Influence des milliardaires sur le contenu des journaux dont ils sont propriétaires : le cas du Washington Post

mercredi 6 novembre 2024.
 

En France comme ailleurs dans le monde, des milliardaires enrichis par une fiscalité dérisoire deviennent propriétaires de journaux, revues et chaînes de télévision. Ils prétendent ne pas intervenir sur le contenu du media. La réalité est autre comme le prouve, par exemple, le cas actuel du Washington Post.

À une dizaine de jours du scrutin présidentiel états-unien, le quotidien états-unien a annoncé ne pas vouloir se prononcer. La décision imputée par les journalistes au propriétaire du titre, le milliardaire Jeff Bezos, provoque une crise au sein de la rédaction et parmi le lectorat.

L’ironie est sévère. En février 2017, au lendemain de l’intronisation présidentielle de Donald Trump, le Washington Post décidait d’adopter comme slogan en une de son édition papier et de son site internet : « Democracy dies in darkness » (la démocratie meurt dans l’obscurité). Sept ans plus tard, à la veille d’un scrutin décisif pour la démocratie états-unienne, le quotidien connu pour ses enquêtes – dont la plus célèbre est le scandale du Watergate dans les années 1970 – est accusé d’avoir éteint la lumière en décidant de ne pas prendre position pour Kamala Harris, la candidate démocrate.

« La démocratie meurt dans l’obscurité, ils ont donc décidé d’éteindre les lumières pour la fin de la campagne, au moins éditorialement », a raillé le politologue Larry Sabato sur la chaîne MSNBC. Cette neutralité provoque cependant un séisme au sein de son lectorat et de sa rédaction à une dizaine de jours du scrutin.

Vendredi, peu après une réunion tendue de la rédaction, où la décision a été annoncée, l’éditeur et directeur général du journal, le Britannique William Lewis en a informé le public dans un texte publié sur le site et sobrement intitulé : « Sur le soutien politique ». Lewis – dont la carrière au sein du groupe de médias de Rupert Murdoch a été marquée par les scandales et les controverses – explique que le quotidien revient à ses racines, « à savoir ne pas soutenir les candidats à l’élection présidentielle »...

L’influence du patron milliardaire

Ce que ne dit pas le texte cependant, c’est que le propriétaire du journal depuis 2013, le milliardaire Jeff Bezos, fondateur d’Amazon et qui a signé nombre de contrats avec l’État américain, se serait opposé à un texte de soutien à Kamala Harris qui avait été préparé par le comité éditorial. C’est ce qu’affirme le journal lui-même dans un article.

Dans les commentaires, les abonné·es se montrent majoritairement critiques de ce choix : « Peut-être que cela aidera les gens à réaliser que ces mégamilliardaires ne veulent pas ce qu’il y a de mieux pour les gens » ; « Vous l’avez dit. La démocratie meurt dans l’obscurité. C’est ce que vous vivez désormais » ; « Lorsque j’ai déménagé à Washington en 1975, l’une des premières choses que j’ai faites a été de m’abonner au Post. J’étais très heureux de m’abonner à ce que je considérais comme l’un des meilleurs journaux du monde, et certainement des États-Unis. Depuis, je le lis presque tous les jours. J’hésite entre résilier mon abonnement ou soutenir les reporters, les journalistes et les chroniqueurs (ainsi que le personnel non journaliste) qui y travaillent ». Selon le site de la radio NPR, plus de 1 600 personnes ont mis fin à leur abonnement moins de quatre heures après l’annonce de William Lewis.

Dans un communiqué publié sur X, le syndicat des journalistes du Washington Post se dit « très préoccupé » par cette décision « à onze jours à peine d’une élection aux enjeux immenses », et s’inquiète d’une « ingérence » dans les décisions du comité éditorial. « Selon nos journalistes et membres, un soutien à Harris avait déjà été rédigé, et le propriétaire du ‘‘Post’’, Jeff Bezos, a pris la décision de ne pas le publier », poursuit le syndicat.

Sur le site même du Washington Post, les journalistes font part de leurs critiques et de leur incompréhension. La chroniqueuse politique Karen Tumulty écrit ainsi que le journal « se blesse lui-même ». Jeudi soir, le quotidien avait reçu deux prix Pulitzer pour des publications dans ses pages Opinions : l’un allant à l’opposant russe Vladimir Kara-Murza, pour ses « chroniques passionnées écrites au péril de sa vie depuis sa cellule de prison, mettant en garde contre les conséquences de la dissidence dans la Russie de Vladimir Poutine », l’autre au journaliste David Hoffman pour ses éditoriaux sur la manière dont les dictateurs utilisent le numérique pour étouffer toute contestation.

Il s’agit manifestement d’une tentative de la part de Jeff Bezos pour s’attirer les faveurs de Donald Trump et anticiper sa possible victoire.

Robert Kagan, éditorialiste démissionnaire Ce prix souligne le « meilleur de ce que nous faisons, poursuit la chroniqueuse, et c’est d’autant plus important à un moment où, dans notre propre pays, un candidat à la présidence d’un grand parti, utilisant un langage que nous associons aux dictateurs, promet d’emmener l’Amérique dans une direction que même ceux qui ont travaillé avec lui assimilent au fascisme ». D’où son désarroi aujourd’hui après le refus de se prononcer sur l’élection à venir. « Notre propriétaire actuel a inscrit “La démocratie meurt dans l’obscurité” en une de chaque édition du Washington Post. Avec cette décision, ces mots constituent désormais un acte d’accusation contre nous-mêmes », fustige-t-elle.

Le précédent du « Los Angeles Times » Ruth Marcus, journaliste au Post depuis quarante ans, qui travaille au service Opinions, juge qu’il s’agit du « mauvais choix au pire moment ». « Je n’ai jamais été aussi déçu par le journal qu’aujourd’hui, avec la décision tragiquement erronée de ne pas se prononcer dans la course à la présidence. » Elle souligne que cette question de soutenir ou pas un candidat ne vise pas à influencer les lectrices et les lecteurs, ce qui serait illusoire, mais à « refléter l’âme et les valeurs sous-jacentes de l’institution ». Et pour elle, « c’est le moment de s’exprimer, aussi fort et de manière aussi convaincante que possible, pour défendre le point de vue que nous avons défendu en 2016 et à nouveau en 2020 : Trump est dangereusement inapte à occuper la plus haute fonction du pays ».

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Amy M. Homes, écrivaine : « Nous vivons une des périodes les plus dangereuses de l’histoire des États-Unis » 24 octobre 2024 Trump-Harris : la guerre des mondes 10 octobre 2024 Les éditorialistes ont aussi pris leur plume, dénonçant une « terrible erreur » et « un abandon des convictions éditoriales fondamentales du journal que nous aimons ». « Un journal indépendant pourrait un jour choisir de ne plus soutenir les candidats à l’élection présidentielle, selon leur texte. Mais ce n’est pas le moment, alors qu’un candidat défend des positions qui menacent directement la liberté de la presse et les valeurs de la Constitution. »

Un éditorialiste vedette, Robert Kagan, un républicain critique de l’autoritarisme de Trump, a démissionné. « Il s’agit manifestement d’une tentative de la part de Jeff Bezos pour s’attirer les faveurs de Donald Trump et anticiper sa possible victoire », a-t-il commenté sur CNN. « Trump a menacé de s’en prendre aux affaires de Bezos, a-t-il poursuivi. Or, ce dernier dirige l’une des plus grandes entreprises des États-Unis. Il a des relations très étroites avec le gouvernement fédéral. Trump a clairement indiqué qu’il s’en prendrait aux médias qui le critiquent. Donc, si nous voulons savoir comment Trump va étouffer la presse libre aux États-Unis, voici la réponse. »

Quelques jours auparavant, un autre journal, le Los Angeles Times, lui aussi détenu par un milliardaire, Patrick Soon-Shiong, avait refusé de se prononcer en faveur de Kamala Harris, provoquant une crise similaire avec démissions et désabonnements. Une autre institution médiatique états-unienne, le New York Times, a appelé pour sa part à voter pour la candidate démocrate, « le seul choix patriotique pour la présidence », selon le quotidien de la côte est, qui s’est inquiété d’une possible victoire de Donald Trump : « Sa promesse d’être “un dictateur” dès le “premier jour” était peut-être une blague, mais son penchant non dissimulé pour les dictatures et les hommes forts qui les dirigent est tout sauf une blague. »

François Bougon

https://www.mediapart.fr/journal/in...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20241026-174506&M_BT=1489664863989


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