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En 1993, la tentative de révision de la loi Falloux est un moment politique fondateur pour François Bayrou, alors ministre de l’éducation nationale. C’est aussi la preuve de son activisme puissant et ancien en faveur de l’école privée catholique.
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« Encore des deniers, pour l’école privée ! Ball’ ou Bayrou, rendez-nous nos sous ! » Les paroles de cette chanson ont résonné, reprises par des milliers de manifestant·es, dans les rues de Paris, le 16 janvier 1994. À l’appel de cent douze associations, syndicats et partis politiques, un défilé monstre s’élance ce jour-là contre la révision de la loi dite « Falloux », qui plafonne à 10 % maximum l’investissement des collectivités locales dans l’école privée.
Édouard Balladur est alors premier ministre. François Bayrou, aujourd’hui mis en cause pour son silence sur les dérives du groupe scolaire privé Notre-Dame-de-Bétharram, est ministre de l’éducation ; et François Mitterrand, un président en cohabitation.
Yannick Trigance, lui, était directeur d’école en Seine-Saint-Denis. « Je me souviens parfaitement de cet épisode, raconte celui qui deviendra plus tard un élu socialiste. La révision de la loi Falloux, en offrant au privé les moyens de prospérer librement et sans contrôle, était perçue comme une atteinte gravissime à l’école de la République. Bayrou était de son côté considéré comme un vrai militant de l’école privée, ce qui la fichait mal pour un ministre de l’éducation nationale… »
Yannick Trigance a donc défilé avec conviction contre la révision de la loi Falloux, marqué comme beaucoup d’autres par la ferveur de ce 16 janvier 1994.
« C’était une manifestation assez exceptionnelle, la plupart d’entre nous n’ont jamais bougé du point de départ, tellement il y avait de monde !, se souvient aussi Daniel Robin, ancien secrétaire général du syndicat Snes-FSU. Il y avait un peu de tout, des profs, des laïcards purs et durs, des militants très concernés par les inégalités scolaires et même des francs-maçons avec leurs costumes et leurs décors ! Et ce sentiment partagé qu’on touchait à la nature même de ce que devait être l’école. »
François Bayrou est donc bien la cible principale de cette fronde menée par le peuple de gauche. Le centriste, arrivé au pouvoir à la faveur des législatives de 1993, ne cache pas sa volonté de faire sauter le verrou que constitue la loi Falloux : il l’a promis à son électorat. Son abrogation figure en bonne place dans le programme de l’Union des démocrates français (UDF), dont il est secrétaire général. L’idée est accueillie avec la plus grande bienveillance par ses partenaires de droite.
« Il y avait des pressions, un lobbying intense depuis la fin des années 1980 sur le financement du privé, complète Claude Lelièvre, historien de l’éducation. La France faisait face au défi d’amener 80 % d’une classe d’âge au bac, le privé voulait sa part du gâteau, mais il butait sur la question des investissements immobiliers. François Bayrou a été un acteur zélé dans cette affaire. »
Le ministre fait d’abord déposer une proposition de loi par ses proches, « les députés cléricaux du centre », rappelle Eddy Khaldi, président de la fédération des délégués départementaux de l’Éducation nationale (DDEN) et membre du Comité national d’action laïque (Cnal). Mais le texte patine, en raison d’une forte opposition socialiste.
Les syndicats commencent eux aussi à faire passer le message : la bataille sera féroce si le gouvernement touche à un cheveu de la loi Falloux. « On l’a rencontré officiellement pour en parler après les législatives de 1993, se souvient Hervé Baro, ancien secrétaire général de la Fédération nationale des enseignants (aujourd’hui le syndicat SE-Unsa). Il était très impliqué, convaincu idéologiquement. »
Bayrou consulte, recule un peu, revient à la charge. Dans la nuit du 14 décembre 1993, coup de tonnerre : la loi est adoptée au Sénat. Mais François Mitterrand porte l’affaire auprès du Conseil constitutionnel, qui rend sa décision le 13 janvier 1994. « Le Conseil constitutionnel se prononce contre l’article 2, qui permettait aux collectivités territoriales d’abonder auprès des établissements privés, au nom de la rupture d’égalité, décrit Claude Lelièvre. La loi va donc être promulguée, mais amputée de son principal objet. » Trois jours plus tard, 1 million de personnes défilent à Paris, et « l’affaire est pliée ».
Le ministre de l’éducation en réchappe, mais de peu. « Il a eu très peur pour son poste », témoigne Hervé Baro. Le soir de la grande manifestation du 16 janvier, les journalistes interrogent les responsables syndicaux, pour leur demander s’ils appellent à la démission de François Bayrou, qui commence à être lâché par l’équipage Balladur. « Nous nous sommes vus le lendemain dans le jardin du ministère, on avait face à nous un homme complètement défait, qui nous a remerciés de ne pas avoir demandé sa tête. »
Un traumatisme qui va même « stériliser » toute la suite de son action à l’Éducation nationale. « Le rapport de force était tel qu’il a par la suite été en permanence dans la culture du compromis », remarque le syndicaliste.
Une image, celle d’un ministre plutôt à l’écoute, qu’il conserve encore aujourd’hui.
Peu s’étonnent pourtant, trente ans après, de voir François Bayrou s’enfoncer dans les mensonges au sujet de l’affaire Bétharram, au point d’être accusé d’avoir pris fait et cause, sans discernement, pour l’institution paloise : « Falloux, même à l’époque, c’était bien plus qu’un symbole, confie un interlocuteur, sous couvert de l’anonymat. Il s’agissait d’argent sonnant et trébuchant pour le privé, versé sans contrôle, et de confier les clés aux catholiques. »
Cette affaire de révision de la loi Falloux a été le dernier vrai épisode des guerres scolaires.
Claude Lelièvre, historien de l’éducation
Eddy Khaldi va même plus loin, rappelant les liens de Bayrou avec les ultralibéraux des années 1990, et une partie de la droite réactionnaire, sur le sujet de l’école. Il relate la naissance, dès 1992, d’une association, Créateurs d’écoles, rassemblant 176 hauts fonctionnaires du service public de l’Éducation nationale. « Objectif affiché : préparer l’alternance de mars 1993 et, en cas de retour de la droite au pouvoir, servir de bureau d’études et de “boîte à idées”, pour libérer l’initiative et instaurer, enfin, un véritable “pluralisme” », écrivent Eddy Khaldi et Muriel Fitoussi dans le livre Main basse sur l’école publique (Demopolis).
Cette association est présidée par l’administrateur civil Guy Bourgeois. C’est lui que François Bayrou choisit comme directeur de cabinet, à son arrivée au ministère, rue de Grenelle. Depuis, ses idées ont été recyclées à la fois par la Fondation pour l’école, qui s’est donné pour mission d’ouvrir grand le marché scolaire, et par le Club de l’horloge, incubateur à idées de l’extrême droite, très attaché lui aussi à ce qu’ils appellent la « liberté scolaire ».
François Bayrou va également laisser une « autre bombe à retardement », avant de quitter ses habits de ministre de l’éducation, rappelle Eddy Khaldi, en modifiant le Code de l’éducation en faveur du privé, « non pas sur le fond mais dans sa géographie », un projet que le socialiste Lionel Jospin, arrivé au pouvoir et très hostile à la manœuvre, finira par entraver à coups d’ordonnances.
« Après les manifestations de 1984 contre le projet de loi Savary [qui visait à intégrer les écoles privées dans un « grand service public » de l’éducation – ndlr], cette affaire de révision de la loi Falloux a été le dernier vrai épisode des guerres scolaires, remarque d’ailleurs l’historien Claude Lelièvre. Depuis, il n’y a eu que des guérillas, d’un côté comme de l’autre. Tout le monde a compris que si on touchait un bout ou l’autre du manche, on s’exposait à défier frontalement l’opinion. »
Les tentatives se sont faites davantage à bas bruit, notamment par la voie de la décentralisation et par certains « montages juridiques malsains qui permettent aux collectivités qui le désirent de dépasser quand même la barre des 10 % », selon Hervé Baro, devenu depuis vice-président du conseil départemental de l’Aude. Ou encore dans le poids qu’a pris l’enseignement catholique dans les négociations avec les successeur·es de François Bayrou, et même auprès des rectorats. Parfois enfin, ce sont les scandales, et leurs cortèges de silences et de soutiens, comme à Notre-Dame-de-Bétharram, qui remettent le statu quo en jeu.
Mathilde Goanec
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