Avec Marcel-Francis Kahn, rhumatologue renommé décédé hier à 95 ans, s’en va l’une des belles figures des combats internationalistes du siècle passé, du Vietnam à la Palestine.
Issu d’une famille juive alsacienne, Marcel-Francis Kahn est de la génération des survivants au génocide des juifs d’Europe. Si lui-même, jeune adolescent tôt engagé dans la Résistance, échappa aux persécutions antisémites, son épouse, Réna Cukier, décédée en 1974, était une ancienne déportée, rescapée des camps nazis, dont toute la famille fut exterminée. Dans cette vidéo tournée en 2022, il témoigne de son parcours d’ancien résistant juif.
Attaché à la raison universelle contre les passions identitaires, le professeur Marcel-Francis Kahn, chef du service de rhumatologie à l’hôpital Bichat où il est décédé dimanche 29 décembre 2024, fut de celles et de ceux qui transformèrent cet héritage en obligation d’une solidarité humaniste avec les malheurs des autres et du monde. Le 10 mai 1998, à l’occasion des trente ans de Mai 68, un portrait de ce mandarin activiste dans Le Monde rendait compte de sa vigilance inlassable.
Sa notice biographique du Maitron rappelle tous ses combats sans frontières, de l’Algérie au Vietnam jusqu’à la Palestine, sans oublier les ex-pays de l’Est sous domination soviétique. Tout comme son ami François Maspero, dont il annonça le décès sur son blog de Mediapart, Marcel-Francis Kahn incarne cette génération incomparable qui refusa toute assignation à résidence, tout esprit de tribu, tout suivisme et tout campisme, de quelque bord qu’il soit, bref toute indifférence.
Il y a près d’un quart de siècle, il fut l’un des initiateurs d’une tribune collective parue dans Le Monde le 18 octobre 2000, intitulée « En tant que juifs… ». « Nous refusons d’être cloués au mur des appartenances communautaires », écrivaient notamment ses signataires opposés à la politique de colonisation israélienne : « Ce n’est pas bien que juifs, mais parce que juifs que nous nous opposons à cette logique suicidaire des paniques identitaires, ajoutaient-ils. Nous refusons la spirale mortelle de l’ethnicisation du conflit et sa transformation en guerre de religions. » « Personne n’a le monopole du judéocide nazi, insistaient-ils. Nos familles ont eu leur part de déportés, de disparus, de résistants. Aussi le chantage à la solidarité communautaire, servant à légitimer la politique d’union sacrée des gouvernants israéliens, nous est-il intolérable. »
Le propos de ce texte est, hélas, plus actuel que jamais. Cofondateur de l’Association France Palestine Solidarité, Marcel-Francis Kahn l’avait prolongé, en compagnie de Daniel Bensaïd et de Rony Brauman, par une autre tribune, parue le 8 novembre 2000, en réponse à une réplique d’Alain Finkielkraut. Elle se concluait ainsi : « Il existe désormais un fait national israélien irréversible, mais, dans ce marché de dupes du “chacun chez soi”, les uns ont un chez-soi, les autres n’en ont pas. La seule solution passe par la reconnaissance de droits égaux, par le dépassement des nationalismes bornés au profit d’une citoyenneté démocratique et laïque, par la reconnaissance des torts faits aux Palestiniens, par une coexistence débarrassée de l’intolérance religieuse et du droit du sang. Ce sera long, disait le prophète Jérémie. Et difficile. Mais quelle solution alternative, si ce n’est la fuite en avant dans la guerre avec, à l’horizon, le piège d’un nouveau Massada pour les juifs israéliens eux-mêmes ? »
Pour saluer la mémoire de Marcel-Francis Kahn, j’ai pensé qu’il aurait aimé qu’on republie cette tribune de l’an 2000 en convoquant, à ses côtés, les noms des autres signataires qui témoignent du même chemin de vie, dont nombre d’entre elles et d’entre eux nous ont quitté·es depuis. Voici donc :
Edwy Plenel
En tant que juifs…
CITOYENS du pays dans lequel nous vivons et citoyens de la planète, nous n’avons pas de raisons ni pour habitude de nous exprimer en qualité de juifs.
Nous combattons le racisme, dont, bien sûr, l’antisémitisme sous toutes ses formes. Nous condamnons les attentats contre les synagogues et les écoles juives qui visent une communauté en tant que telle et ses lieux de culte. Nous refusons l’internationalisation d’une logique communautaire qui se traduit, ici même, par des affrontements entre jeunes d’une même école ou d’un même quartier.
Mais, en prétendant parler au nom de tous les juifs du monde, en s’appropriant la mémoire commune, en s’érigeant en représentants de toutes les victimes juives passées, les dirigeants de l’État d’Israël s’arrogent aussi le droit de parler, malgré nous, en notre nom. Personne n’a le monopole du judéocide nazi. Nos familles ont eu leur part de déportés, de disparus, de résistants. Aussi le chantage à la solidarité communautaire, servant à légitimer la politique d’union sacrée des gouvernants israéliens, nous est-il intolérable.
Dans l’escalade de la violence, des actes inadmissibles sont commis des deux côtés. C’est hélas le lot de toute logique de guerre. Mais les responsabilités politiques ne sont pas également partagées. L’État d’Israël dispose d’un territoire et d’une armée. Les Palestiniens des territoires occupés et des camps de réfugiés sont condamnés à vivre sous tutelle, avec une économie mutilée et dépendante, dans une société estropiée, sur un territoire en lambeaux, lacéré de routes stratégiques et semé de colonies israéliennes.
Si la provocation calculée d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées, avec le soutien d’Ehud Barak, a pu mettre le feu aux poudres, c’est que la situation était déjà explosive du fait des manœuvres dilatoires dans l’application des accords d’Oslo, de la poursuite de la colonisation israélienne des territoires, du refus de reconnaître un État palestinien dont la proclamation est sans cesse différée. Il n’est pas surprenant que ces humiliations et ces frustrations accumulées aboutissent à la révolte d’un peuple. Un pas peut-être irréversible est en train d’être franchi. La provocation symbolique d’Ariel Sharon, en accentuant le caractère confessionnel des affrontements au détriment de leur contenu politique, favorise la montée en puissance de forces religieuses extrêmes au détriment des partisans de la paix et d’une Palestine et d’un Israël laïques. Une course au désastre est engagée. Une guerre civile se profile en Israël même entre juifs et arabes israéliens.
Ce n’est pas bien que juifs, mais parce que juifs que nous nous opposons à cette logique suicidaire des paniques identitaires. Nous refusons la spirale mortelle de l’ethnicisation du conflit et sa transformation en guerre de religions. Nous refusons d’être cloués au mur des appartenances communautaires.
Partisans de la fraternité judéo-arabe, nous réclamons la relance d’un processus de paix qui passe nécessairement par l’application des résolutions de l’ONU, par la reconnaissance d’un État palestinien souverain et du droit au retour des Palestiniens chassés de leur terre. C’est par là que la coexistence pacifiée de différentes communautés culturelles et linguistiques sur un même territoire peut devenir possible.
Signataires : Raymond Aubrac, Nurith Aviv, Eliane Benarrosh, Miguel Benassayag, Daniel Bensaïd, Haby Bonomo, Irène Borten, Rony Brauman, Suzanne de Brunhoff, Gérard Chaouat, Bernard Chapnik, Jimmy Cohen, Alain Cyroulnik, Philippe Cyroulnik, Sonia Dayan-Herszbrun, Régine Dhoquois-Cohen, Ruy Fausto, Arie Finkelstein, Jean-François Godchau, Jean Harari, Isaac Johsua, Samuel Johsua, Esther Joly, Janette Habel, Gisèle Halimi, Norbert Holcblat, Marcel-Francis Kahn, Pierre Khalfa, Hubert Krivine, Daniel Liebman, Michaël Löwy, Henri Maler, Sheila Malouany, David Mandel, Marie-Pierre Mazeas, Christophe Otzenberger, Maurice Rajfus, Jean-Marc Rosenfled, André Rosvègue, Suzanne Saltiel, Catherine Samary, Laurent Schwartz, Michèle Sibony, Corinne Sibony, Daniel Singer, Stanislas Tomkiewicz, Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Voloch, Richard Wagman, Michèle Zemor, Patrick Zylberstein.
• Billet de blog (Mediapart) 30 décembre 2024 :
• Edwy Plenel
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