Les obsèques nationales de Jimmy Carter ont lieu le 9 janvier à Washington. L’ancien président, certes salué pour son action internationale, a cependant pavé la voie à la radicalité néolibérale, conduisant au divorce entre le Parti démocrate et les couches les plus fragiles de la population.
C’est l’histoire d’un président démocrate des États-Unis dont l’élection avait suscité beaucoup d’espoir dans les classes populaires et qui, sur fond d’inflation, s’est aliéné une grande partie de ces dernières. Au point de perdre l’élection suivante au profit d’un républicain extrémiste qui a su profiter de cette colère et des hésitations idéologiques des démocrates.
Cela vous rappelle quelque chose ? Ce n’est pourtant pas de Joe Biden qu’il s’agit, mais de Jimmy Carter, 39e président des États-Unis de 1977 à 1981 et qui est décédé à l’âge de 100 ans le 29 décembre. Jeudi 9 janvier, son successeur Joe Biden organise en son honneur des funérailles nationales. Ce sera l’un des derniers actes du président sortant avant l’entrée en fonction de Donald Trump le 20 janvier.
Le parallèle entre les deux hommes est très largement imparfait. Mais Jimmy Carter et Joe Biden représentent les deux extrémités d’une époque durant laquelle leur parti a fait le choix de jeter par la fenêtre l’héritage du New Deal et d’accepter de se couper d’une partie des classes populaires. Ce dont Jimmy Carter fut à l’initiative, Joe Biden n’a pas réussi totalement à s’en débarrasser. Et comme son prédécesseur de vingt ans son cadet, il a échoué.
Faire le bilan économique de la présidence Carter est donc aussi important pour saisir l’échec de Kamala Harris à l’automne dernier et celui du bidenisme comme porte de sortie pour le Parti démocrate. C’est aussi pour cette raison que les grands hommages publiés après le décès de l’ancien chef de l’État ont évité ce sujet et se sont concentrés sur son action internationale.
Dans la campagne des primaires de 1976, Jimmy Carter est un outsider. Le producteur de cacahuètes de Plains, en Géorgie, n’a, comme expérience politique, qu’un mandat de gouverneur de son État d’origine et n’est guère intégré dans les courants de son parti. Son profil d’homme honnête, simple et droit et, surtout, l’abandon du favori, l’ancien vice-président de Lyndon B. Johnson, Hubert Humphrey, lui permettent de gagner aisément la primaire.
En novembre, il est opposé au président sortant Gerald Ford, seul président des États-Unis à n’avoir jamais été élu (dans le contexte du scandale du Watergate, il a été désigné vice-président par Richard Nixon après la démission de Spiro Agnew, puis est devenu président après celle de Nixon en 1974). Jimmy Carter réalise alors une campagne décevante, avec quelques impairs comme son célèbre entretien à Playboy qui lui aliène des voix conservatrices.
Mais il bénéficie d’un soutien affirmé des classes populaires et moyennes. Son score populaire global est de 51 %, contre 48 % à son adversaire, mais parmi les 40 % les plus pauvres de la population, son score est de 56,5 % et il est de 56 % chez les moins qualifiés (la population n’étant pas allée à l’université).
Après sept années de règne républicain, les attentes sont immenses parmi les plus fragiles. Car, au cours de cette période, l’économie états-unienne a connu deux récessions, l’inflation reste élevée à plus de 5,7 % en 1976 et le chômage est au plus haut depuis un quart de siècle. Le pays traverse clairement une phase très difficile marquée par des infrastructures en lambeaux, un chômage persistant, une insécurité croissante. C’est ce qu’on appelle la « stagflation ».
Le bilan économique de Jimmy Carter est souvent présenté comme contraint par cette crise qui a commencé avant lui et qui se terminera en 1982 seulement. Mais c’est un raccourci un peu simple. Car le président élu avait des moyens et des choix à faire. Et ce sont ces choix qu’il faut essayer de comprendre.
À l’époque, les États-Unis, comme une grande partie des pays occidentaux, connaissent un épuisement du régime d’accumulation fordiste-keynésien mis en place dans les années 1930 et qui se traduit par une baisse du rendement du capital. Ce régime n’est donc plus en mesure d’offrir un équilibre, même précaire, entre capital et travail. Il faut alors bâtir un nouveau régime économique.
Et pour ce faire, il y a deux grandes voies : celle qui entend soutenir le capital par une politique de dérégulation, de modération salariale et de baisse des impôts, ou celle du travail, qui oblige à déconnecter l’emploi et les prix le plus possible du marché, et donc à redéfinir une nouvelle coordination économique.
Le monde politique états-unien ne sait pas alors réellement quelle voie choisir. Ainsi, la plupart des grandes figures tentent de tenir une voie moyenne de moins en moins adaptée. Richard Nixon et Gerald Ford maintiennent alors une forme de gestion keynésienne, tout en donnant quelques gages au capital (réforme du welfare state, baisse des impôts). Leur échec est si complet que le président sortant a eu bien du mal à s’imposer durant les primaires républicaines contre l’ancien acteur Ronald Reagan, qui prône une politique ouvertement favorable au capital.
Au sein du Parti démocrate, Jimmy Carter tente lui aussi de tenir les deux bouts pour s’imposer. Il affiche ainsi son soutien aux syndicats et un projet de loi présenté en 1974 par Hubert Humphrey et le représentant californien Augustus Hawkins, qui instaure une garantie d’emploi, autrement dit l’obligation pour l’État de fournir un emploi à tout citoyen si le secteur privé ne le peut pas. C’est un pas en dehors de la marchandisation de l’emploi et qui libère l’État du chantage à l’emploi. Une telle loi impose d’autres changements plus globaux, mais c’est l’ébauche d’une première étape vers un modèle où le travail est prioritaire sur le capital.
Mais Jimmy Carter aime aussi à se présenter comme un homme d’affaires ennemi des monopoles et un bon gestionnaire des finances publiques. Il promet de rétablir l’équilibre budgétaire, comme il l’a fait durant son mandat de gouverneur de Géorgie.
Une fois élu, le démocrate dispose de moyens inédits. Les élections au Congrès ont confirmé la majorité démocrate sortante sous une forme de raz-de-marée. Le nouveau président dispose d’une « supermajorité » des deux tiers à la Chambre des représentants et d’une majorité de 61 sénateurs à la Chambre haute, permettant de contourner l’obstructionnisme de l’opposition. Autrement dit, à son entrée en fonction, le nouveau président dispose de tous les leviers pour agir et modifier en profondeur le modèle états-unien.
Jimmy Carter n’était cependant pas forcément l’homme d’une telle situation. C’est certainement, pour reprendre le terme de l’historien Sean Byrnes dans un article publié dans Jacobin, « un des hommes les meilleurs qui ait été à ce poste ». Sa bonne volonté ne fait aucun doute. L’homme est modeste et pacifique, marqué par sa culture baptiste. Quoique propriétaire du Sud, il a toujours combattu le racisme et le ségrégationnisme de ses pairs.
Mais en matière d’économie, Jimmy Carter n’avait guère les moyens de répondre aux défis du temps. Chef d’entreprise, il était surtout à l’aise, comme le souligne l’historien Jonathan Levy dans sa magistrale histoire économique états-unienne Age of American Capitalism. A History of the United States (Random House, 2021, non traduit), dans le domaine de la microéconomie. Les enjeux globaux lui étaient assez étrangers.
Pour répondre à la crise, il a donc largement tenté de faire confiance aux entreprises et à la concurrence. Cherchant, pour le reste, à faire appel au sens moral de ses contemporains, comme lors de son célèbre discours de juillet 1979 où il déplorait une « crise de confiance » causée par le consumérisme et l’individualisme.
Sa position était clairement celle du capitalisme tempéré. Dans leur ouvrage Le Grand Mythe. Comment les industriels nous ont appris à détester l’État et à vénérer le libre marché (traduit en 2023 aux éditions Les liens qui libèrent), Naomi Oreskes et Erik M. Conway résument ainsi sa position : « On pouvait être en même temps pro-marché et pro-État, c’est-à-dire vouloir laisser une plus grande liberté aux entreprises dans de multiples domaines sans renoncer aux bienfaits que pouvait procurer la puissance publique dans d’autres. »
Mais c’était ne pas saisir le sérieux de la situation. Le capital aux abois n’était plus prêt aux compromis et avait d’autres priorités que la morale. Il lui fallait redresser sa rentabilité durablement en affaiblissant l’État et le monde du travail, tout en alimentant la fièvre consumériste. Chaque concession devenait donc le prélude à la prochaine.
C’est le piège dans lequel est tombée alors la social-démocratie, qui va progressivement abandonner le keynésianisme et finir par porter elle-même des réformes antisociales. Il n’y a pas de Gerhard Schröder sans Helmut Schmidt, ni de François Hollande sans François Mitterrand, ni, enfin, de Bill Clinton sans Jimmy Carter.
Dans ce cadre, la politique économique de Jimmy Carter ne va pas être le dernier moment du New Deal. Ce sera le premier moment du néolibéralisme états-unien. C’est par facilité que l’on fait débuter ces politiques avec son successeur Ronald Reagan. En réalité, tout le cadre institutionnel et politique de la contre-révolution néolibérale est déjà en place lorsque l’ancien acteur prend le pouvoir en 1981.
Jimmy Carter n’a jamais réellement cru à l’option d’une gestion de la crise par une priorité donnée au travail. Selon le président de son conseil d’analyses économiques, Charles Schultze, cité par Jonathan Levy, le président était un « keynésien réticent ». Il a été la faille dans laquelle le néolibéralisme s’est engouffré.
L’intérêt de Jimmy Carter pour le monde du travail a donc toujours été réduit. Pour preuve, sa première tâche va être de diluer le projet Humphrey-Hawkins. Toute obligation de création d’emploi est supprimée et remplacée par la nécessité pour l’État de « poursuivre une politique favorisant le plein emploi » avec des conditions d’inflation réduite et d’équilibre budgétaire et du commerce extérieur. Augustus Hawkins parlera d’une « législation symbolique » lorsque la loi « pour le plein emploi et la croissance équilibrée » sera votée en octobre 1978.
Pas seulement, pourtant. En réalité, la nouvelle loi renversait la logique du projet initial. Loin de libérer le travail du marché, elle en renforçait la soumission. Car désormais, le plein emploi est soumis à des règles macroéconomiques, autrement dit au retour à un régime stable d’accumulation du capital.
Vernon Smith, prix de la Banque de Suède en économie en 2002 En 1977 et 1978, le syndicat des mines, l’UMW, décide de cesser le travail dans les mines de charbon pour obtenir des augmentations de salaire. La grève concerne 160 000 mineurs et dure quatre-vingt-onze jours. Les syndicats qui ont massivement participé à la victoire de Jimmy Carter en 1976 attendent un soutien du président. Mais en mai 1978, ce dernier décide d’enclencher la loi Taft-Hartley de 1947 qui l’autorise à déclarer une grève illégale pour des raisons de sécurité nationale. En parallèle, une loi légalisant les piquets de grève est enterrée.
En réalité, Jimmy Carter n’acceptait de protéger les travailleurs qu’en tant que consommateurs. C’est un des éléments constitutifs de la future gauche néolibérale : celui de se préoccuper du consommateur pour faire oublier la répression du travailleur. Et pour remplir ce rôle, le président démocrate va engager une phase extrêmement avancée de dérégulation des marchés.
Brisant le contrôle des prix instauré par le New Deal plutôt que de le réformer, Jimmy Carter ouvre les marchés de l’aérien, du transport routier, du chemin de fer et du gaz. Le prix de la Banque de Suède de 2002, Vernon Smith, a accordé à Jimmy Carter le titre de « grand dérégulateur ».
En 1980, il engage même la dérégulation bancaire en supprimant la régulation des taux d’intérêt. Ronald Reagan n’aura qu’à poursuivre le mouvement en reprenant la rhétorique de Jimmy Carter sur la nécessaire « dépendance croissante aux marchés compétitifs ». Mais la conséquence de ce mouvement aura été de faire porter la pression de la concurrence aux salariés qui voient les emplois et les salaires réduits.
Ce choix laissera aussi l’organisation des transports au marché : les États-Unis abandonnent le fer au profit de l’aérien et donnent priorité à la route pour le fret. Malgré l’intérêt du président pour les énergies renouvelables, ce sera un élément clé de la crise climatique à venir.
En 1978, Jimmy Carter doit faire face à une résurgence de la crise. Les pays de l’Opep relèvent à nouveau massivement leurs prix pour compenser la baisse du dollar, puis en conséquence de la révolution iranienne. L’inflation rebondit fortement. En 1979, la hausse des prix dépasse le rythme de 1974 avec 11,3 % sur un an, et en 1980 elle atteint 13,5 %. Jimmy Carter, qui a, en vain, tenté de sauvegarder l’indépendance énergétique du pays en début de mandat (marqué notamment par le grand black-out de New York en 1977), est désemparé.
Sa première réponse est le « Revenue Act » de 1978, une réforme fiscale qui tranche avec les promesses de redistribution avancées pendant la campagne. Malgré sa large majorité au Congrès, Jimmy Carter reprend une proposition d’un représentant républicain, William Steiger, qui entendait faire passer le taux de l’impôt sur le capital à 25 % contre 49 % jusqu’ici. Finalement, le taux est fixé à 28,7 % et la baisse est compensée par une augmentation de l’impôt sur les classes moyennes.
Cette mesure ouvrait la voie au discours néolibéral dominant : la baisse des impôts sur le capital permettra de relancer l’investissement. Un tel résultat n’a pas été observé aux États-Unis, comme ailleurs, mais, là encore, il va ouvrir la voie aux baisses futures.
La deuxième réponse va être de mener une politique budgétaire restrictive. « Pour la première fois depuis les années 1930, l’austérité était de retour dans la politique économique », note Jonathan Levy. Les programmes sociaux et les services publics seront sous pression, ouvrant la voie au discours d’incapacité permettant les privatisations des années 1980 et 1990.
Finalement, la dernière pierre à l’édifice du bilan de Jimmy Carter sera la nomination, à l’été 1979, de Paul Volcker à la tête de la Réserve fédérale. « Volcker a été choisi parce qu’il était le candidat de Wall Street », affirmait un conseiller du président cité par Jonathan Levy. Le nouveau président de la Fed est un adepte de la théorie monétariste de Milton Friedman qui a obtenu le prix de la Banque de Suède l’année de l’élection de Jimmy Carter. Il relève violemment les taux à 18 % en avril 1980 et provoque une récession majeure.
Ce « choc Volcker » est le vrai acte de naissance du néolibéralisme. La gestion du capitalisme par la stabilité monétaire nécessitait désormais à la fois la modération salariale, la mondialisation pour fournir des biens bon marché et la financiarisation pour soutenir les profits. C’est sous la protection de Jimmy Carter que cette logique d’indépendance de la banque centrale a été instaurée, dans la lignée même de sa version dévoyée de la loi Humphrey-Hawkins.
Au deuxième trimestre 1980, l’économie des États-Unis se contracte de 2 %. Les prix ne descendent que modestement, le sort de Jimmy Carter est scellé. Les classes moyennes et populaires l’abandonnent. Entre-temps, profitant des demi-mesures de la politique démocrate, le discours néolibéral s’impose progressivement dans l’opinion, soutenu par l’argent des multinationales. En 1980, Ronald Reagan, qui porte ce discours radical de droite, a un boulevard devant lui et remporte haut la main l’élection. Jimmy Carter ne remporte que sept États et 41 % des voix.
S’il reste en tête parmi les plus pauvres, le démocrate a vu son avance diminuer. Parmi les 40 % les plus pauvres, il remporte 50 % des voix, soit un recul de 6 points par rapport à 1976, et il perd 11 points chez les électeurs syndiqués. Il perd le Texas (que les démocrates ne gagneront plus), l’État de New York, la Pennsylvanie et l’Ohio. La défaite de Jimmy Carter amorce le divorce entre une partie des classes les plus pauvres du pays et le Parti démocrate. Un divorce qui conduira finalement à la victoire de Donald Trump en 2016 et 2024.
À vouloir apparaître comme modéré dans une époque qui exigeait de changer profondément les choses, Jimmy Carter a ouvert la voie à la radicalité néolibérale et a enterré toute alternative à la crise capitaliste. Désormais, les classes populaires devaient chercher un appui ailleurs. Avec Bill Clinton, les démocrates parachevaient l’œuvre de Jimmy Carter et leur conversion au néolibéralisme.
L’expérience de Joe Biden représente a priori une forme de miroir renversé de Jimmy Carter. Le président sortant, soutenu en 2020 par une vague populaire puissante, a tenté d’inverser le mouvement lancé par son lointain prédécesseur en promouvant une politique industrielle active, en apportant un soutien de façade aux syndicats ou en favorisant une forme limitée de redistribution. Mais il n’a pas su non plus trancher à la hauteur de ce qu’exigeait la nouvelle crise de régime d’accumulation que traverse le capitalisme.
En réalité, l’administration Biden n’a pas su remettre en cause le cadre néolibéral, notamment face aux inégalités et à l’inflation. Elle a repris la modération et le discours du capitalisme éthique et profitable à tous. En cela, la défaite de Kamala Harris, quarante-quatre ans après celle de l’ancien président, incarne les impasses démocrates depuis la volte-face de Jimmy Carter. Les obsèques de ce dernier ne sont donc pas sans rapport avec le crépuscule du président sortant.
Romaric Godin
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