« Les pouvoirs publics ont longtemps ignoré la question de la financiarisation de la santé »

mercredi 8 janvier 2025.
 

Des fonds d’investissement mettent peu à peu la main sur les spécialités médicales libérales les plus lucratives : d’abord la biologie dès les années 2000, aujourd’hui la radiologie. Et pour cause : les pouvoirs publics ont longtemps laissé faire, explique le sociologue Antoine Leymarie.

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Antoine Leymarie est sociologue, doctorant au Centre de sociologie des organisations de Sciences Po. Ses recherches portent sur la financiarisation de la biologie médicale, de la radiologie et de l’anatomopathologie (l’analyse des tumeurs). Il met au jour le long laisser-faire des autorités : en se jouant des lois, les groupes financiers ont déjà mis la main sur 80 % de la biologie et 20 % de la radiologie libérales.

Première profession financiarisée, la biologie en a pâti : les salaires des médecins dans les laboratoires d’analyses privés ont été divisés par deux et l’attractivité de la profession a chuté. Cette expérience est un épouvantail pour les autres professions approchées à leur tour. La radiologie tente aujourd’hui de résister à cette lame de fond. Mais les pouvoirs publics ne se sont saisis du sujet que très récemment. Et l’exclusion des financiers du champ de la santé n’est pas à l’ordre du jour.

Mediapart : Pourquoi la biologie médicale et, aujourd’hui, la radiologie attirent-elles les fonds d’investissement ?

Antoine Leymarie : La biologie et la radiologie sont deux spécialités qui se ressemblent : elles exigent beaucoup d’investissements dans des machines, beaucoup de personnel pour gérer la partie technique, la part du libéral y est forte (autour de 70 %) et elles sont des spécialités de diagnostic. Ce sont également deux professions qui sont historiquement lucratives, dans la mesure où les volumes d’analyses biologiques et d’imagerie médicale sont en augmentation continue et parce que les progrès technologiques permettent des économies d’échelle importantes. Si les tarifs baissent régulièrement pour compenser la hausse des volumes, les deux spécialités restent attractives.

Qui sont ces acteurs financiers ?

Ce sont des fonds d’investissement spécialisés dans l’achat et la revente d’entreprises. Ce qui les intéresse, c’est le différentiel entre le prix d’achat et le prix de revente d’une entreprise. Ils prennent le contrôle de groupes de biologie avec le minimum de fonds propre et le maximum d’endettement. Ils cherchent à développer et à rationaliser l’entité acquise pour rembourser la dette et ainsi valoriser financièrement l’entreprise pour la revendre à horizon de quatre, cinq ans, en faisant une plus-value. En biologie, les stratégies de rationalisation ont principalement porté sur la centralisation des activités d’analyses sur des plateaux techniques, sur le personnel, etc. La multiplication importante des grèves des techniciennes de laboratoires ces dernières années est un indicateur des tensions que peuvent engendrer ces stratégies de rationalisation économique.

Quand a débuté ce processus de financiarisation ?

La biologie a été la première spécialité médicale en France à être concernée par le phénomène au début des années 2000. Des groupes, adossés à des fonds, ont proposé aux biologistes des offres d’achat trois à quatre fois supérieures aux prix conventionnels. Plutôt que de pointer du doigt les médecins qui ont vendu, la question est : qu’ont fait les pouvoirs publics ?

Aujourd’hui, près de 80 % des laboratoires de biologie sont détenus directement par six groupes, quand ce chiffre était autour de 15 % en 2010.

Pendant presque vingt ans, les gouvernements successifs ont ignoré la question de la financiarisation. Pourtant, des montages juridiques complexes, qui ont permis à des investisseurs non biologistes de prendre le contrôle des laboratoires, étaient contraires à l’esprit de la loi en vigueur. Aujourd’hui, l’intérêt des pouvoirs publics pour ces enjeux est réel, mais tardif.

Une loi de 1975 garantissait pourtant l’indépendance des biologistes « contre les investissements que seraient tentés de faire dans les laboratoires les grands groupes bancaires ou financiers ».

Oui, mais en 1990, une loi est venue compléter le cadre juridique des professions libérales par la création des sociétés d’exercice libéral (SEL) : une forme juridique plus souple pour s’associer et plus intéressante fiscalement. Mais la majorité du capital (75 % minimum) doit rester entre les mains des biologistes exerçant. En 2001, la loi est encore modifiée : elle permet aux SEL d’exploiter un nombre illimité de laboratoires, contre cinq maximum auparavant. Des groupes adossés à des fonds d’investissement en profitent.

La profession des biologistes réagit alors par des manifestations, des tribunes médiatiques... Mais l’ordre des pharmaciens perd devant la Commission européenne un procès intenté par un groupe du secteur (Labco, racheté depuis par Synlab). Il est jugé coupable d’avoir cherché à enfreindre le développement de Labco, donc d’avoir imposé des restrictions à la concurrence.

Puis, en 2010, est autorisée la centralisation des automates sur de grands plateaux techniques. Est également imposée une procédure d’accréditation lourde et coûteuse… Les labos sont donc fortement incités à se regrouper et deviennent des cibles idéales. Une génération de biologistes, proches de la retraite, vend largement ses actions aux groupes financiers.

Comment les fonds d’investissement sont-ils parvenus à prendre le contrôle des laboratoires de biologie, alors que les médecins exerçant doivent détenir au minimum 75 % du capital ?

En 2013, une loi sur la biologie avait pour objectif de lutter contre la financiarisation. En réalité, elle a largement accéléré le phénomène et, aujourd’hui, près de 80 % des laboratoires de biologie sont détenus directement par six groupes, quand ce chiffre était autour de 15 % en 2010. Pourquoi ?

Les montages juridiques des groupes ont permis de rentrer dans les clous de la légalité tout en « jouant » avec les règles : dans les statuts des sociétés d’exercice libéral, il est souvent précisé que les décisions importantes (investissement, fusions…) doivent être prises après consultation d’un comité stratégique ou d’une autre entité ad hoc, où les actionnaires financiers sont majoritaires. Ils sont aussi détenteurs de la très large majorité des actions « de préférence », distinctes des actions « ordinaires », qui accordent les droits financiers. Ces montages permettent à la holding de capter les profits et d’avoir le pouvoir décisionnel. Les médecins exerçant conservent la majorité du capital et des droits de vote, mais seulement « sur le papier ».

Pour la biologie, les jeux sont faits, il n’y aura pas de retour en arrière.

Les pouvoirs publics ont d’abord vu d’un bon œil cette concentration du secteur : l’assurance-maladie a pu faire baisser les tarifs, faire des économies. Mais elle fait face à des difficultés depuis quelques années : au moment des négociations tarifaires, les directions des groupes ont organisé des grèves, mettant à l’arrêt plus de 80 % des laboratoires, à trois reprises depuis 2019. Les agences régionales de santé ont dû procéder à des réquisitions. Le rapport de force s’est donc durci. L’ordonnance parue en 2023, qui ambitionnait notamment de supprimer les actions de préférence, a été l’objet d’un lobbying important, payant : cette mesure a été supprimée du projet.

Cette financiarisation a-t-elle profité, d’une manière ou d’une autre, aux biologistes ?

Leurs revenus ont été divisés par deux en l’espace de quinze ans, bien qu’ils restent toujours confortables. L’attractivité de la profession à l’égard des jeunes a chuté : au classement à l’entrée de l’internat de médecine [quand les étudiants choisissent leur spécialité – ndlr], la biologie s’est effondrée, elle est parmi les trois dernières choisies par les futurs médecins.

À l’origine de cette désaffection, il y a également le statut : 81 % des biologistes libéraux travaillent en tant que travailleurs non salariés, ils n’ont pas droit aux indemnités de licenciement, à l’assurance-chômage, et ne relèvent pas du Code du travail. C’est pourquoi les jeunes biologistes aspirent désormais à devenir salariés au sein de ces groupes.

Aujourd’hui, c’est le tour de la radiologie : suit-elle le même chemin ?

Le principe de consolidation, de mutualisation, de recours aux fonds, est le même. Mais la radiologie n’est pas « industrialisable » comme l’était la biologie. Pour le dire simplement, faire passer un scanner à un patient n’est pas une activité « rationalisable » comme celle d’analyser des tubes de sang qu’on peut centraliser sur des plateaux techniques. Le recours à la téléradiologie permet en revanche bien une « délocalisation » du diagnostic et des économies d’échelle.

Une partie de la profession oppose une résistance importante à la financiarisation, menée par les organisations professionnelles : le syndicat des radiologues libéraux (FNMR), les jeunes radiologues (Corail), l’ordre des médecins sont unis sur ce sujet. Le « précédent » des biologistes médicaux est souvent cité comme figure « épouvantail ».

Les pouvoirs publics ont aussi évolué sur ce sujet. L’assurance-maladie a consacré un rapport au sujet en juillet 2023, le Sénat en octobre 2024. Un bureau dédié à la financiarisation a été créé au sein du ministère de la santé. Cela témoigne d’une volonté des pouvoirs publics de diagnostiquer les effets de la financiarisation et de proposer de nouvelles régulations. D’autant que d’autres professions médicales sont concernées : anatomopathologistes, pharmaciens, radiothérapeutes, etc.

Ce mouvement de financiarisation peut-il être freiné ?

Pour ce qui est de la biologie, les jeux sont faits, il n’y aura pas de retour en arrière. Mais les pouvoirs publics réfléchissent à de nouvelles régulations de l’offre de soins et de l’activité des groupes, pour éviter par exemple les situations excessivement monopolistiques et contraindre les groupes à remplir leurs missions pour couvrir équitablement les territoires.

Pour la radiologie, le secteur est à un moment crucial : les différents acteurs, pro- et antifinanciarisation, se regardent dans le blanc des yeux. Le rapport de force est en cours. Les pouvoirs politiques ont jusqu’ici favorisé la financiarisation de la biologie. Ce sont encore eux qui auront le dernier mot.

Caroline Coq-Chodorge et Manuel Magrez


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