« Sous la Ve République, un président terriblement puissant et complètement irresponsable »

mercredi 11 septembre 2024.
 

La juriste Marie-Anne Cohendet analyse les vices de forme et les mésusages de la Constitution, tandis qu’Emmanuel Macron s’ingénie à les récapituler sous nos yeux. Retour sur une impasse démocratique. Et pistes de réformes possibles ou souhaitables.

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n« On ne fait pas avancer un âne qui chie. » Le président Chirac aimait à citer ce proverbe corrézien. Pouvait-il imaginer que l’un de ses successeurs illustrerait l’adage ? C’est à une telle situation et à un tel spectacle qu’Emmanuel Macron nous convie, à notre corps électoral défendant, depuis sa dissolution erratique puis sa recherche aléatoire d’un premier ministre.

Une lecture biaisée de la Constitution a transformé un processus démocratique, horizontal, en sélection managériale, verticale : le président de la République entend recruter un factotum. Mais le ver était dans le fruit de la Ve République – de Gaulle en rêvait, Macron l’a fait ? – : tout avait, dès l’origine, « les traits d’un consulat personnel », écrivait déjà Maurice Duverger en février 1959.

Pour ce constitutionnaliste respecté – aux engagements de jeunesse fascisants par ailleurs –, une Constitution est une arme de combat qu’entendait manier Charles de Gaulle pour refuser de tenir son pouvoir des chambres. Le gaullisme initial ne pouvait-il qu’aboutir au macronisme faisandé ?

Mediapart propose un tour d’horizon aussi politique que juridique avec Marie-Anne Cohendet, professeure agrégée des facultés de droit, enseignante à Paris I (Panthéon-Sorbonne), dont la thèse portait sur une anomalie de la Ve République la remettant pourtant sur les rails du parlementarisme en limitant l’hyperprésidentialisme : la cohabitation.

Mediapart : En quoi Emmanuel Macron a-t-il fauté depuis bientôt deux mois ?

Marie-Anne Cohendet : Il aurait pu et dû nommer Lucie Castets : lui laisser sa chance puis, si elle avait été renversée, laisser les responsables d’une telle censure en prendre la responsabilité. Le président de la République aurait alors été plus légitime pour tenter ensuite de nommer une autre personne.

Il apparaît, au contraire, comme ayant louvoyé pour garder l’avantage bien qu’il ait perdu sa majorité. Pour s’éviter une cohabitation avec la gauche arrivée en tête, il cherche à faire exploser cette coalition afin d’en obtenir une autre, avec le centre pour pivot, donc à sa main.

Aux fins de faire exploser le Nouveau Front populaire (NFP), il fallait discréditer La France insoumise (LFI) en la boutant hors de l’arc républicain. Je n’ai rien vu dans le programme de LFI qui soit contraire aux principes républicains et démocratiques. A contrario, l’existence même et la raison d’être de l’extrême droite résident dans la remise en cause de tels principes fondamentaux. L’alliance du RN avec Viktor Orbán juste après les législatives le rappelle clairement.

D’où le blocage et la crise entraînés à la fois par un président qui aurait dû se comporter en arbitre neutre et par la crispation des partis sur leur seul programme, leur refus du compromis. La puissance du président de la Ve République vient de ce qu’une majorité au Parlement le reconnaît comme son chef. Or, aujourd’hui, la coalition qui a la majorité relative à l’Assemblée lui est hostile.

Enfin, ce président affirme, de manière excessive, devoir assurer la stabilité gouvernementale, alors qu’il a pour obligation de garantir le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels.

À l’origine, le président ne dirigeait pas tout mais veillait à ce que les autres pouvoirs n’abusent pas de leur pouvoir.

Se voit-il en « clef de voûte » ?

La « clef de voûte », selon Michel Debré lors d’un discours devant le Conseil d’État en août 1959, ce n’est pas quelqu’un qui commanderait à tout le monde, c’est, au sens architectural, un élément qui impose à chacun de rester à sa place. L’image renvoie donc à un « pouvoir modérateur », déjà à l’œuvre chez Benjamin Constant.

Ainsi l’avaient pensé Michel Debré et en grande partie Charles de Gaulle, même si celui-ci a évolué dans sa conception du pouvoir ; à mesure qu’il l’exerçait et que l’avidité s’en faisait chez lui sentir, comme le note Debré dans ses Mémoires.

À l’origine, le président ne dirigeait pas tout mais veillait à ce que les autres pouvoirs n’abusent pas de leur pouvoir. Pour ce faire, il a à sa disposition, de manière à trancher en cas de doute, des pouvoirs propres, dispensés sans contreseing : nomination du premier ministre, référendum, dissolution, pouvoirs exceptionnels en cas de crise majeure, message au Parlement, nomination de certains membres et saisine du Conseil constitutionnel.

Charles de Gaulle avait usé d’une formule ouverte à toutes les interprétations, lors d’une conférence de presse en janvier 1964 : « Une Constitution, c’est un esprit ; des institutions, une pratique »…

Pour de Gaulle, la Constitution, c’est une boule de pâte à modeler dans sa main ; un esprit, le sien ; des institutions, celles qu’il a mises en place ; une pratique, la sienne !

De quoi révolter les juristes, qui constatent une distinction entre le texte constitutionnel et son application. En l’occurrence, entre un régime parlementaire, sur le papier, et, en pratique, un système présidentialiste – hors cohabitation néanmoins. Cohabitation actuellement inéluctable si la coalition est stable, mais que le président aura tenté de différer des semaines entières.

Maintenant que l’Assemblée nationale n’est plus soumise au président de la République, comment faire en sorte que le premier ministre ne le soit plus non plus ? Il était devenu un collaborateur recruté par l’Élysée, qui sélectionnait même le collaborateur du collaborateur en la personne du directeur de cabinet…

C’est effectivement très grave qu’un président s’approprie les pouvoirs d’un premier ministre en le mettant à sa botte et en privant, ce faisant, les représentants du peuple que sont les députés de leur devoir – et de leur pouvoir – fondamental : contrôler l’exécutif en permanence, avec la possibilité d’en écarter ceux qui ne mèneraient pas la politique voulue par le peuple.

Cette pratique a été tolérée quand la majorité reconnaissait le président comme son leader, elle n’est plus acceptable en cas de cohabitation.

Pour sortir de l’ornière institutionnelle, ne pourrait-on pas – c’était une option défendue par Pierre Mendès France – envisager un premier ministre élu au suffrage universel ?

L’idée n’est pas mauvaise a priori. Elle a été testée en Israël, mais le mode de scrutin ultra proportionnel, qui divise énormément la Knesset, a conduit à son abandon. L’idée est aujourd’hui reprise par Giorgia Meloni en Italie, si je ne m’abuse…

Une autre option serait l’élection du premier ministre par l’Assemblée, comme cela se fait en Allemagne et dans d’autres pays de l’UE. Un tel système oblige à former des coalitions pour obtenir des gouvernements. Nous n’en sommes pas là avec notre classe politique, fermée intellectuellement, crispée, sclérosée dans ses usages vétustes de la Ve République ; alors que l’extrême droite représente 30 à 35 % des suffrages – de sorte qu’il est difficile pour des républicains d’obtenir une majorité absolue de droite ou de gauche.

Charles Millon en profite pour proposer, dans « Le Figaro », une réforme du mode de scrutin inspirée de celui en vigueur outre-Manche : uninominal à un tour, qui dégagerait une majorité absolue en faveur du mouvement lepéniste…

Un tel à-côté m’avait échappé. Avec le scrutin actuel, nous sommes déjà en droit de craindre que l’effet de loupe du scrutin majoritaire ne joue au profit du RN au deuxième tour, à même de lui assurer une majorité absolue. Alors qu’avec la proportionnelle, la formation qui obtient 35 % des voix décroche 35 % des sièges au Parlement.

Nous sommes un certain nombre de constitutionnalistes et politistes à avoir prôné depuis quelques années la proportionnelle : une proportionnelle partielle, pensions-nous d’abord, avant de la souhaiter aujourd’hui intégrale.

Celle-ci favorise un taux de participation électorale plus élevé – supérieur à 80 % voire 85 % aux législatives –, parce que les citoyens et les citoyennes peuvent choisir qui leur convient, plutôt que de voter contre et d’éliminer, comme cela se pratique en France au second tour. Et même au premier de plus en plus, depuis l’échec de Lionel Jospin en 2002, qui a laissé des traces.

De Gaulle et Debré ont pensé leur Constitution avec la conviction qu’ils n’auraient pas de majorité absolue.

De surcroît, la proportionnelle n’est pas synonyme d’instabilité gouvernementale comme on nous le serine. La stabilité est de mise dans plusieurs pays de l’UE pratiquant un scrutin mixte ou entièrement proportionnel : cinq années environ, le temps d’une législature, alors que la durée moyenne d’un gouvernement s’élève à dix-huit mois en France.

Dans notre pays, le mode de scrutin pour les législatives dépend d’une loi ordinaire, dans la mesure où il ne fut pas inscrit dans la Constitution de 1958 : la classe politique issue de la IVe République tenait à la proportionnelle, tandis que Michel Debré rêvait d’un régime parlementaire à l’anglaise.

De Gaulle et Debré ont du reste pensé leur Constitution avec la conviction qu’ils n’auraient pas de majorité absolue – ce qui fut le cas de 1958 à 1962 –, d’où, pour contrebalancer en faveur du président, son droit de dissolution quasi discrétionnaire (et divers mécanismes de rationalisation du parlementarisme comme le 49-3).

Nous y revoici ! Faudrait-il supprimer cet apanage de la dissolution, ou bien le limiter à une seule possibilité par législature ?

La combinaison entre droit de dissolution et scrutin majoritaire pose problème. Celui-ci appartient au premier ministre dans la plupart des pays de l’UE. Mais en France, c’est donc au président tout-puissant de l’utiliser, quand il le souhaite et pour les motifs qu’il veut : nous l’avons expérimenté récemment.

Voilà un outil redoutable qui tétanise les députés dans un système majoritaire : une variation de 5 à 10 % de l’opinion leur fera perdre leurs sièges par dizaines ; alors que seulement 5 à 10 % des parlementaires seraient affectés par une dissolution en cas de scrutin proportionnel. Celui-ci réduirait donc le pouvoir présidentiel et aurait ainsi bien des avantages.

La dissolution a en France un lourd passif. Elle relève d’une prérogative royale héritée de l’Ancien Régime. Sous la Restauration, Charles X en fit un usage abusif : trois en trois ans, dont deux à quelques mois d’intervalle – c’est de là que vient l’interdiction de procéder à plus d’une dissolution sur douze mois. Et la conscience républicaine a gardé le souvenir de la dissolution autoritaire du président Mac Mahon en 1877 – il dut finalement se démettre après avoir refusé de se soumettre à une Chambre qui lui était hostile.

Pour autant, le droit de dissolution n’est pas forcément une horreur antidémocratique. Léon Duguit, l’un des plus grands penseurs du droit constitutionnel au début du XXe siècle, a démontré à quel point était précieux un tel droit, quand il permet l’arbitrage du peuple.

Le président-roi de notre « monarchie républicaine » n’a-t-il pas été obligé d’en rabattre, au cours de la Ve République, sur certaines prérogatives discrétionnaires, comme la saisine du Conseil constitutionnel ?

Dès l’origine de la Ve République, le président de chacune des chambres pouvait aussi saisir le Conseil constitutionnel. Mais c’est effectivement à partir de 1974 que soixante députés ou soixante sénateurs ont pu faire de même. Pourquoi ? en raison de la crainte de l’arrivée des communistes au pouvoir. Le président Giscard d’Estaing voulait permettre à une possible minorité de protéger les libertés en favorisant une telle saisine…

Ne pourrait-on pas imaginer une saisine davantage populaire ?

Avec la QPC (question prioritaire de constitutionnalité), les justiciables peuvent d’ores et déjà saisir le Conseil constitutionnel a posteriori. Mais ce pourrait effectivement être une idée que de le saisir a priori, c’est-à-dire avant la promulgation d’une loi.

Tout cela s’inscrit dans une réflexion bien engagée sur la nécessaire consultation du peuple en vue d’améliorer notre démocratie. En témoigne une récente tribune de Bastien François dans Le Monde. Il s’agit d’organiser des conventions citoyennes, sinon décisionnaires – ce ne serait pas conforme à la Constitution actuelle –, du moins consultatives, histoire de réfléchir ensemble sur notre devenir démocratique commun.

Quel est, selon vous, le problème majeur de nos institutions ?

Le vice majeur de la pratique de la Ve République, c’est que le président de la République s’est appuyé sur son élection directe par le peuple pour abuser de ses pouvoirs. En conséquence, il est devenu terriblement puissant tout en demeurant complètement irresponsable.

Il n’a pas de véritable responsabilité politique puisque la possibilité de destitution de l’article 68 est conditionnée à une majorité des deux tiers des deux chambres. La crise actuelle conduira peut-être à une remise en question de cette élection directe, préconisée par plusieurs collègues universitaires.

Anomalie suprême : quid de l’article 16 de la Constitution, qui confère au président les pleins pouvoirs en cas de menace grave (les flux migratoires tiennent sans doute d’un tel péril aux yeux de l’extrême droite) ?

Je me souviens très bien qu’à l’époque de la présidence Hollande – en particulier à l’occasion de la commission Bartolone –, nous avions réaffirmé que cet article est dangereux et qu’il faut le remettre en cause. Les procédures de pouvoir exceptionnelles relèvent d’un contrôle réel et puissant du Parlement dans toutes les démocraties, à l’exception de la France !

L’article 16, c’est la constitutionnalisation du traumatisme de Charles de Gaulle face à la prise de pouvoir par Philippe Pétain en 1940. On en comprend l’origine, mais cela n’en enlève pas la nocivité. En 2002, interrogé sur les protestations qui ne manqueraient pas d’advenir s’il était élu, Jean-Marie Le Pen s’était référé, allusivement, à l’article 16 en se targuant de pouvoir répondre à une telle menace grâce à certaines prérogatives présidentielles.

L’extrême droite serait effectivement prête à mettre en œuvre l’article 16 pour un oui ou pour un non. C’est bien pourquoi je fulmine chaque fois que j’observe des abus de pouvoir présidentiels. Ceux-ci déroulent chaque fois un tapis rouge à l’extrême droite, qui, si elle parvenait au pouvoir, pourrait ainsi se targuer de précédentes atteintes à la Constitution.

Une Constitution n’est pas faite pour consentir aux dérèglements, mais pour limiter les pouvoirs des gouvernants.

Antoine Perraud


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