« Les battus ont gagné » : comment le front réactionnaire s’est imposé

lundi 14 octobre 2024.
 

Depuis le 9 juin, les citoyens, et plus généralement tous ceux qui vivent en France, sont pris dans un véritable roller coaster [montagnes russes] émotionnel qui vient, après de longs atermoiements, de déboucher sur le gouvernement le plus réactionnaire de la Ve République.

Le 9 juin, contre tout usage politique et institutionnel, contre toute logique politique, mais à peu près trente minutes après que Jordan Bardella l’a réclamée, Emmanuel Macron a annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale et la tenue d’élections dans un timing ultra-serré et le plus court possible, puisque les législatives se sont déroulées les 30 juin et 7 juillet. En l’état des rapports des forces politiques au soir des élections européennes (un RN très largement en tête, un parti présidentiel en difficultés et des forces de gauche désunies et qui, comme la liste LFI et celle emmenée par Raphaël Glucksmann, se sont même combattues), le président de la République prend le risque (volontaire ou non, sans doute ne le saura-t-on jamais, pas plus que la « raison » de cette décision) de donner une majorité absolue au parti de Marine Le Pen et Jordan Bardella. Pour de très nombreux électeurs qui, aux deux dernières élections présidentielles, ont fait barrage au RN, parfois en dépit de leurs convictions politiques, pour tous ceux ainsi que les étrangers qui résident en France, qui craignent à juste titre l’application de la mesure phare du RN, la préférence nationale, ainsi que les violences racistes, la dissolution et ses suites probables ouvrent une période d’anxiété.

La constitution, encore improbable quelques jours auparavant, du Nouveau Front populaire pour le premier tour, et la dynamique du front républicain au second face à la menace d’une majorité absolue du RN, ont renversé la donne. Ce front républicain, essentiellement porté par la gauche politique, associative et syndicale, auquel se sont ralliés in extremis une partie des dirigeants macronistes et quelques très exceptionnels représentants de la droite républicaine a confirmé pour la troisième fois que la majorité des électeurs ne souhaitent pas que le Rassemblement national remporte une élection majeure ni qu’il décide des grandes orientations gouvernementales. C’est donc le soulagement, voire l’espoir, qui a prévalu le 7 juillet au soir.

A peine trois semaines plus tard, la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques offrait au monde l’image d’une France inclusive, ouverte et capable d’avoir « confiance dans l’avenir », comme le soulignait l’un de ses concepteurs, l’historien Patrick Boucheron — c’était le sens de son titre : « Ça ira ». Même la mascotte devenue culte, la Phryge, ornée de son petit drapeau tricolore était comme le bonnet phrygien qui lui a donné son nom, révolutionnaire.

Comment les battus ont gagné

Et pourtant, les signes que la réaction était toujours bien présente dans l’espace public se sont accumulés. Des signes anecdotiques d’abord. Philippe de Villiers, la nouvelle égérie de CNews pour ses émissions d’« histoire », est l’un des premiers de la « cathosphère » (avec Marion Maréchal ou l’identitaire Damien Rieu) à s’indigner sur X puis dans l’organe dominical de la presse Bolloré : « Tout était laid, tout était woke », déplore-t-il avant de fustiger l’imaginaire « pastiche de la Cène ». Surtout le temps olympique est très vite devenu un prétexte du président pour ne pas nommer de Premier ministre. Un temps qui s’est allongé jusqu’à la quasi fin des jeux paralympiques : après les élections au pas de charge, la nomination au rythme de l’escargot. Les consultations se sont multipliées au fil de l’été, des noms des premiers ministrables possibles ont été lâchés, sans que jamais aucune solution n’ait pris forme. Les membres du gouvernement démissionnaire gouvernaient, étaient présents dans les gradins des stades et des tatamis, les ministres démissionnaires qui ont réussi à se faire (ré) élire députés sont venus voter à l’Assemblée pour reconduire l’ancienne présidente d’une majorité battue. Pendant l’été olympique, le flou règne, l’absurde s’étend, l’hubris présidentielle enfle.

Quatre mois après la dissolution, ce sont bien les battus du scrutin qui ont gagné. Le Premier ministre est issu des rangs d’un parti qui compte 47 députés, soit 15 de moins que dans la précédente législature. Les supplétifs viennent du bloc qui soutient le président, et qui a perdu près de 100 élus. Le gouvernement ne devra sa survie qu’au bon vouloir du RN. Celui-ci souffle le chaud et le froid, manière de faire monter les enchères, et sans doute de temporiser en attendant le résultat du procès des assistants parlementaires européens qui s’est ouvert au moment même où Michel Barnier accédait aux responsabilités. Mais parce que le parti d’extrême droite tient le gouvernement dans sa main (et que celui-ci accepte d’y manger) et parce que ce même gouvernement comprend une part significative de rescapés du villierisme, du fillonisme et de la Manif pour tous, c’est une politique proche de celle du RN qu’il semble vouloir mettre en place. D’où les déclarations de celui qui en est le représentant le plus caricatural : Bruno Retailleau. Qu’il applique ses propres propositions — n’entend-il pas « refonder intellectuellement » la droite, c’est-à-dire la droitiser et la catholiciser ? — ou qu’il entende pratiquer la triangulation sarkozyste, il a réussi en quelques jours à mettre à l’agenda politique des propositions reprises du RN ou de la presse Bolloré.

Esprit du temps réactionnaire

Les cibles sont prioritairement les immigrés, alors que la loi sur l’immigration de 2024 était déjà tellement complaisante à l’endroit des propositions du RN que Marine Le Pen avait parlé d’une « victoire idéologique ». Cette fois, c’est l’Aide médicale d’Etat (l’AME) qui est dans le viseur, en dépit des risques que sa suppression ferait peser sur une santé publique déjà fragilisée par les difficultés de l’hôpital et les déserts médicaux. Mais c’est tout l’esprit du temps réactionnaire qui se déploie, qu’il s’agisse, à travers « l’allocation sociale unique » chère au Premier ministre, d’en finir avec la supposée culture de l’assistanat, thématique promue pour sa part par le président du groupe LR à l’Assemblée, Laurent Wauquiez, ou qu’il s’agisse en jugeant que l’Etat de droit n’est ni « intangible ni sacré » de renforcer encore l’arsenal répressif. Même une avancée en matière de liberté individuelle contre les diktats religieux, comme la loi sur la fin de vie laissée sur le chantier parlementaire par la dissolution, pourrait bien être enterrée par cet esprit du temps.

Oui, ce sont bien les battus du scrutin de juillet 2024 qui ont gagné, et ce sont pour le moment les électeurs du front républicain qui ont perdu.


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