ne donne de solution évidente. Dès lors, les différents acteurs en présence tentent de présenter leurs solutions comme les seules démocratiques et constitutionnelles, ce qui implique de dénoncer les autres comme étant des coups de force.
C’est une lutte d’interprétation. La gauche considère donc insupportable l’absence de nomination de Lucie Castets par Emmanuel Macron alors qu’elle a le plus grand nombre de députés, et le camp présidentiel se gausse d’un Nouveau Front populaire prétendant gouverner seul avec seulement un tiers de députés.
Ce genre d’accusations symétriques est typique d’une crise de cet ordre. Un précédent lointain, celui du 16 mai 1877, au début de la IIIe République, est intéressant à observer. Le conflit entre le chef de l’État et l’Assemblée s’est alors dénoué au profit de la seconde, mais chacun avait des arguments fondés sur l’ambiguïté du texte constitutionnel. Surtout, cet exemple illustre que les solutions données à une telle crise perdurent, et tendent à redéfinir la nature du régime.
Sauf nouvelle crise, la méthode utilisée pour résoudre la situation d’incertitude a en effet tendance à devenir la norme. Après Mac Mahon, il ne serait venu à l’idée d’aucun président de la République d’utiliser l’entièreté des pouvoirs que lui laissaient pourtant les lois constitutionnelles de la IIIe République. Ce qui se joue actuellement est donc important, d’autant plus qu’on ne va pas revenir de sitôt à une bipolarisation de la vie politique.
Pour l’instant, Emmanuel Macron garde la main sur cette recherche d’une solution, alors même qu’il est démonétisé. Quelle appréciation portez-vous sur la façon dont il occupe son rôle ?
Il gère la situation sur un mode autoritaire, dans une mesure qui n’a de nouveau pas d’équivalent dans l’histoire de la Ve République. Cela est dû à la fois à ses traits de personnalité, à la situation objective d’incertitude, à la tripolarisation du champ politique… Et plus fondamentalement à une dynamique qui court depuis son premier quinquennat, à savoir le fossé grandissant entre la conception « jupitérienne » de son rôle et la base décroissante du soutien électoral dont il bénéficie.
Avec Emmanuel Macron, on a en effet atteint le summum de l’hyper-présidentialisation de la politique et de la mise en scène de son omnicompétence, comme l’a illustré le grand débat partout sur le territoire après les « gilets jaunes », ou la discussion durant laquelle il a épuisé un panel d’intellectuels pendant des heures.
Mais je relève qu’en 2022 jamais une force qui a gouverné par la suite n’avait réuni un si faible nombre de voix aux législatives. Il faut remonter à 1928 pour trouver une élection dont les « gagnants », l’Alliance démocratique de Raymond Poincaré, avaient fait un si mauvais score – et encore, à l’époque, ils avaient pu faire une coalition majoritaire. La perte de l’attraction macroniste exercée en 2017 est évidente.
Il y avait de nombreuses manières de combler ce fossé, notamment en adoptant une attitude conciliatrice. Au contraire, Emmanuel Macron a utilisé tous les moyens légaux pour circonvenir les oppositions majoritaires à sa politique, jusqu’à l’extrême limite en utilisant des outils constitutionnels pour passer sa réforme des retraites, qui n’étaient en fait pas destinés à cet usage. Le défaut d’assise populaire n’a été comblé que par des pratiques de plus en plus autoritaires.
C’est cette fuite en avant qui mérite le qualificatif de déni de démocratie, plus que son refus de nommer Lucie Castets. Car on ne voit pas le bout de cette dynamique. Où cela va-t-il s’arrêter ? À ce stade, puisqu’il a créé un blocage en envoyant paître le Nouveau Front populaire, il reste deux options : un gouvernement démissionnaire qui gouverne quand même, mais normalement ce n’est pas tenable à terme ; et un gouvernement macroniste soutenu tacitement par l’extrême droite, et donc soumis à elle.
En juillet, Jean-Marie Denquin nous expliquait qu’en l’absence de majorité évidente, les gouvernants seraient sélectionnés par les députés élus, plus que par le peuple lui-même. Mais avant même que les députés s’expriment, le président de la République intervient dans le jeu, en jouant de la confusion entre chef de parti et chef d’État…
Le fond de l’affaire, c’est qu’Emmanuel Macron préfère un gouvernement centriste qui ne serait contrôlé que par l’extrême droite, plutôt qu’un gouvernement de gauche surveillé par les centristes.
Mais on est effectivement en pleine confusion des rôles, puisqu’il utilise sa fonction de garant de la stabilité institutionnelle, pour échapper à sa responsabilité politique. Il en fait un usage partisan, puisqu’il cherche surtout à empêcher l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement qui viendrait détricoter ses politiques publiques, au risque de mettre en danger ces mêmes institutions qu’il a pour rôle de protéger.
L’initiative politique est la chose la plus importante pour Macron. Il préfère créer de l’instabilité plutôt que de la perdre.
C’est grave, car le conflit politique ne peut exister que s’il y a des instances garantes de l’impartialité. Elles sont parfois hors du politique (c’est le cas du Conseil d’État), parfois nommées par le politique mais indépendantes (c’est le cas du Conseil constitutionnel), d’autres fois purement politiques (comme les rôles exercés par la présidente de l’Assemblée nationale ou le président du Sénat).
Tout repose sur le fait que ces instances exercent leur fonction avec impartialité. Et c’est cela que Macron ne semble pas respecter, en nourrissant le soupçon sur son impartialité, dans la circonstance même où la crise nécessiterait qu’il se mette au service des institutions – et non de les mettre à son service.
Comment expliquer un tel décalage entre le moment électoral, où le jeu du front républicain a été globalement joué par les élites et l’électorat macronistes, et le moment gouvernemental, où le camp présidentiel va à rebours de cette logique ?
Ce choix, apparemment de girouette, a en fait sa logique. J’en vois trois ressorts distincts.
Premièrement, une conception machiavélienne inadaptée, qui ne voit la politique que comme une façon de naviguer dans la conflictualité, pourvu qu’on se maintienne au pouvoir. On s’allie avec la gauche entre deux tours de législatives parce que l’extrême droite risque d’arriver au pouvoir ; puis on s’allie tacitement avec l’extrême droite pour empêcher la gauche de gouverner.
Mais cinq siècles après Machiavel, on a affaire à des partis qui sont tout de même porteurs de lignes politiques, pas juste à des princes qui doivent garder la main sur leur territoire. Pour que la démocratie représentative fonctionne correctement, on a besoin d’électeurs et d’électrices qui savent s’y retrouver dans un champ de force idéologique. Là, les choses sont rendues extrêmement confuses par ces coups politiques sans lendemain.
Deuxièmement, Macron se résout à être dépendant de l’extrême droite pour barrer le chemin du pouvoir à la gauche, car il y a un coût spécifique à laisser son adversaire accéder au gouvernement. La gauche au pouvoir trouverait certainement des ressources et des capacités d’action qui lui permettraient a minima d’avoir l’initiative politique. Or, l’initiative politique est la chose la plus importante pour Macron. Il préfère créer de l’instabilité plutôt que de la perdre.
Troisièmement, un élément idéologique joue quand même. Le fossé est devenu tel entre le bloc de gauche et le bloc de la droite et du centre, à mesure que celui-ci s’est calé sur un agenda de plus en plus néolibéral et sécuritaire, qu’il serait plus facile pour le bloc centriste de trouver des points d’accord avec l’extrême droite. Cela n’est guère dicible en raison du tabou qui persiste sur une alliance formelle avec le Rassemblement national. Mais plutôt que de négocier avec la gauche, le macronisme droitisé espère avoir le champ libre grâce à une opposition plus molle de l’extrême droite.
Chez les macronistes, on perçoit cette croyance d’être les seules personnes raisonnables, qui doivent donc rester à la tête du pays.
De fait, le Rassemblement national est moins opposé que la gauche au cœur néolibéral du macronisme en actes. Faut-il voir, chez son champion, une préférence pour un « pluralisme limité » à certaines options économiques, quoi qu’il en coûte politiquement ? Préférence qu’il justifie, au passage, par la réaction des marchés à un éventuel gouvernement de gauche…
Cette ligne idéologique a une histoire longue. Elle nous ramène à un thème très important de François Guizot [intellectuel libéral et homme politique durant la période de la Restauration au XIXe siècle – ndlr] : la souveraineté de la raison. On peut le résumer ainsi : « Le peuple est souverain, mais c’est la raison qui doit primer. » Si l’option raisonnable et l’option populaire s’opposent, il faut choisir la première. Et donc il faut des hommes raisonnables à la tête de l’État, ce qui, pour Guizot, voulait dire un gouvernement des « capacités », c’est-à-dire des élites économiques, sociales, culturelles.
Chez les macronistes, on perçoit cette croyance extrêmement forte d’être les seules personnes raisonnables, qui doivent donc rester à la tête du pays. Il faut ajouter à cela la tradition d’un libéralisme teinté de saint-simonisme, selon lequel on agit aussi dans l’intérêt des plus modestes même s’ils ne s’en rendent pas compte, car si les capitaux fuient il y aura plus de chômage et de pauvreté. L’argument est d’autant plus audible qu’il peut s’appuyer sur une réalité du conflit de classes dans le système capitaliste. Déplaire aux détenteurs de capitaux, c’est créer une situation de potentielle crise économique.
C’est toute la question démocratique qui est cependant mise en péril par ce genre de raisonnement, pernicieux car antidémocratique par dépolitisation. Le risque n’est pas tant un autoritarisme illibéral comme en Hongrie, qu’une gouvernance néolibérale sans démocratie, dans laquelle les décisions importantes adviennent en fonction de facteurs extérieurs sur lesquels on n’a pas de prise. Ce qui convient à un peuple démocratique, c’est au contraire d’avoir accès à un débat de haute qualité et contradictoire sur les conséquences des décisions prises, et que ses choix soient respectés.
En l’occurrence, l’argument de la catastrophe économique a des limites. Le NFP veut augmenter les prélèvements sur les plus riches et les entreprises, mais on n’est pas non plus à la veille d’un grand bond en avant maoïste. La coalition a même joué le jeu du chiffrage pour prouver son caractère « raisonnable ». Et les décisions néolibérales ont des conséquences délétères aussi, notamment en termes de pauvreté, de services publics dégradés, de catastrophe écologique...
Vous avez terminé un récent fil sur X en écrivant, à propos d’Emmanuel Macron : « Il faut l’arrêter. » Mais au vu de l’échec des mouvements sociaux jusqu’à présent : comment ?
La situation actuelle n’est pas un coup d’État, elle ne justifie pas d’appeler à une insurrection – pas plus que d’habitude, en tout cas. Mais je pense qu’un mouvement social, même d’ampleur habituelle, serait ingérable sans gouvernement. Les organisations de la société civile, comme les policiers, auront besoin d’interlocuteurs légitimes. Ce n’est pas possible qu’il y ait une dilution totale des responsabilités, ni que Macron soit seul décisionnaire.
Est-ce que ça le forcerait à nommer Lucie Castets ? Non. Mais ça permettrait d’arrêter une dilatation autoritaire du temps politique. L’enjeu consiste donc, avec des moyens classiques d’expression et de pression, de ramener l’entourage et les soutiens d’Emmanuel Macron, ainsi que les garants du bon fonctionnement de l’État, à leurs responsabilités.
Le destin de tout gouvernement sera précaire, dans la mesure où pour l’instant, aucune coalition formelle ne peut exister entre la gauche et la droite, ni de quiconque avec l’extrême droite. Peut-être que plusieurs gouvernements se succéderont, qui gouverneront un peu avant de chuter et d’être remplacés. Mais au moins la main serait redonnée au Parlement, et on arrêtera cette fuite en avant autoritaire d’un président hors de contrôle.
Fabien Escalona
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