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Ce dimanche 23 février 2025, les élections allemandes ont placé le parti AfD (Alternativ für Deutschland) en deuxième place avec plus de 20 % des voix derrière une droite CDU-CSU en progrès à 28,5 %. L’extrême droite allemande réalise ainsi son plus haut score dans des élections libres depuis 1932, doublant son nombre de sièges au Bundestag, l’Assemblée fédérale allemande.
Or ce parti accepte, voire revendique l’héritage nazi, certes en le dissimulant encore, mais si peu, derrière des affiches ambigües (avec des saluts nazis à peine dissimulés, comme en Thuringe à l’été 2024) ou des jeux de mots douteux, avec le slogan de leur chef de file, Alice Weidel : « Alice für Deutschland », qui rappelle celui de la milice nazie des SA : « Alles für Deutschland » (« Tous pour l’Allemagne »). Et que dire du soutien ultramédiatisé apporté à l’AfD par Elon Musk, le conseillé néonazi de Trump aux airs de savant fou dystopique, qui propose une réécriture malhonnête de l’histoire de l’Allemagne et du nazisme ?
Si l’Allemagne est loin d’être le pays du monde où l’extrême droite obtient ses meilleurs résultats – elle est arrivée au pouvoir sous diverses formes en Argentine, aux Etats-Unis, en Italie, en Hongrie, sans parler de l’Inde de Modi… – cette poussée de l’AfD interroge, dans le pays qui a vu le nazisme arriver au pouvoir le 30 janvier 1933 avec la nomination d’Hitler comme chancelier du Reich, avec les conséquences terribles que l’on sait pour l’ensemble de l’Europe et du monde : déclanchement de la Seconde guerre mondiale, génocide des Juifs et des Tsiganes…
Dans ce contexte, l’historien Johann Chapoutot nous propose une étude bienvenue sur l’arrivée des nazis au pouvoir le 30 janvier 1933. Ou plutôt sur la façon dont, essentiellement au cours de l’année 1932, la majeure partie de la droite libérale et conservatrice les ont fait accéder au pouvoir. En effet, contrairement à une idée encore largement répandue – et fausse – les nazis ne doivent pas leur arrivée au pouvoir à une élection : Hitler n’a jamais été élu. Ni à une « prise de pouvoir » comme on le lit parfois, même dans des publications sérieuses – il avait d’ailleurs manqué lamentablement son coup d’Etat de 1923.
En réalité, les nazis, en 1933, n’ont fait que s’installer dans un pouvoir qui leur a été donné. Mais par qui ? Dans Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ? (chez Gallimard), Johann Chapoutot montre que c’est la droite libérale, conservatrice et nationaliste, appuyée sur les élites économiques, financières et militaires, qui a préféré pousser les nazis à la chancellerie plutôt que de voir menée une politique soucieuse de partager, même très modérément, une partie de la richesse nationale. Nous nous sommes appuyés sur cet ouvrage, dont nous recommandons vivement la lecture, passionnante, mais aussi sur d’autres, afin de proposer cette réflexion.
Ainsi, l’ascension des nazis, selon la lecture que J. Chapoutot nous invite à faire de cette histoire, n’a rien d’irrésistible, même si la progression électorale du NSDAP (le parti politique d’Hitler) est considérable entre 1930 et 1932. C’est au contraire une droite désemparée qui, affaiblie par sa propre politique économique, inefficace et impopulaire, tourne le dos au parlementarisme dès 1930 et décide, pendant la décisive année 1932, de donner le pouvoir aux nazis, pensant être en mesure de se jouer d’eux. Les nazis n’ont plus alors qu’à se glisser dans les oripeaux de la République allemande dite « de Weimar » et enfiler les habits de l’autoritarisme bien préparés par la droite. Notre article.
Une idée reçue très répandue – et fausse : les nazis ont « pris » le pouvoir par les urnes Le parti nazi se rallie à la stratégie électorale
Le parti nazi s’appelle en réalité : Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, ou NSDAP, c’est-à-dire : Parti national-socialiste des travailleurs allemands, ce qui, par apocope (on ne garde que le début de l’expression) donne : nazi (en allemand, prononcer : « natsi »). Il a été fondé en 1919 ; il n’était alors que le DAP, le « national-socialisme » a été ajouté en février 1920 par pur opportunisme, pour lancer « un double appel à la droite et à la gauche » (J. Chapoutot et C. Ingrao, Hitler, p.72).
Mais le petit parti ne pèse guère à côté des autres grands partis de l’extrême droite ou de la droite nationaliste comme le DNVP, le parti populaire national-allemand. Les dirigeants du NSDAP s’associent au putsch de 1923, dirigé par le général Lundendorff. L’échec est cuisant : Hitler est condamné pour haute-trahison mais à une légère peine d’incarcération, grâce aux idées très nationalistes du président du tribunal. Il écrit Mein Kampf en prison et met au point une nouvelle stratégie de conquête du pouvoir : la voie électorale.
Dans un premier temps, cette stratégie est un échec : le parti ne « décolle » pas aux élections. Du moins pas avant 1930. En effet, face à une réponse impopulaire du gouvernement à la crise économique importée des Etats-Unis, le parti nazi, qui ne rassemblait encore que 2,6 % des voix en 1928, convainc 18,3 % des électeurs en 1930, après la dissolution du Parlement voulue par le chancelier Brüning face à un Reichstag qui lui résistait.
Puis, après une autre dissolution ratée par le pouvoir en place (von Papen), il atteint son apogée électorale avec 37,3 % des voix (juillet 1932). Entre temps, Hitler, qui venait d’obtenir la nationalité allemande, avait réussi à atteindre 30 % des voix au premier tour de la présidentielle le 12 mars 1932 – mais, contrairement à ce que l’on entend encore parfois, Hitler n’a jamais été élu.
Cette fulgurante progression électorale du début des années 1930 se double de l’effondrement de la droite « classique », conservatrice, libérale, nationaliste. Le chancelier von Papen n’est soutenu que par une base électorale qui s’est affaissée autour de 10 % des voix en 1932.
Il faut se garder de considérer l’arrivée des nazis au pouvoir comme inéluctable : elle est loin d’être évidente en 1932. C’est d’autant plus tangible que les nazis, à la fin de cette année, ont connu un reflux électoral qui montre leur incapacité à prendre le pouvoir par les seules élections. Goebbels, maître d’œuvre de la propagande nazie, indique même dans son journal personnel qu’Hitler envisage de se suicider si sa stratégie échoue – et elle en train d’échouer en décembre 1932.
Le parti nazi se divise sur la tactique à suivre : participer à un gouvernement de droite, comme cela leur est proposé depuis au moins l’été 1932 ? Ou exiger la chancellerie, c’est-à dire la tête du gouvernement, comme Hitler le prône, mais sans succès ?
Le numéro deux du NSDAP, Strasser, théoricien du nazisme et efficace organisateur du parti, était alors aussi charismatique que Hitler ; il menace de quitter le parti pour s’allier avec la droite et démissionne de toutes ses responsabilités au sein du parti nazi le 8 décembre 1932. De nombreux cadres du parti sont prêts à le suivre et à désavouer la stratégie hitlérienne. Il s’en faut de peu que le parti n’explose. C’est dire que l’arrivée de Hitler au pouvoir n’a rien d’irrésistible !
En réalité, les nazis ont été appelés au pouvoir par une droite aux abois, en plein désastre électoral, du fait des échecs de leurs politiques économiques successives
Le régime politique de l’Allemagne est, depuis la défaite de 1918 et l’effondrement de l’Empire, une République, dite « de Weimar » car c’est dans cette petite ville de Thuringe que sa constitution a été adoptée et proclamée. C’est un régime parlementaire, c’est-à-dire que le gouvernement, dirigé par le chancelier, est responsable devant le Parlement, mais avec un président élu au suffrage universel direct, ce qui lui donne une légitimité importante.
Or, après le social-démocrate Ebert (1919-1925), c’est la maréchal Paul von Hindenburg qui est élu président en 1925. Issu de la noblesse terrienne de Prusse, il est un nationaliste conservateur, peu versé dans les affaires politiques mais entouré d’un groupe de conseillers plus ou moins compétents mais tous issus des élites militaires ou économiques – groupe que l’on appelle la « Kamarilla » (ou la camarilla), c’est-àdire la « petite chambre » – par opposition à la « grande », l’Assemblée élue appelée Reichstag.
Or en 1930, la coalition de gouvernement en place depuis 1928, dirigée par Hermann Müller, leader du SPD (le Parti social-démocrate) avec le Zentrum (centre) et la droite modérée, vole en éclat face aux solutions à apporter à la crise économique arrivée des Etats-Unis (du fait du krach boursier d’octobre 1929) : le SPD de centre-gauche, premier parti du Reichstag, prône une politique de relance par la consommation ; la droite une politique d’austérité et de déflation (baisse des salaires) pour garantir un équilibre budgétaire. Le Parlement n’est plus gouvernable, Müller démissionne. Le président Hindenburg nomme un gouvernement minoritaire avec Heinrich Brüning (Zentrum). Mais pour pouvoir gouverner, la Kamarilla autour de Hindenburg propose d’utiliser l’article 48-2 de la Constitution de 1919 :
« Le Président du Reich peut, si la sécurité et l’ordre public sont gravement compromis ou menacés, prendre les mesures nécessaires au rétablissement de la sécurité et de l’ordre public et procéder au besoin avec l’aide de la force armée ».
(Constitution allemande de 1919, art.48-2)
Le gouvernement fait ainsi passer le budget en détournant cet article de son objet originel : ni « la sécurité », ni « l’ordre public » ne sont « gravement compromis ou menacés » ! Toutefois, le Parlement résiste et vote, en vertu de l’article 48-3, une motion de rejet, qui provoque la dissolution du Parlement – la première d’une série de quatre dissolutions entre 1930 et 1933 – par le Président. Toutefois, le Président fait passer le budget tout de même, par ordonnance, avant l’élection de la nouvelle assemblée, ce qui constitue un véritable coup de force (juillet 1930).
Mais la dissolution est un échec : l’Assemblée qui résulte des élections du 14 septembre 1930 est encore plus ingouvernable que la précédente, marquée par un tassement des partis des coalitions gouvernementales (gauche modérée, centre et droite) et une progression des communistes (KPD) avec 13,1 % des voix et, surtout, du NSDAP (parti nazi) qui passe de 2,6 % des voix en 1928 à 18,3 %.
Qu’importe pour les conservateurs : le gouvernement de Brüning, maintenu dans ses fonctions, gouvernera par ordonnances et décrets. Mieux, il échappe à la motion de rejet (on dirait en France « de censure ») par la bienveillance des sociaux-démocrates qui font le choix, tout en se disant dans l’opposition, d’une « politique de tolérance » vis-à-vis de Brüning, par peur de l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite et pour sauver la République
« Après avoir voté contre les lois de Brüning et après avoir fait triompher une motion de censure contre l’ordonnance de juillet [1930], le SPD s’apprête à soutenir des mesures fiscales et sociales bien pires, non en votant pour elles, mais en s’abstenant chaque fois qu’une motion de rejet (article 48 alinéa 3) sera déposée contre une ordonnance de l’article 48-2. Les sociaux-démocrates défendent que Brüning est « le moindre mal », comparé aux nazis. Ils vont toutefois « tolérer » une politique économique et sociale qui, en aggravant la crise, nourrit le vote nazi comme jamais. »
J. Chapoutot, Les Irresponsables…, p.46
Cette « politique de tolérance » du SPD permet au chancelier de mener sa politique austéritaire qui, en réalité, asphyxie l’économie allemande. Par la déflation (baisse des salaires) Brüning espère redonner de la compétitivité à l’économie de son pays, dans le contexte de la grande dépression économique mondiale : c’est peine perdue face aux dévaluations monétaires et autres politiques protectionnistes menées par la plupart des autres pays.
Après s’être maintenu deux ans au pouvoir, l’honnête mais austère chancelier chute sur sa volonté d’assainir les aides aux territoires allemands les plus à l’est (Prusse orientale, Mecklembourg, etc.) : ces Osthilfe (aides à l’Est) sont largement détournées au profit des grands propriétaires terriens dont les intérêts sont défendus par Hindenburg, lui-même grand propriétaire terrien, qui, avec sa « Kamarilla » entrainée par le général von Schleicher, pousse Brüning à la démission (30 mai 1932).
Son successeur, l’aristocrate et homme de réseaux von Papen, très proche de Hindenburg, forme un gouvernement totalement « hors-sol » (1er juin – 3 décembre 1932), coupé des réalités du peuple, composé pour l’essentiel d’aristocrates et de grands bourgeois : on le surnomme « le cabinet des barons ». Le nouveau chancelier demande et obtient de Hindenburg de dissoudre le Parlement et d’organiser de nouvelles élections législatives.
Ce seront les élections du 31 juillet 1932. Ce choix est difficilement compréhensible car il est pris en pleine ascension électorale des nazis : Hitler vient de réaliser un très bon score à l’élection présidentielle (plus de 30 % des voix au premier tour, près de 37 % au second) et le NSDAP gagne ou progresse très fortement dans la plupart des élections locales (dans les Länder qui composent l’Allemagne, dans les municipalités aussi), au point que les nazis peuvent participer aux gouvernements locaux, ce qu’ils font depuis 1930 dans le Brunswick ou en Thuringe par exemple…
Bref, dissoudre dans la situation de montée de l’extrême droite relève d’un « pari fou » qui, naturellement, est perdu. Non seulement les nazis, profitant de la levée de l’interdiction des SA et des SS, milices nazies, par von Papen, organisent une violence inouïe durant la campagne électorale, causant plus de cent morts au cours de l’été 1932. Mais encore le gouvernement en profite pour prendre le contrôle du gouvernement du Land de Prusse (et en éliminer les sociaux-démocrates) et pour imposer des lois d’exception dans la région de Berlin – en pleine campagne électorale !
Le résultat : la base électorale du gouvernement s’effondre à moins de 10 % des voix ; les nazis en tirent tout le bénéfice avec 37,3%, leur « apogée électorale » comme le souligne Alfred Wahl (Alfred Wahl, L’Allemagne de 1918 à 1945, Armand Colin, 1993, p.80)
Peu importe, pour le chancelier von Papen, membre de cette aristocratie nostalgique de l’ancien régime impérial : il gouvernera sans majorité au Parlement, en tordant un peu plus le bras à la Constitution de 1919, selon les principes du retour « au capitalisme, à l’économie privée, à la libre initiative de l’individu ». Von Papen ajoute : « il faut assouplir et déréglementer partout où nous le pouvons » (Cité dans J. Chapoutot, Les irresponsables…, pp.147-154), tout en condamnant l’Etat-providence. Il mène une politique de l’offre que nous appellerions « néolibérale » fondée sur la dépense publique à destination des entreprises et la réduction des droits sociaux.
Ainsi s’en prend-il aux assurances chômage, renvoyant l’aide aux plus démunis vers la charité privée. Tout cela, toujours selon le chancelier von Papen, ne peut se faire que dans un Etat autoritaire : « L’ordre et la paix civile, et encore l’ordre […] sont les présupposés de toute vie économique qui repose sur la libre initiative de l’entreprise privée. » On ne saurait mieux définir le libéralisme autoritaire !
Mais, lors de la première séance de travail du Reichstag nouvellement élu, le 12 septembre 1932, le gouvernement von Papen est renversé par une motion de censure votée par 512 députés contre 42 ! C’est une humiliation pour le chancelier. Et pourtant, soutenu par seulement 7,5 % des députés, il s’accroche au pouvoir.
Après avoir sapé le gouvernement de Brüning puis donné par la dissolution de juin 1932 une puissante assise parlementaire aux nazis, von Papen entame des discussions avec d’éventuels partenaires parmi lesquels les nazis. Il leur propose une participation au gouvernement, et même la vice-présidence de la chancellerie pour Hitler. Celui-ci, craignant non sans raison d’être affligé de l’impopularité du gouvernement von Papen, refuse et exige de devenir lui-même chancelier, ce qu’Hindenburg rejette avec hauteur. La situation est bloquée. Le ministre de l’Intérieur, von Gayl analyse la division de l’Assemblée en trois grandes forces politiques difficilement conciliables :
« On peut attribuer un bon tiers des électeurs aux nazis. […] La gauche ouvrière organisée dans le SPD, avec les communistes, est à peine moins forte. Entre ces deux piliers, il y a le centre comme force importante. »
Baron Wilhelm von Gayl, 10 août 1932, cité dans J. Chapoutot, Les Irresponsables…, p.171.
Von Papen envisage même, avec son ministre de l’Intérieur von Gayl, un coup d’Etat. Mais sans doute manipulée par le général von Schleicher, effaré par l’incompétence et le dilettantisme de von Papen, l’armée indique ne pas être en mesure de maintenir l’ordre en cas d’insurrection faisant suite à un coup d’Etat.
Ainsi, après l’humiliante motion de censure de septembre 1932, c’est une nouvelle dissolution qui est décidée et de nouvelles élections législatives organisées, le 6 novembre 1932. Leur résultat confirme l’effondrement des soutiens au gouvernement. Von Papen qui tente malgré tout de se maintenir au pouvoir, est poussé à la démission par von Schleicher, qui s’installe à son tour à la chancellerie. Celui-ci a pris la mesure de la menace nazie et refuse désormais de négocier avec Hitler, mais tente de faire exploser le NSDAP en attirant à lui l’ex-numéro 2 du parti, Strasser.
Il fait le choix de trouver une majorité, même relative, en réhabilitant la politique sociale, en discutant avec les syndicats, en proposant une réforme agraire. Il espère un gouvernement allant de l’aile droite des sociaux-démocrates à l’aile gauche (si l’on ose dire) du parti nazi. Mais Schleicher se heurte à une double opposition. D’une part, le SPD refuse de le soutenir. D’autre part une partie de la droite, sous l’influence des lobbies agrariens, rejette son projet de réforme agraire ; le président Hindenburg lui-même, dont le fils Oskar est impliqué dans le scandale des « aides à l’Est », retire sa confiance dans son ancien protégé.
Pendant ce temps court – le gouvernement Schleicher ne dure que de moins de deux mois (du 3 décembre 1932 au 30 janvier 1933) – von Papen ne renonce pas et rencontre plusieurs fois les dirigeants nazis, dans les riches demeures d’un banquier (le baron von Schröder, à Cologne) et d’un négociant en vins et spiritueux (Joachim von Ribbentrop, près de Berlin). Il propose désormais la chancellerie à Hitler. Il reste à convaincre Hindenburg. C’est chose faite par l’intermédiaire de son fils Oskar, à qui on promet le silence sur ses « affaires » liées à d’éventuels détournement d’argent public – le fait est qu’Hitler, une fois au pouvoir, exonérera d’impôts les domaines de la famille Hindenburg…
Quand, le 28 janvier 1933, Schleicher demande une quatrième dissolution du Parlement en deux ans, Hindenburg refuse sèchement et le congédie. Comme prévu, le 30 janvier 1933, Hitler est nommé chancelier par le Président ; von Papen devient vice-chancelier avec la certitude de pouvoir circonvenir aisément le caporal autrichien : « Je vais tellement l’acculer dans un coin de la pièce qu’il va couiner », aurait dit von Papen de Hitler (Cité par J. Chapoutot, Les irresponsables…, p.14). Pourtant, cette comédie du pouvoir vire rapidement à la tragédie : les irresponsables dirigeants de la droite ont mis en place, par la présidentialisation du régime, tout un arsenal que les nazis sauront utiliser pour imposer une dictature.
Le travail de sape du parlementarisme a été fait par la bourgeoisie libérale-autoritaire au pouvoir entre 1930 et janvier 1933. L’exécutif s’est grandement renforcé au détriment du législatif, et peut gouverner sans majorité, même relative. Et cela s’est fait sans changer les institutions mais simplement en interprétant, de façon certes contestable, la Constitution de 1919.
Pire, des moments politiques très autoritaires ont été provoqués par le pouvoir en place, comme la prise de contrôle par le gouvernement fédéral du Land (Etat) de Prusse, de loin le plus important d’Allemagne puisqu’il rassemble environ les deux tiers du territoire : c’est le « coup de Prusse » de l’été 1932, au cours duquel les dirigeants légalement arrivés au pouvoir dans cet Etat de la fédération ont été remplacés sous le prétexte fallacieux de maintenir un ordre perturbé : le chancelier von Papen obtient de devenir « commissaire du Reich pour le Land de Prusse » et, à ce titre, de relever de leurs fonctions les ministres de cet Etat et de les remplacer à sa convenance.
Cela permet de nommer Göring ministre de l’Intérieur de la Prusse en janvier 1933, avec sous ses ordres d’importants effectifs de police. Dans son décret du 22 février 1933, Göring « assouplit » les règles de tir pour la police ; il recrute 50 000 policiers parmi les miliciens nazis de la SS et des SA et il autorise les milices nazies à pratiquer des contrôles de police. Bref, il peut légaliser aisément la violence nazie : le cadre avait été préparé par les « irresponsables » de la droite allemande, von Papen en tête, avant 1933.
L’incendie du Reichstag : un prétexte à la fin de l’Etat de droit
Dans la nuit du 27 au 28 février 1933, le Reichstag est incendié par un jeune communiste néerlandais, van der Lubbe. Selon l’historien Ian Kershaw, il aurait agi de façon complètement isolée et les dirigeants nazis auraient opportunément utilisé l’événement au profit de leur politique (Ian Kershaw, Hitler, Gallimard, Folio histoire, 1995, p.125). Dans leur ouvrage récent, J. Chapoutot, C. Ingrao et N. Patin penchent plutôt pour la thèse d’une manipulation de l’incendiaire par un groupe de SA :
[…] Le complot communiste dénoncé par les nazis a été réfuté par la justice allemande elle même car le Reichsgericht (« tribunal du Reich ») de Leipzig, qui a condamné van der Lubbe, a acquitté les responsables du KPD [parti communiste] et du Komintern qui avaient été inculpés. La thèse du Alleintäter (« un seul incendiaire », van der Lubbe) est techniquement réfutée. Le scénario le plus crédible est celui de l’initiative isolée, de la part d’un commando SA soucieux d’accélérer la transformation du pays par la violence, qui aurait aidé et accompagné un militant communiste peu avisé et isolé à commettre son forfait pour précipiter la fin du « bolchevisme » en Allemagne. »
Le Monde nazi, 1919-1945, p.163
Toujours est-il que l’incendie du Reichstag permet de sortir d’un tiroir, semble-t-il au sens propre, un projet d’ordonnance « pour la protection du peuple et de l’Etat », laissé par un conseiller du chancelier von Schleicher. L’ordonnance est signée par le président Hindenburg dès le 28 février au matin, alors que les cendres du Parlement sont encore chaudes. Elle met fin aux libertés d’expression, de réunion, d’association, à l’inviolabilité du domicile, au secret des correspondances, à la non-rétroactivité des peines ; elle permet d’incarcérer un suspect sans passer par un juge. Bref, cette ordonnance préparée avant l’arrivée au pouvoir des nazis et signée par un président non nazi, met fin à l’Etat de droit.
Enfin, le gouvernement dirigé par Hitler veut obtenir la possibilité de légiférer par décrets, sans vote du Parlement, par une « loi d’habilitation ». Pour cela, il lui faut, selon la Constitution de 1919, obtenir l’accord d’au moins les deux tiers des députés. Or, le Parlement vient d’être renouvelé après une quatrième dissolution en moins de trois ans. La campagne électorale s’est passée sous le régime de l’ordonnance du 28 février, donc avec des libertés très réduites. Les élections, malgré les pressions énormes exercées par le pouvoir, ne permettent pas aux nazis d’obtenir la majorité absolue (43,9 %) et encore moins la majorité des deux-tiers.
Qu’à cela ne tienne : les bienveillants députés du Zentrum (droite catholique) apportent leur appoint pour définitivement mettre fin à ce qui restait de démocratie parlementaire en Allemagne en votant le texte, le 23 mars 1933. Il est vrai qu’ils ont dû être sermonnés en ce sens par le secrétaire d’Etat du Vatican, Eugenio Pacelli, ancien nonce (ambassadeur) du pape en Allemagne et futur pape Pie XII, qui a pu appuyer la mesure en échange de la promesse de la signature d’un concordat (accord entre un Etat et une organisation religieuse), ce qui sera chose faite le 20 juillet suivant. La droite allemande est allée au bout de son irresponsabilité.
Ces deux textes, ordonnance du 28 février 1933 et loi d’habilitation du 23 mars, reconduite par acclamation tous les quatre ans, sont les seuls fondements légaux du IIIe Reich ; pour le reste, l’Etat continue de fonctionner selon la Constitution de 1919, jusqu’en 1945. On voit donc ici comment une Constitution, maltraitée par un pouvoir peu scrupuleux d’en respecter l’esprit, peut être détournée, utilisée à des fins que ses rédacteurs n’avaient pas nécessairement prévues : la présidentialisation d’un régime politique conçu comme parlementaire ; l’affaiblissement de l’Etat de droit ; le passage ensuite relativement aisé à un régime franchement autoritaire, une dictature, quand un mouvement ouvertement anti démocratique comme le parti nazi prend le pouvoir.
Il n’y a donc pas de rupture nette mais plutôt un glissement de la démocratie parlementaire, qui fonctionne jusqu’en 1930, vers la République présidentielle puis vers un régime franchement autoritaire. On peut noter les continuités importantes, comme le soutien qui ne se dément pas des élites militaires, économiques et financières, et même en grande partie universitaires, au régime nazi.
Parmi les illustrations de cette continuité la personnalité – peu connue – du comte Johann Ludwig Schwerin von Krosigk, ministre des Finances sans discontinuer du cabinet von Papen (1932) aux derniers jours du IIIe Reich en 1945 ; il en est même le dernier chancelier après les suicides de Hitler et Goebbels les 30 avril et 1er mai 1945 ; songeons qu’en sa qualité de ministre des Finances, il a eu à budgéter les camps de concentration puis d’extermination et l’ensemble du génocide des Juifs… Il est condamné à 10 ans d’emprisonnement après la guerre mais est libéré dès 1951 et termine sa vie paisiblement, en 1977, à l’âge de 89 ans.
Ou encore Franz Gürtner, le juge qui a fait libérer Hitler de manière anticipée en 1924. Il devient ministre de la Justice dans le gouvernement von Papen en 1932 et le reste jusqu’à son décès (mort naturelle) en 1941, non sans avoir organisé l’aspect judiciaire des arrestations massives des opposants politiques au IIIe Reich ou les exécutions de la Nuit des longs couteaux (1934).
Le vieux maréchal-président von Hindenburg, quant à lui, s’éteint en août 1934. Son fils Oskar demande officiellement que la charge de son père soit alors attribuée à Hitler, qui cumule désormais la charge de chancelier et de chef de l’Etat. En récompense, le très médiocre Oskar von Hindenburg, est promu général ; son seul fait d’arme sera de commander des camps de prisonniers soviétiques durant la Seconde guerre mondiale. On sait les maltraitances inouïes auxquelles ces malheureux étaient soumis.
Tout cela s’explique par une large communauté de vue entre cette droite nationaliste, libérale et autoritaire et les nazis : ils sont tous favorables à l’expansion du pays, à la condamnation du Traité de Versailles et la volonté de revanche ; ils partagent la même idée, nous dirions néolibérale, de l’économie dans laquelle les finances publiques sont utilisées à destination des entreprises – notamment par une commande publique considérable, dans l’armement en particulier, au détriment des droits sociaux ; ils ont une même considération racialiste de la société, qui se traduit notamment par un antisémitisme très largement partagé.
A l’inverse, Hitler et les nazis au pouvoir ont montré une rancune tenace envers tous ceux qui ont pu agir pour les empêcher d’arriver au pouvoir : ils sont physiquement éliminés, comme l’ancien chancelier von Schleicher, sauvagement assassiné avec son épouse, ou Strasser, l’ancien n°2 du parti nazi, éliminé lors de la Nuit des longs couteaux (1934). L’ancien chancelier Brüning, qui avait fait interdire les SA et les SS, doit vraisemblablement son salut à son exil aux Etats-Unis dès 1934. Sans parler des opposants politiques affirmés, à commencer par les communistes, premières victimes des camps de concentration – le premier est ouvert à Dachau dès le 20 mars 1933.
Face à cette tragi-comédie du pouvoir, admettons être tentés par la reconnaissance de quelques traits communs avec notre actualité. Alors, bien entendu, l’histoire ne se répète pas, les circonstances sont très différentes… Mais un air familier frappe nos sens en lisant l’histoire qu’a synthétisée Johann Chapoutot. On croit retrouver ici et maintenant les mêmes irresponsables. Nous ne saurions que trop recommander de lire, après l’essai historique sur ceux qui ont « porté Hitler au pouvoir », l’épilogue qui clôt l’ouvrage (Les irresponsables…, pp.271-293.), passionnante réflexion sur l’écriture de l’histoire et les rapports entre le passé et le présent.
De fait, les liens existent entre l’Allemagne du début des années 1930 et la France d’aujourd’hui. Ainsi, J. Chapoutot rappelle que la Constitution de « notre » Ve République a été directement inspirée par celle de l’Allemagne de 1919, modifiée par la pratique présidentielle du début des années 1930. En effet, un des principaux rédacteurs de la Constitution de 1958, René Capitant – dont la lutte très précoce contre le fascisme, jusque dans la Résistance, n’est pas à démontrer – était professeur de droit à Strasbourg dans les années 1930.
Il publie en 1932 un article dans lequel il prône pour la France un pouvoir exécutif fort, sur le modèle de la Constitution allemande, pour faire face à l’instabilité parlementaire qu’il observe sous la IIIe République française ; puis il publie en 1934 La réforme parlementaire, ouvrage dans lequel il pointe les faiblesses du régime parlementaire et plaide une fois de plus pour un exécutif plus fort.
Il y a donc un cousinage logique entre les deux constitutions, allemande de 1919 et française de 1958, René Capitant ayant puissamment participé, aux côtés de Michel Debré, à la rédaction de cette dernière. Ainsi l’article 48-2 de la constitution République de Weimar a inspiré « nos » articles 16 (pouvoirs exceptionnels pour le président) et 49-3 (loi adoptée sans vote des parlementaires) que seule une motion de censure peut contrer, comme dans l’Allemagne de Weimar.
Et, comme dans l’Allemagne des années 1930-1932, la pratique de cette constitution peut s’éloigner de son esprit initial. Ainsi De Gaulle lui-même a-t-il détourné l’article 11 de sa propre constitution pour faire ratifier par référendum l’élection du président au suffrage universel direct, en 1962 (voir notre article sur la motion de censure de 1962), afin de passer outre l’avis du Parlement (article 89).
Pour aller plus loin : D’une motion de censure à l’autre : 1962, 2024, deux crises et deux tournants dans l’histoire de la Vème République
De même, on a vu plus récemment l’utilisation d’un bestiaire constitutionnel insoupçonné de la plupart des citoyens pour couper court aux débats sur la réforme des retraites en 2023 : l’article 47-1 permet de limiter la durée des débats dans les assemblées sur les projets de loi de finance, le 44-3 permet de ne retenir que les amendements du gouvernement lors de débats dans une des assemblées, et bien entendu l’inénarrable 49.3 qui entraine l’adoption d’une loi sans vote des assemblées, sauf si une motion de censure est votée. Ajoutons le droit de dissolution de l’Assemblée par le président, selon l’article 25 pour le Reich, l’article 12 pour la Ve République française.
Ainsi, des traits de la vie politique allemande du début des années 1930 peuvent se retrouver dans notre actualité, du fait de cette relative proximité des cadres institutionnels. Avec la montée – ou la remontée – de l’extrême droite en France, la partition de l’Assemblée nationale en trois blocs (bloc de gauche, bloc bourgeois, bloc d’extrême droite), décrite par Stefano Palombarini dès 2022 et reprise récemment (Extrême droite : la résistible ascension, Editions Amsterdam, 2024, pp.29-40.) rappelle furieusement l’analyse du ministre de l’Intérieur von Gayl en 1932, décrite plus haut.
De même la décision du Parti socialiste de ne pas censurer le budget socialement destructeur du gouvernement Bayrou renvoie inévitablement, sans passer sous silence les différences qui peuvent exister, à la « politique de tolérance » du SPD à l’égard du gouvernement Brüning (1930-1932).
Le discours du « bloc bourgeois » qui renvoie dos à dos « les extrêmes » en réalité pour discréditer la gauche et légitimer l’extrême droite, nous incite à étudier la politique et le discours d’un von Papen à l’égard du camp « marxiste ». Terminons sur cette réflexion du chancelier du Reich le 4 novembre 1932. Il y dénonce le « bolchevisme culturel » (il mêle ici les communistes et les sociauxdémocrates) comme aujourd’hui ses héritiers politiques pourraient parler de « wokisme » :
« Le bolchevisme athée veut nous priver de religion, de famille et des droits de la personne pour nous imposer le carcan des méthodes collectivistes et ainsi signer l’arrêt de mort d’une culture millénaire. Aucun moyen ne peut être assez violent pour faire disparaître du sol allemand la doctrine de ces faux prophètes. »
Franz von Papen, discours radiodiffusé, 4 novembre 1932, cité dans : J. Chapoutot, Les irresponsables…, p.196.
Les cadres sont alors en place pour l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir. Les irresponsables !
Par Sébastien Poyard, professeur d’histoire-géographie, Vesoul
Ouvrages consultés
Notre référence
– Chapoutot (Johann), Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ? Gallimard, 2025.
Mais aussi
– Chapoutot (Johann), Ingrao (Christian), Patin (Nicolas), Le monde nazi, 1919-1945, Tallandier, 2024.
– Chapoutot (Johann), Histoire de l’Allemagne de 1806 à nos jours, PUF « Que sais-je ? », 2014, plusieurs fois réédité.
– Chapoutot (Johann), Ingrao (Christian), Hitler, PUF, 2018.
– Kershaw (Ian), Hitler, Gallimard Folio histoire, 1995.
– Palheta (Ugo, dir.), Extrême droite : la résistible ascension, Editions Amsterdam, les livres de l’Institut La Boétie, 2024 (préface de Johann Chapoutot, postface de Clémence Guetté).
– Wahl (Alfred), L’Allemagne de 1918 à 1945, Armand Colin, 1993.
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