Signal d’une défiance croissante, pour la première fois depuis 2007, les taux d’intérêt français sont plus élevés que ceux de l’Espagne. Le gouvernement n’est pas à l’abri d’un scénario à la Liz Truss, la première ministre britannique poussée dehors par les marchés.
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C’est le scénario noir qui circule dans les milieux d’affaires et dans les sphères du pouvoir depuis plusieurs semaines. Si le gouvernement ne se montre pas suffisamment sérieux en matière de finances publiques, préviennent-ils, il pourrait connaître le même sort éphémère que celui de la première ministre britannique Liz Truss, chassée en moins de quarante-cinq jours du pouvoir par les marchés financiers en octobre 2022.
La prédiction peut-elle se réaliser ? En tout cas, les derniers signaux envoyés par les marchés indiquent plus qu’un scepticisme, une méfiance, à l’égard des premières annonces austéritaires faites par le gouvernement en matière budgétaire et fiscale : pour la première fois depuis 2007, les taux de la dette française sont désormais supérieurs à ceux de l’Espagne, à 2,97 %. Ils sont désormais également supérieurs à ceux du Portugal et se rapprochent de plus en plus de ceux de l’Italie et de la Grèce.
Dans le même temps, l’écart entre les taux français et allemands à dix ans – qui sert de référence sur tous les marchés de la zone euro – a dépassé les 80 points de base (o,8 %) le 25 septembre, soit son plus haut niveau depuis sept ans.
« Les rendements français sont sous pression, alors qu’il est désormais évident que le gouvernement Barnier fait face au mieux à un futur difficile, au pire à un risque d’effondrement », analyse Mark Dowding, responsable des investissement à RBC Bluebay, dans le Financial Times.
Ce dernier épisode n’est qu’une étape de plus dans une longue dégradation du statut de la France, qui l’a longtemps protégée. « La dette publique de la France en pourcents du PIB est très supérieure à celle des autres pays ayant une note similaire », soulignait une note de l’Iéseg School en avril, relevant la complaisance des agences de notation à l’égard des situations acquises – ce qui au passage pourrait aussi s’appliquer à l’Allemagne, toujours considérée comme la référence européenne, en dépit de la crise existentielle qu’elle connaît.
En mai, Fitch puis S&P ont fini par acter cette divergence, en abaissant – un peu – la notation française, ce qui n’était pas arrivé depuis 2007. Depuis, la situation n’a fait qu’empirer. En décidant par surprise de dissoudre l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron a détruit un peu plus la crédibilité du pays, en le privant d’un des derniers atouts qui lui restaient : la stabilité de ses institutions.
Les interminables semaines d’un pouvoir démissionnaire, les tractations diverses et variées pour former un gouvernement, les tangages pour déterminer la ligne à adopter sur fond de chiffres plus catastrophiques les uns que les autres ont convaincu les investisseurs financiers que désormais il existe un risque sur la France. Chambres d’enregistrement des marchés financiers, les agences de notation risquent de ne pas tarder à s’en mêler à leur tour.
Le camouflet infligé par les marchés est d’autant plus rude pour les responsables français que ceux-ci saluent en creux la politique menée par le gouvernement socialiste espagnol. Celui-ci a pourtant décidé de s’extraire de l’orthodoxie financière prônée par l’Union européenne. Il a mis en œuvre depuis 2021 une politique publique cohérente, à rebours de tout ce que recommandent la droite et les responsables macronistes, qui revendiquent d’incarner « la compétence et l’expertise » dans la gestion des finances publiques.
En pleine crise de l’énergie, le gouvernement de Pedro Sánchez a d’abord commencé, avec le Portugal, par sortir du marché européen de l’électricité et plafonner le coût du mégawattheure à 100 euros, soit deux à trois fois moins que les prix européens de l’époque. Cela a servi à assurer une visibilité et une compétitivité à ses entreprises, une protection aux ménages pour un coût bien moindre que le bouclier tarifaire, censé pallier les errements du marché. Présentée comme provisoire, cette sortie semble appelée à devenir définitive, de l’avis de tous les observateurs.
En parallèle, alors que l’inflation s’abattait sur toutes les économies, il a instauré une fiscalité sur les superprofits, visant notamment les groupes d’énergie et les grands groupes. La fiscalité sur les grandes fortunes a été augmentée tandis que la TVA sur les produits de première nécessité a été abaissée. Le salaire minimum a été régulièrement augmenté, de 54 % en six ans : entre 2018 et 2024, il est passé de 750 euros net par mois à 1 200 euros, ce qui n’est plus très éloigné du smic français (1 400 euros), pour un coût de la vie bien moindre.
Comble de la provocation pour les droites et les extrêmes droites européennes : le Parti socialiste espagnol a même choisi de soutenir le projet d’initiative populaire visant à régulariser un demi-million d’étrangers sans papiers vivant en Espagne sans droit.
S’ils s’opposent par idéologie à cette politique, les tenants de l’orthodoxie budgétaire et autres adeptes de la politique de l’offre peuvent difficilement contester les résultats. Car la politique du gouvernement socialiste espagnol porte ses fruits. Et ils sont même surprenants.
Confrontée comme tous les autres pays à la crise du covid, à la montée de l’inflation, à la crise de l’énergie, aux tensions géopolitiques, l’Espagne a vu son déficit budgétaire passer de 6,73 % du PIB en 2021 à 3,64 % en 2023. Et elle espère passer sous la barre des 3 % en 2024, ce qui lui a évité, à la différence de la France, d’être sanctionnée pour déficit excessif.
Dans le même temps, son endettement, qui s’élevait à plus de 120 % du PIB en 2020, est tombé à 107 % en 2023. Sa productivité horaire a augmenté de 1,4 % en moyenne en 2019 et 2023, quand celle de la France a chuté de 3,66 %. Sa croissance a dépassé les 2,4 % en 2023, soit plus du double de celle de la zone euro. Ces derniers jours, la Banque centrale espagnole a revu la croissance à la hausse et table désormais sur 2,8 % d’augmentation du PIB cette année, quand la Banque de France espère un faible 1,1 % lié en partie au changement de la comptabilité nationale.
« À ce stade, un vent favorable souffle en faveur de l’Espagne, avec une amélioration potentielle de la dynamique de la dette, de la perception des investisseurs d’une dynamique de la croissance et même de la dynamique politique. Tous ces facteurs réunis font que l’Espagne est en pleine ascension », souligne Guy Miller, stratégiste dans le groupe Zurich Insurance. La France ne peut rien présenter de comparable.
Les membres des précédents gouvernements et les responsables de la droite auront peut-être un sentiment d’injustice, voire la sensation d’être incompris par les investisseurs financiers : ne mènent-ils pas la meilleure politique possible ? C’est en tout cas l’analyse de l’ancien ministre des finances, Bruno Le Maire, qui à son départ de Bercy, après sept années de mandat, s’est dit « fier d’avoir sauvé l’économie française ». Une vue partagée par son successeur à Bercy, Antoine Armand, qui assure « mesurer [s]a chance d’hériter d’un tel bilan économique ».
S’enfonçant dans le déni, le nouveau gouvernement a déjà annoncé la ligne dominante de sa conduite future : comme le souhaite Emmanuel Macron – ce qui nous a valu ces semaines de tergiversations –, il ne changera rien à la politique de l’offre mise en place depuis sept ans. Ou s’il doit le faire, ce sera à la marge. L’essentiel des efforts pour redresser les finances publiques et stabiliser la dette se fera par la réduction des dépenses.
Les conséquences de ces choix d’austérité sont déjà largement connues et documentées. Sans citer l’exemple extrême de la Grèce, qui quinze ans après ne s’est toujours pas remise de la thérapie de choc qui lui a été infligée, il suffit de prendre les chiffres actuels de la France. Les 15 milliards d’euros de gel de crédit décidés en février par le ministère des finances se retrouvent en partie dans la chute de la demande intérieure, dans la baisse de la croissance, dans la hausse du déficit budgétaire, qui, faute de rentrées fiscales suffisantes, notamment de TVA, est désormais annoncé autour de 6 % au lieu de 5,1 %.
Choisissant d’ignorer les effets d’entraînement des dépenses publiques – le fameux coefficient multiplicateur redevenu d’actualité à la faveur de la crise de la zone euro –, le gouvernement semble donc sur le point d’opter pour conserver ses largesses fiscales à l’égard de certains et réprimer la demande intérieure pour tous les autres, afin de stabiliser la dette. Au risque d’entraîner un effondrement de la croissance.
« Aussi longtemps que le taux d’intérêt moyen payé sur l’encours total de la dette est inférieur au taux de croissance du PIB nominal, donc à la somme de la croissance réelle et de l’inflation mesurée par la hausse du déflateur, la dette publique peut être stabilisée tout en gardant un déficit primaire », insistait la note d’Iéseg School, en rappelant quelques règles de base, oubliées ces dernières années.
Et c’est bien cela qui inquiète les investisseurs financiers. Tous notent le ralentissement prolongé de la zone euro, son décrochage par rapport aux États-Unis et à la Chine. Les restrictions sur la demande intérieure européenne pour juguler l’inflation commencent à se faire sentir par la restriction des profits des entreprises, donc des dividendes. Accentuer encore la pression austéritaire risque d’aggraver les déficits, et de condamner la France à une stagnation, voire à une déflation prolongée. L’inverse de ce qu’ils demandent désormais. Mais les responsables politiques, toujours aussi entichés de politique néolibérale assimilée à la bonne gestion, n’ont pas encore noté le changement.
En septembre 2022, Liz Truss, juste après sa nomination comme première ministre au Royaume-Uni, avait présenté une feuille de route dans la droite ligne du thatchérisme, censée recueillir les applaudissements des marchés. Elle y annonçait une large suppression d’impôt pour les entreprises et les plus fortunés, censée ruisseler par la suite pour soutenir l’investissement et la croissance. Et pour maîtriser les finances publiques, privées de recettes, elle prévoyait des dizaines de milliards de coupes dans les dépenses sociales et les services publics. La proposition n’a pas convaincu, déclenchant une crise monétaire sans précédent et la poussant vers la sortie.
La France n’est pas exactement exposée de la même manière que la Grande-Bretagne, en raison de son appartenance à la zone euro. Mais elle n’est pas à l’abri d’une réaction en chaîne des marchés financiers et de ce qui pourrait s’apparenter à une crise de la dette. Les marchés réussiraient alors à imposer leurs vues, là où les électeurs n’y sont pas parvenus.
Martine Orange
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