"Valeur travail" : pourquoi la droite a convaincu

lundi 3 décembre 2007.
 

Pour la droite, travail rime avec effort, mérite et profit individuel. Un discours qui a l’avantage de la simplicité, mais qui esquive les véritables aspirations de la société : au "travailler mieux et vivre mieux", il substitue le désormais célèbre "travailler plus pour gagner plus"...

Pourquoi le discours de droite est-il actuellement si efficace dans l’opinion ? Comment a-t-il gagné la bataille idéologique ? Sur quoi repose son hégémonie actuelle ? Pour répondre à ces questions, fondamentales pour l’avenir de la gauche, il faut examiner la manière dont la classe politique traite de la « crise du travail ». Sur ce thème, qui a été au centre de la dernière campagne présidentielle, la droite a été beaucoup plus incisive que la gauche. Principalement, parce qu’elle déploie un discours rassembleur, où chacun trouve sa place, du grand patron à l’ouvrier...

Pour la droite, avant d’avoir une valeur (le salaire, par exemple), le travail EST une valeur. Ce qui a pour effet de centrer avant tout le débat sur le plan de la « morale » (vision de droite), plutôt que sur le plan de « l’activité » proprement dite (vision de gauche). La droite considère avant tout le travail comme un « coût ». Ainsi, quand elle affirme vouloir « revaloriser le travail », ce n’est pas en termes de rémunération (solution de gauche), mais en termes de mérite (solution de droite). C’est ce qu’exprime l’expression désormais célèbre « travailler plus pour gagner plus ».

Ce slogan de campagne contient, en fait, une triple injonction. D’abord une injonction aux chômeurs à « se mettre au travail », les faisant passer pour des inactifs volontaires plutôt que contraints. Ensuite, une injonction aux salariés à ne pas revendiquer d’augmentations de revenu : pour un travailleur, la seule manière respectable et envisageable d’accroître son pouvoir d’achat serait d’allonger son temps de travail. Enfin, une injonction à la population active à considérer le travail, non pas dans sa dimension collective, mais uniquement dans sa dimension d’effort individuel. Dit autrement, « travailler plus pour gagner plus » ne s’adresse pas aux travailleurs pris collectivement, mais à chaque travailleur, pris individuellement.

Le discours du mérite et de l’effort

Dans l’économie capitaliste, les inégalités entre les travailleurs sont notamment salariales. Inégalités qui ne cessent d’augmenter dans nos sociétés occidentales. Tandis qu’en bas de l’échelle, on subit de plus en plus le chômage, la précarité, le travail à temps partiel, etc., en haut de l’échelle, les rémunérations des chefs d’entreprises s’envolent. Cette situation provoque légitimement des contestations et pourrait conduire, un jour, à l’effondrement du système.

Contre toute attente, Nicolas Sarkozy a promis de légiférer sur le sujet ! Faut-il voir ici un désaccord de fond avec le MEDEF, qui est évidemment partisan du laissez-faire ? Evidemment pas. En réalité, le nouveau Président de la République manœuvre habilement : il donne l’apparence de soutenir le mouvement social, mais légitime, en fait, le système. Pour lui, il n’est pas question de remettre en cause les inégalités de revenu, ou de considérer que les rémunérations de certains chefs d’entreprises sont trop élevées. Non. Pour lui, un PDG étant « révocable à tout moment », il est normal que cette insécurité extrême soit compensée par une indemnité à la mesure du risque encouru, c’est le fameux « parachute doré ». La seule chose sur laquelle pourrait porter la future loi serait que les indemnités de départ soient conditionnées au mérite du PDG, c’est-à-dire à l’état et au bilan de l’entreprise au moment de son départ ?

Dans cette façon d’aborder le problème, la manipulation est totale : d’abord, le risque de licenciement d’un patron est mis sur le même plan que celui d’un simple employé ; ensuite, c’est bien la philosophie du travail basée sur le mérite individuel qui est mise en avant ; enfin, la question gênante de l’écart croissant des inégalités de revenus est tout bonnement éludée : qu’est-ce qui, fondamentalement, peut justifier l’existence d’une différence aussi importante entre le revenu, disons, d’une caissière de supermarché à temps partiel contraint et de son PDG ? La question reste posée...

Toute la philosophie du travail promue par la droite cherche à individualiser le salarié et à le livrer à l’arbitraire : arbitraire parce qu’il est impossible de « quantifier » rationnellement l’effort ou le mérite de chacun ; individualisation parce que cette philosophie élude la véritable nature, collective, du travail. Celle-là même qui nous rappellerait, par exemple, que, c’est du bon sens, le patron de supermarché ne serait rien sans ses caissières... Surtout, cette philosophie du travail cherche à masquer que le rapport salarial est et restera toujours un rapport de force, nécessitant la négociation, le consensus... voire la grève.

Quelle « crise du travail » ?

Ce qu’on appelle « crise du travail » aujourd’hui c’est, en quelque sorte, la crise de ce rapport de force : c’est le retour sur le devant de la scène du patronat après une conjoncture, celle des Trente Glorieuses, qui avait été largement favorable au monde salarié. Désormais, le travail pose deux problèmes : celui d’en trouver (le chômage), et celui de sa rémunération (le pouvoir d’achat). A travers son discours sur la « valeur-travail », la droite ne nie pas l’existence de cette « crise », elle fait mieux : elle en donne (et en impose) SON interprétation ! Elle fait passer le débat de l’avoir à l’être, c’est-à-dire de la « crise économique » à la « crise morale ». En évacuant ainsi la question de la « crise économique », elle minimise les critiques sociales qui dénoncent, par exemple, les ravages de la mondialisation financière, la précarisation croissante des salariés, ou la dégradation des conditions de travail, et les remplace par une pseudo-critique des « valeurs de Mai-68 »...

Face à un tel discours, il est nécessaire de rappeler que la France n’a rien d’un « pays de paresseux », que les « soi-disant grèves à répétition » sont surtout un mythe savamment entretenu par la droite et les médias, ou que les 35 heures ne sont en rien l’avènement d’une quelconque « société de l’oisiveté ». Le travailleur français possède la productivité-horaire la plus élevée au monde, nous apprend le Bureau international du travail (BIT). Et le nombre de jours de grève annuels ne fait, en réalité, que diminuer depuis quinze ans... D’une manière générale, en France comme ailleurs, les citoyens travaillent (ou souhaitent travailler). Les revendications de la jeunesse aussi vont dans ce sens, c’est l’un des enseignements du mouvement contre le CPE.

La réalité de la « crise du travail » aujourd’hui, ce n’est en rien celle d’une « crise morale ». C’est plutôt celle de conditions de travail qui se dégradent (accidents, maladies, etc.), d’institutions (Code du Travail, conseils des prud’hommes, contrat de travail, etc.) que l’on réforme dans le sens du patronat, de la valeur DU travail qui diminue au profit de celle de la rente, et du chômage de masse qui persiste.

Le discours de la culpabilisation et de la responsabilisation

On ne peut évidemment pas parler du travail sans parler du chômage. Ce chômage de masse qui crée un climat social tendu, et à propos duquel la majorité de la classe politique et des élites économiques répandent un double discours contradictoire.

Le premier discours tenu est celui du chômage dit « structurel ». C’est l’idée selon laquelle dans toute économie, il existerait un taux de chômage incompressible en-dessous duquel on ne pourrait pas descendre. L’existence de ce chômage « structurel » serait directement liée à l’existence de l’Etat social. En effet, à travers ses différents modes d’intervention (allocations, indemnisations, subventions, contrats aidés, etc.), l’Etat entraverait l’autonomie de l’économie et des marchés, et favoriserait l’apparition du chômage. Le second discours tenu est celui de la « responsabilisation des chômeurs ». C’est l’idée selon laquelle tout chômeur serait un poids pour la société et l’économie, qu’il devrait donc se « prendre en main », faire en sorte de travailler, pour sortir de l’« assistanat ».

Cette conception est caractéristique du renversement idéologique qu’a engendré la pensée néolibérale. Le social est désormais subordonné à l’économique. Ce double discours, qui trouve pourtant ses inspirations dans la théorie économique néoclassique, est en fait contradictoire... D’un côté, on s’accorde pour dire que le chômage est indépendant de la volonté des individus, car lié au rôle trop protecteur de l’Etat. De l’autre, on considère le chômeur comme le seul responsable de sa situation... Mais le souci de cohérence et de réalisme importe peu dès lors que l’objectif est avant tout idéologique : justifier les politiques de retrait de l’Etat dans tous les secteurs de la vie sociale, promouvoir la philosophie néolibérale de la concurrence (« libre et non faussée ») et le chacun pour soi.

Le détournement de la critique sociale

Si la droite est actuellement si puissante, c’est qu’elle s’est résolue à devenir la représentante de cette nouvelle forme de capitalisme, qui s’est développée au début des années 80, à savoir le capitalisme financier, soutenu par les grandes institutions internationales (banques centrales, FMI, Banque mondiale, OMC, Union européenne, etc.). Elle est aujourd’hui, comme on dit, une droite « décomplexée » : celle du soutien inconditionnel au grand patronat, celle des politiques conservatrices et régressives (Etat pénal, Etat policier, prolifération du fichage et du flicage, etc.), celle de la naturalisation des inégalités sociales et économiques inévitablement produites par le capitalisme.

Ces inégalités ne manquent pas d’engendrer des oppositions, des luttes, des résistances au sein de la société. Mais le capitalisme a cette vertu qu’il se renforce sans cesse en intériorisant les critiques à son égard (lire à ce sujet, « Le nouvel esprit du capitalisme », NRF Gallimard, 1999, des sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello). Comme nous venons de le montrer à propos du travail, à ce petit jeu du désarmement et du détournement de la critique sociale, la droite actuelle, Nicolas Sarkozy en tête, s’avère particulièrement habile...


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