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La stratégie du Parti conservateur allemand est symptomatique de l’évolution des droites européennes, qui renoncent à leurs identités démocratiques pour adopter les obsessions réactionnaires de l’extrême droite, dont elles deviennent les alliées naturelles.
https://www.mediapart.fr/journal/in...[HEBDO]-hebdo-20250207-164507&M_BT=1489664863989
IlIl y a des moments où l’histoire bascule. Et l’on pourrait bien se trouver dans un de ceux-là. Pour arriver au pouvoir et s’y maintenir, l’extrême droite ne se suffit généralement pas à elle-même. Elle doit s’appuyer sur cette partie de la société généralement représentée par la droite conservatrice. C’est lorsque cette dernière bascule dans une alliance ou dans une complaisance que le chemin du pouvoir s’ouvre pour les mouvements réactionnaires, xénophobes et autoritaires.
Trois faits récents viennent confirmer que ce basculement s’accélère en Europe. Le premier est l’ouverture, début janvier en Autriche, de négociations entre le parti conservateur ÖVP et le parti xénophobe prorusse FPÖ, en vue de la constitution d’un gouvernement dirigé par le FPÖ. Le suivant est le vote, le 29 janvier en Allemagne, d’une motion sur l’immigration adoptée par la droite conservatrice et libérale et par le parti d’extrême droite AfD, une première dans l’histoire de la République fédérale. Enfin, la mise en place en Belgique d’un gouvernement fédéral dirigé par le nationaliste xénophobe flamand Bart De Wever témoigne là aussi d’un glissement de la droite locale.
Bien sûr, ce rapprochement des conservateurs européens avec l’extrême droite n’est pas nouveau. Il a commencé dans les années 1990-2000 en Italie, avec la réintégration dans le champ gouvernemental des post-fascistes et de la Lega par Silvio Berlusconi, le tout repeint en « centre-droit ». En 2000, l’ÖVP autrichien avait aussi déjà gouverné avec le FPÖ.
Mais la situation était cependant bien différente. Pour le saisir, il faut revenir en arrière. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la droite est entachée par sa collusion avec le fascisme. C’est la complicité des libéraux et catholiques italiens qui a permis à Mussolini d’imposer son régime au milieu des années 1920. C’est le vote du Zentrum catholique qui, en mars 1933, a donné les pleins pouvoirs à Hitler. C’est avec l’appui du Parti chrétien-social qu’au même moment, une dictature corporatiste est installée en Autriche.
Les partis de droite se redéfinissent alors autour de l’antifascisme et du rejet du nationalisme, notamment au travers du projet européen et de l’adhésion à l’atlantisme, en plein contexte de guerre froide entre le « monde libre » capitaliste et le monde communiste.
En Allemagne, la CDU de Konrad Adenauer devient l’exemple de cette transformation de la droite. Bien sûr, le parti chrétien-démocrate a recyclé bon nombre d’anciens sympathisants ou même de collaborateurs du régime nazi. Mais sa position idéologique est claire. Le même schéma a présidé à la constitution de l’ÖVP autrichienne, de la Démocratie chrétienne (DC) italienne ou des mouvements gaullistes et chrétiens-démocrates français.
Cette position était encore forte dans les années 1990 et 2000. Et l’idée de Silvio Berlusconi ou du chancelier autrichien Wolfgang Schüssel était de contraindre l’extrême droite à entrer dans cette logique euro-atlantiste, tout en la confrontant à une réalité du pouvoir qui réduirait son « populisme » à néant.
Évidemment, il fallait bien faire quelques concessions sur l’immigration et la sécurité, mais là encore, l’idée était de faire entrer ces sujets dans l’identité libérale et conservatrice de la droite pour, selon elle, couper l’herbe sous le pied des radicaux. C’est aussi, d’ailleurs, la stratégie qu’avait suivie Nicolas Sarkozy durant le second quinquennat de Jacques Chirac (2002-2007).
L’opération a failli réussir : au milieu des années 2000, les post-fascistes de Gianfranco Fini ont explosé en vol, le FPÖ a perdu la moitié de son électorat et le Front national n’atteint que 10 % des voix en 2007. Mais cette martingale n’en était pas une. La droite européenne avait mis le doigt dans un engrenage mortel, au moment même où l’Europe entrait dans un cycle de crises qu’elle était incapable de maîtriser.
Quinze ans plus tard, la droite conservatrice et libérale n’a plus la main. Elle n’a plus le loisir de chercher à contrôler l’extrême droite à son avantage, elle est désormais menacée dans son existence par une force montante qui lui impose ses obsessions et ses thèmes. C’est en cela que le cas allemand est particulièrement important. En acceptant de mêler les voix de la CDU à celles de l’AfD, Friedrich Merz, le candidat chrétien-démocrate à la chancellerie, a rompu avec l’identité même de son parti, ce qui a amené l’ancienne chancelière Angela Merkel à sortir de son silence.
Car, bien sûr, l’Allemagne n’est ni l’Autriche ni l’Italie : c’est un pays où le « cordon sanitaire », appelé là-bas « mur anti-feu », a une valeur historique majeure. L’Allemagne ne peut pas échapper à son passé par des subterfuges, comme l’Autriche peut le faire en mettant en avant l’Anschluss. Pendant des années, la CDU avait fait de la distinction entre conservatisme et fascisme la clé de voûte de la nouvelle Allemagne fédérale et de la rupture avec le double passé impérial et nazi du pays.
La décision consciente de Friedrich Merz est donc bel et bien non seulement une rupture, mais aussi et surtout un abandon de l’identité même de la CDU. Et c’est aussi ainsi qu’il faut voir la volte-face de l’ÖVP en Autriche, qui préfère négocier un rôle d’allié subalterne de l’extrême droite plutôt que de devoir faire des concessions avec des sociaux-démocrates pourtant bien peu gourmands.
Cette rupture historique s’est produite en Italie avec la domination de Fratelli d’Italia, le parti de Giorgia Meloni, sur la droite locale, ou encore aux Pays-Bas avec le ralliement des libéraux du VVD (Parti populaire pour la liberté et la démocratie) et des conservateurs du NSC (Nouveau Contrat social) à un gouvernement dominé par le PVV (Parti pour la liberté) de Geert Wilders. Mais ce mouvement ne passe pas forcément par des alliances, comme on l’a vu en Allemagne.
L’alignement du parti français Les Républicains sur le discours du Rassemblement national ou de Reconquête, incarné par un Bruno Retailleau, entre aussi dans ce cadre. Le parti héritier formel du gaullisme est désormais divisé entre ceux qui, derrière Éric Ciotti, ont formé une alliance directe avec les héritiers de ceux qui ont combattu la politique du général de Gaulle et ceux qui, derrière Bruno Retailleau, parlent comme un Tixier-Vignancour, y compris sur la question coloniale.
La droite conservatrice devient donc, en ce milieu des années 2020, de plus en plus une excroissance idéologique et politique de l’hégémonie d’extrême droite. Les alliances et les compromissions ne sont que les conséquences de cette perte d’identité de la droite d’après-guerre. Mais comment cela est-il devenu possible ?
Illustration 3Agrandir l’image : Illustration 3 Le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, lors d’un déplacement au Havre, le 13 janvier 2025. © Photo Lou Benoist / AFP L’origine de cette situation réside dans la disparition progressive de la raison d’être de cette droite conservatrice. À partir des années 1980, son positionnement politique majeur a été la défense de l’accumulation capitaliste sur un mode néolibéral. Elle est donc entrée dans une défense d’un individualisme « altruiste » sur le mode de la « main invisible » du marché : que chacun cherche son intérêt personnel et le bonheur collectif sera assuré.
Cette logique l’a amenée à abandonner des pans entiers de la politique sociale défendue dans les années d’après-guerre et qui a longtemps constitué la particularité de la pensée chrétienne-démocrate. Mais on aurait fort bien pu envisager une forme de recyclage de la droite conservatrice en un grand mouvement néolibéral. Ce phénomène a d’ailleurs partiellement eu lieu : aux Pays-Bas, la domination de la CDA (chrétienne-démocrate) a laissé place à celle du VVD libéral ; en France, les composantes de la droite ont fusionné pour donner l’UMP (l’ancêtre de LR) ; en Italie, le berlusconisme a remplacé la DC.
Mais avec la crise de 2008 et celle de 2020, l’échec du néolibéralisme est devenu évident. Les classes populaires, puis une partie des classes moyennes, ont donc abandonné la droite classique comme moyen d’améliorer leur existence. Le discours formellement méritocratique de la droite se retrouve en déphasage avec la réalité sociale d’un capitalisme qui creuse les inégalités et réduit toute forme de redistribution.
Logiquement, la droite s’est alors concentrée sur l’intérêt des classes les plus favorisées, donc sur un discours de baisses d’impôts unilatérales, sans véritables contreparties. Sa base sociale s’est nettement réduite partout, alors même que les politiques prônées par les partis de droite enchaînaient les échecs et que la croissance, partout, ralentissait.
Quand les rêves néolibéraux se sont envolés, la droite est allée se désaltérer à cette eau mauvaise de la pensée réactionnaire et autoritaire.
En parallèle, la vision du monde proposée par la droite conservatrice, celle de la stabilité grâce au capitalisme démocratique, n’a pas su résister aux évolutions du monde. Dans un environnement de plus en plus chaotique, la démocratie libérale est devenue de plus en plus une entrave au développement capitaliste. La droite néolibérale a dès lors tenté de « contrôler » la démocratie au bénéfice du capital, par exemple en imposant en France le traité de Lisbonne en 2009 malgré le « non » au référendum de 2005, ou en exigeant la même année en Allemagne le « frein à l’endettement ».
L’identité de la droite classique a donc été contrainte de se modifier. Pour retrouver ou conserver une base populaire, elle a redéfini son objectif de stabilité en un objectif réactionnaire de « défense du mode de vie occidental » qui serait menacé par des éléments allogènes : immigrés, « wokes », « gauchistes ». Dans ce cadre, l’élément démocratique au sens large, c’est-à-dire la défense de l’État de droit et du respect des oppositions et des minorités, est devenu secondaire. Ce glissement est, au reste, facilité par la méfiance des milieux néolibéraux vis-à-vis de la démocratie.
Il faut prendre la mesure du caractère mesquin et inconscient de ce glissement. Les complaisances des libéraux ou des conservateurs du passé avec des forces réactionnaires avaient au moins l’excuse, entre les années 1920 et les années 1970, d’avoir des adversaires de taille : une idéologie stalinienne et les forces armées d’une puissance étatique du côté de l’Union soviétique, et une prétention à la remise en cause de la propriété privée par les partis communistes alignés sur l’URSS.
Depuis la fin du XXe siècle, les adversaires désignés comme une menace existentielle ne sont que des militants de gauche n’ayant d’autre horizon que la démocratie libérale ; des exilé·es ayant subi les affres de routes migratoires criminalisées ; et au pire des djihadistes n’ayant aucun moyen de destruction sérieux – d’où, précisément, leur recours à des méthodes terroristes qui sont à déjouer par des moyens de police et du sang-froid politique, et certainement pas par des guerres culturelles hors sujet.
Une impasse stratégique Quoi qu’il en soit, la droite se retrouve insensiblement sur le terrain même des obsessions que l’extrême droite européenne a historiquement développées, comme le « déclin de l’Occident » et la « perversion libérale de la société ». Cette même pensée que les partis conservateurs ont longtemps rejetée au profit d’un optimisme sur les capacités du capitalisme et de l’innovation. Quand les rêves néolibéraux se sont envolés, la droite est allée se désaltérer à cette eau mauvaise de la pensée réactionnaire et autoritaire.
Le mouvement est devenu de plus en plus net à mesure que les performances électorales de la droite se dégradaient au profit de l’extrême droite. L’évolution du macronisme, devenu en un quinquennat un parti de droite criant sans cesse au « wokisme » et au « séparatisme » et engageant un tournant autoritaire clair, illustre cette évolution en France.
Une forme de complémentarité entre droite et extrême droite s’est donc mise en place et le cas autrichien le démontre parfaitement. La droite, représentante des milieux d’affaires, se cabre sur les politiques économiques et refuse toute concession avec le centre-gauche, signe des difficultés de l’accumulation du capital en Europe. Elle se tourne alors naturellement vers l’extrême droite avec qui elle partage désormais une même vision du monde sur l’immigration, la démocratie, le « wokisme » et qui, pour appliquer sa politique, est prête à accepter tous les cadeaux possibles au capital.
Mettre le doigt dans la logique de l’extrême droite, c’est abandonner de plus en plus ce qui reste d’identité de la droite.
Bien sûr, les transformations des droites européennes prennent encore des formes diverses. Mais même quand, comme la CDU, la droite reste une force autonome et relativement forte, elle connaît une semblable évolution de l’intérieur. La CDU de Friedrich Merz n’a plus grand-chose à voir dans le contenu de sa politique avec celle de Konrad Adenauer.
La seule particularité de la droite classique a longtemps été son positionnement euro-atlantiste, qui pouvait s’opposer aux attachements prorusses de certains partis d’extrême droite. Mais cela même est désormais remis en question. D’abord, parce que certains partis d’extrême droite, comme celui de Giorgia Meloni, s’étaient déjà alignés sur cette position pour n’être pas contestés de l’extérieur. Ensuite, parce que l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche et l’émergence de l’extrême droite comme une force majeure au Parlement européen rendent l’euro-atlantisme problématique et potentiellement compatible avec une alliance des droites.
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Derrière cette lente débâcle démocratique de la droite, il y a bien entendu la lente dérive des classes sociales les plus aisées de la société qui, face à l’échec même du système qu’elles ont mis en place avec force promesses, se radicalisent pour continuer de préserver leurs privilèges et leur domination. Comme souvent dans l’histoire du capitalisme, l’option répressive, autoritaire et xénophobe devient alors une solution pour rester au pouvoir en divisant le camp du travail et en ouvrant d’autres fronts. Mais ce qui est alors sacrifié sur l’autel du « mode de vie » de ces gens, ce n’est rien de moins que la société démocratique elle-même.
Fabien Escalona et Romaric Godin
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