A lire : LE NOUVEAU MUR DE L’ARGENT, de François Morin, au Seuil

samedi 15 décembre 2007.
 

Synthèse du livre et questions de Marie Bougnet

1 - Libéralisation interne et externe

François Morin rappelle l’historique de la libéralisation financière :

D’abord la libéralisation interne, par des réformes qui aboutissent à laisser le taux d’intérêt se fixer librement grâce à des mécanismes de marché.

Ensuite la libéralisation externe, donc les taux de changes, qui ne subissent plus d’entrave là où ils se forment, sur le marché des devises.

Cette nouvelle liberté acquise par les marchés de capitaux va servir de marchepied à l’émergence d’une finance globalisée extrêmement puissante, dont les principaux protagonistes sont aujourd’hui en position d’exercer des pouvoirs de marché considérables.

2- Comment s’est faite la libération interne : les taux d’intérêt

La période 1870-1914 a vu de grands mouvements de capitaux, liés à l’étalon or et à la place centrale de la Grande Bretagne. Puis la guerre de 14 a rompu cet équilibre avec l’effondrement de l’étalon or, qui a entraîné la division du monde en zones monétaires. En 1944, les accords de Bretton Woods ont privilégié la possibilité de mener des politiques économiques autonomes dans chaque pays. Dès la fin des années 1950, plusieurs facteurs vont remettre en cause cette situation : le fort développement des échanges internationaux, l’émergence des firmes multinationales qui s’accommodent mal de la segmentation des marchés financiers. Ils vont être aidés en cela par des théoriciens du libéralisme, en particulier McKinnon et Shaw. Pour eux, l’épargne et le système financier ont un rôle déterminant dans la croissance économique. Ils préconisent une hausse du prix de l’épargne et la libre détermination du taux d’intérêt.

Leur argument est que l’accumulation de l’épargne entraînera l’investissement.

3- Comment s’est faite la libération externe : les taux de change

Première étape : le marché des changes

La première rupture est celle de l’abrogation unilatérale par les USA, en août 1971, du système de Bretton Woods, avec l’adoption des taux de change flexibles. Les transactions quotidiennes, sur le marché des changes, vont être multipliées par 200 entre 1970 et 2004. Ceci engendre une instabilité monétaire chronique.

Deuxième étape : le marché obligataire

Le placement des bons du Trésor sur les marchés financiers, la fin de l’encadrement du crédit, tout est fait pour créer un marché unifié des capitaux. Le marché fixe ses taux d’intérêt selon ses propres critères. Les marchés obligataires ont financé les déficits budgétaires : de cette époque date la dette publique des pays avancés.

Troisième étape : le marché des produits dérivés

La fin du système des parités fixes de Bretton Woods a accentué les risques liés à l’instabilité des taux d’intérêt et des taux de change : les produits dérivés répondent au besoin de se protéger contre ces risques. Ils permettent de protéger un investisseur contre les risques de pertes qu’il peut courir, en négociant un prix sur un marché à terme (date et prix fixés à l’avance), et avec les options d’achat. Depuis la fin des années 90, les transactions sur les produits dérivés ont explosé. Au fur et à mesure que progresse la libéralisation financière, les marchés créent parallèlement leurs antidotes avec les produits de couverture. Plus les prix sont libérés plus il faut se protéger contre leur variations possibles.

Parmi les produits dérivés (ou produits de couverture), on peut distinguer ceux qui sont organisés autour de produits standards, qui permettent de se couvrir, à terme, contre des variations de prix(marchés organisés) et ceux négociés de gré à gré, lorsque l’échange porte sur des contrats spécifiques. C’est le cas des contrats swaps : Un contrat swap est un contrat de gré à gré qui cherche à couvrir le risque lié aux variations de taux d’intérêt par échange d’un taux variable contre un taux fixe. Il est négocié de façon bilatérale (par exemple entre une banque et une entreprise).

Les marchés des dérivés sont idéaux pour les spéculateurs. Ceux qui fournissent ces produits sont ceux qui prennent les risques. Mais, en même temps, comme ils prêtent sur une courte durée, ils sont entraînés à spéculer. Les marchés des dérivés ont été les canaux de transmission dans toutes les crises spéculatives de change des années 1990. Ce sont des béquilles très coûteuses de la finance directe : béquilles, car ces marchés limitent les imperfections de la finance directe, et coûteuses car la spéculation peut en tirer des profits élevés.

Quatrième étape : les marchés émergents et les nouveaux acteurs financiers

Les entrées nettes de capitaux dans les pays émergents ont triplé entre 1989 et 1995. Ces flux de capitaux se sont révélés très concentrés et instables, ce qui a abouti à une marginalisation économique de certains pays et à des crises financières.

Les investisseurs institutionnels voient le jour : les fonds de pension et les fonds mutuels qui collectent l’épargne des particuliers. Les grandes banques se transforment et gèrent ces actifs.Les réformes des années 1980 à 1990 se multiplient : de 1970 à 1993, les taux d’intérêt réels vont passer de -2% à +8%, dans la zone euro.

Le but de la libéralisation de l’économie financière était une passerelle vers l’investissement et la croissance. Est-ce qu’elle n’a pas plutôt abouti à peser sur le fonctionnement de l’économie mondiale, provoquant chocs, instabilités et inégalités croissantes ?

4- Les chiffres de la sphère économique mondiale

L’auteur donne des tableaux de chiffres, en téradollars (un téradollar = mille milliards de dollars). Ces chiffres donnent, pour l’année 2002, les volumes des transactions (flux), ceux des instruments (stocks), et les taux de rotation (rapports flux/stocks). Le chiffre le plus impressionnant est celui des transactions de produits de couverture.

Les transactions

Pour 2002,

Les transactions sur les biens et services ont été de 32,3 téradollars

Les transactions sur les dérivées de 699 téradollars

Les transactions de change de 384 téradollars

Les transactions financières de 39 téradollars.

Les transactions relatives à l’économie réelle (32,3 téradollars) n’occupent qu’une part infime des transactions. Une grande part des transactions (celles des produits dérivés) est destinée à couvrir contre le risque lié aux transactions financières et monétaires.

Le volume des produits de financement et de couverture

En 10 ans, les transactions sur les produits de couverture ont explosé : elles sont passées de 200T$ en 1993 à 874T$ en 2003. Entre 2003 et 2004, elles sont passées de 300 T$ à 874T$.

Parmi les produits de couverture, on constate que :

+ les produits des marchés organisés représentent 23,8 téradollars avec un taux de rotation très important (29) : des transactions de cette ampleur entrent dans des phénomènes de spéculation pur

+ les contrats swaps représentent 122,5 téradollars avec un taux de rotation plus faible (0,04).

Sur les marchés organisés, les produits sont standards, facilement échangeables. Les contrats swaps sont des contrats de gré à gré, du sur mesure, peu susceptibles ensuite de faire l’objet d’une transaction.

Les stocks des produits de la finance globale étaient pour l’année 2002 de 186,3 T$. Alors que, pour cette même année, le PIB mondial augmenté des importations de biens et services était de 40,3 T$. On constate donc que les transactions financières n’ont rien à voir avec l’activité économique qu’elles sont sensées servir, et que s’est formée, au dessus de l’économie mondiale, une bulle financière, et menaçante.

5- Ce qui a changé ces 10 dernières années

Le paradigme classique : le pilotage de la liquidité par les taux directeurs

Traditionnellement les banques centrales se chargeaient de réguler les marchés monétaires, et indirectement les marchés financiers, en agissant sur les taux à court terme. L’objectif premier des banques centrales est la stabilité des prix, mais elles ne s’attaquent pas à l’inflation financière. Pourtant, l’excès de monnaie dans le secteur financier provoque l’augmentation du prix d’actifs, tels que les actions, les obligations et les biens immobiliers : c’est donc bien une source d’inflation.

Le nouveau paradigme : la rentabilité financière commande la rentabilité économique

Depuis le milieu des années 90, sous la pression des investisseurs institutionnels et des grandes banques internationales, l’économie-monde exprime sa préférence exclusive pour la stabilité des prix.

La concurrence que se livrent les investisseurs institutionnels (fonds de pensions, mutuelles) pour collecter l’argent des épargnants a fait grimper les taux de rendements promis.

Les banques centrales vivent dans la crainte que les marchés financiers manquent de liquidités : elles les alimentent quand les cours s’envolent, ce qui finance des bulles à crédit. Elles les alimentent encore davantage quand la bulle éclate, pour éviter un effondrement du crédit.

Les banques centrales ont vu leur marge d’action diminuer avec la prolifération des taux swaps. En offrant aux entreprises des taux d’intérêt fixes à la place de taux variables, les grandes banques internationales se sont arrogées, depuis peu, un pouvoir immense sur la formation des taux d’intérêt, et les banques centrales ne sont plus en capacité d’influer l’évolution des taux à long terme. Pire, leur politique d’alimentation monétaire des marchés financiers (financement des bulles à crédit, perfusion monétaire après leur éclatement) se met au service des intérêts de la finance libéralisée.

Le nouveau paradigme signe la toute-puissance de la finance globalisée dans ses rapports avec les banquiers centraux.

6- Le pouvoir considérable des grandes banques internationales

Les dix premiers groupes bancaires gèrent 8,6 téradollars d’actifs, à comparer avec les 1,5 téradollars de biens des dix premières firmes dans le monde. Le montant des actifs gérés en 2002 par les 10 principaux gestionnaires de fonds de pension était de 6T$.

Le coefficient de rentabilité (ROE) des 5 principaux groupes bancaires par pays était : de 17,8% en 2003 et de 14,2% en 2004 pour les USA, respectivement de 17,6% et 17,3% pour la GB, de 11,4% et 12,5% pour la France, de 15,1% et 20,7% pour le Benelux, de -6,6% et 3,7% pour le Japon, de - 6,2% et 2,1% pour l’Allemagne.

Les banques anglo-saxonnes ont été les premières bénéficiaires de l’économie de marché. Celles des autres pays prennent la même voie avec un peu de retard.Le groupe britannique HSBC a annoncé 11,84 milliards de $ de profits pour 2004 (+39% par rapport à 2003), la BNP : 4,6 milliards de dollars, la Société générale : 2,5 milliards de dollars.

Leurs très bons résultats ont été générés essentiellement à partir du milieu des années 1990.Le nouveau pouvoir des grandes banques internationales a plusieurs causes

Elles gèrent les fonds de pension. Une des conséquences les plus graves du poids croissant de cette finance est son impact sur l’économie réelle. Les investisseurs financiers ont imposé aux entreprises de nouvelles normes de gestion qui transfèrent massivement les risques sur les salariés et sur les futurs retraités.

Elles tiennent le marché des swaps. La fusion Chase/ Morgan, en 2000 a créé un ensemble qui détient 25% du segment des dérivés de taux. En raison de l’importance des couvertures gérées par le marché des swaps (122,5 T$ en 2002), celui-ci est devenu le marché référent en matière de taux d’intérêt, sur l’ensemble de la gamme des taux. Les taux swaps qui sont négociés de gré à gré par les grandes banques internationales sont devenus les taux auxquels se réfèrent dorénavant l’ensemble des acteurs des marchés monétaires et financiers pour conduire leurs transactions

En raison de leur petit nombre et de leurs produits financiers considérables, ces banques forment aujourd’hui un oligopole particulièrement puissant à l’échelle internationale. C’est cet oligopole qui est le maître d’ouvrage de ce mur de l’argent qui se bâtit sous nos yeux. Cet oligopole n’est soumis ni à un contrôle politique ni à fortiori à un contrôle démocratique.

Ce pouvoir bancaire concentré tient entre ses mains les destinées de nombreux pouvoirs politiques. Depuis les dernières années du 20e siècle, on assiste à la fin du capitalisme managérial, pour entrer dans celle du capitalisme de marché financier.

On ne peut exclure que le pouvoir des grandes banques ne devienne global.

Enfin l’auteur voit dans cette globalisation financière une des causes directes de la crise du politique.

7- Pistes pour des solutions

L’auteur préconise des régulations globales avec, à leur sommet, un Comité Global de Régulation, autorité indépendante et à la légitimité incontestable, et 3 autres autorités : un Régulateur des Marchés Monétaires, un Régulateur des Marchés Financiers, un Régulateur Prudentiel.

Il s’attend à ce que l’instauration de tels régulateurs subisse des résistances de la part des banques centrales (qui défendent l’orthodoxie libérale bien que leur pouvoir en soit affaibli), des grandes banques internationales, des USA et de la FED.

Il imagine que ces régulateurs puissent avoir pour mission d’organiser le financement de charges publiques par le prélèvement de taxes sur les activités qui nécessitent l’utilisation des réseaux. Des taxes très proches de la taxe Tobin, sauf qu’il s’agirait d’une taxe Tobin appliquée à l’ensemble des réseaux de la finance internationale et non au seul marché des changes.

Mes questions :

Ce nouveau mur de l’argent est une des conséquences de la libéralisation forcenée enclenchée par Reagan-Thatcher : il semble qu’elle ait profité en premier aux grandes banques internationales anglo-saxonnes. Ce qu’un processus politique a enclenché ne peut-il être contré par d’autres décisions politiques ? Les états ne peuvent-ils reprendre le contrôle des banques centrales et leur donner d’autres missions, en particulier la lutte contre l’inflation financière ?

L’auteur ne se tourne pas vers ce type de solutions : seraient-elles techniquement impossibles (la bulle financière étant trop menaçante pour que les banques centrales la prennent de front) ou le choix de l’auteur pour une solution globale est-il plus philosophique ?


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