23 décembre 2084 au Groenland

mercredi 8 janvier 2025.
 

23 DÉCEMBRE 2084

Bonjour. L’hiver commence et nous avons ici, au Groenland, une agréable température hivernale qui ne dépasse pas les 40°. Hélas, ce n’est pas le cas ailleurs sur la planète…

Les rédacteurs de la Gazette du Groenland m’ont demandé de faire un bref récit des dramatiques événements qui ont eu lieu au cours de ce siècle, un récit destiné aux nouvelles générations nées ici, qui n’ont pas connu cette histoire. Je peux le faire parce que, né en 2002, je suis un des plus anciens survivants de la GCC, la Grande Catastrophe Climatique.

Pendant ma jeunesse, au cours des années 2020 et 2030, il était encore possible d’éviter la GCC. Mais il aurait fallu pour cela prendre des mesures urgentes et radicales, comme l’arrêt immédiat de l’exploitation des énergies fossiles, un autre modèle d’agriculture, une décroissance substantielle de la production, l’abandon du consumérisme, etc. Il s’est avéré impossible de prendre de telles mesures sans expropriation des banques et grandes entreprises, une planification démocratique, bref, la rupture avec le système capitaliste. Mais on aurait pu commencer une transition écologique minimale, comme premier pas dans la direction d’un changement global. Une minorité substantielle de la population – au Nord, des jeunes, des écologistes, des syndicalistes ; au Sud, des indigènes et des paysans ; et un peu partout, des femmes – s’est mobilisée pour des causes socio-écologiques. Mais une bonne partie de la population restait prisonnière de l’aliénation fétichiste de la marchandise ou du chantage à l’emploi des capitalistes. Le pire fut que, dans beaucoup de pays, au fur et à mesure que la crise écologique s’aggravait, le racisme anti-migrants a favorisé l’élection de gouvernements ouvertement écocides, négationnistes, de type néo-fasciste. Dans d’autres pays, on avait des gouvernements "raisonnables" qui reconnaissaient la nécessité d’éviter une augmentation de la température de plus de 1,5°, mais ils n’ont pris aucune des mesures urgentes nécessaires. Ils proposaient des politiques totalement inefficaces, comme le "marché de droits d’émission" ou les "mécanismes de compensation", ou alors des fausses solutions techniques. L’oligarchie fossile, composée des grandes entreprises non seulement du pétrole, du charbon et du gaz, mais aussi de l’industrie automobile, chimique, plastique, ainsi que des banques partenaires, était immensément puissante et a réussi à bloquer toute avancée sérieuse. À partir de 2040, la fenêtre d’opportunité s’est fermée et le changement climatique est devenu incontrôlable.

On a assisté, progressivement, de 2050 à 2080, à la disparition des forêts, dévorées par des incendies de plus en plus monstrueux. Parallèlement, les rivières ont séché et l’eau potable s’est faite de plus en plus rare. La désertification a gagné les terres – malgré les précipitations violentes et les inondations meurtrières – tandis que les villes du littoral étaient submergées par l’élévation du niveau de la mer (résultat de la fusion des calottes polaires). Mais le pire fut l’élévation de la température, atteignant progressivement 50° et plus, rendant ainsi des pays entiers, et par la suite, des continents, inhabitables. Cela aurait pu être encore pire : si la production – et donc les émissions – ne s’était pas effondrée à partir de 2050, c’est la totalité de la planète qui aurait été impropre à la vie humaine.

Comme vous savez sans doute, les survivants se sont réfugiés dans les pôles : les habitants du Nord ici, au Groenland, et ceux du Sud dans l’Antarctique. Les scientifiques calculent que, dans quelques siècles, les gaz à effet de serre dans l’atmosphère seront considérablement réduits et la température de la planète reviendra peu à peu à son niveau de l’Holocène. Nous pouvons nous consoler avec cette prévision optimiste, mais personnellement, je ne peux accepter que tant d’êtres humains de ma génération soient disparus, victimes des terreurs de la GCC.

La catastrophe n’était pas inévitable. Mais nos avertissements n’ont pas été entendus. Nous, les scientifiques du GIEC et les partisans d’une écologie anti-systémique (écosocialisme, écologie sociale, communisme de la décroissance, etc.), avons joué les Cassandre. Ou, comme l’on sait depuis la guerre de Troie, on n’aime pas les Cassandres : leurs discours alarmistes sont impopulaires. Cela dit, nous avons sans doute fait des erreurs : nous n’avons pas su trouver les arguments, le langage, les propositions capables de convaincre les majorités. Nous avons perdu la bataille. Espérons que dans quelques siècles, l’humanité pourra à nouveau habiter l’ensemble de la planète Terre, avec un mode de vie plus harmonieux, fondé sur la solidarité entre les humains et sur le respect de la Mère-Terre.

Michael Löwy


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