Les Groenlandais disent « non » à Trump… et au gouvernement sortant

jeudi 20 mars 2025.
 

Convoitée par le président des États-Unis, l’île élisait son Parlement mardi 11 mars. Les rapports de force en son sein ont été bouleversés, au détriment de la coalition au pouvoir. La seule formation favorable à l’administration Trump a été balayée.

Un changement brutal de rapports de force et un message clair envoyé à l’administration Trump : voilà ce qui ressort des élections législatives organisées mardi 11 mars au Groenland, pays constitutif du royaume de Danemark et territoire d’outre-mer associé à l’Union européenne (UE). Près de 30 000 électrices et électeurs se sont exprimés, soit un taux de participation de presque 71%, plus élevé qu’il y a quatre ans.

Depuis que le président des États-Unis a bruyamment renouvelé ses propositions d’acheter le territoire, les regards internationaux n’ont jamais été autant braqués sur cette ancienne colonie, désormais autonome et en quête d’indépendance. Et pour le coup, le résultat des urnes a été assez spectaculaire. Le grand gagnant du scrutin a été Jens Frederik Nielsen, leader des Démocrates (Demokraatit, centre-droit). Par rapport aux dernières élections tenues en 2021, ceux-ci sont passés de 9,3 à 30,3 % des suffrages, et de la quatrième à la première force de l’Inatsisartut, le Parlement groenlandais.

Tout en bas du classement, avec 1,1 % des suffrages, le nouveau parti Qulleq n’est parvenu à obtenir aucun siège. C’était le seul à se montrer complaisant envers Donald Trump et ses velléités annexionnistes. Lundi soir, lors d’un ultime débat télévisé, tous les leaders, hormis celui de Qulleq, Karl Ingemann, avaient répondu « non » à la question de savoir s’ils faisaient confiance au président états-unien. Les électrices et électeurs qui se sont déplacés aux urnes ont donc clairement rejeté la seule option compatible avec l’impérialisme de Washington.

De manière tout aussi claire, le seul parti unioniste, c’est-à-dire refusant l’indépendance vis-à-vis du Danemark, même à long terme, est resté confiné à un statut mineur. Autrefois puissants, des années 1980 au tournant du XXIe siècle, les libéraux d’Atassut n’ont obtenu que 7,4 % des suffrages – un étiage qui est le leur depuis une quinzaine d’années désormais. Les quatre autres formations arrivées en tête partagent, avec des nuances sur le calendrier et les conditions, l’objectif d’une indépendance de l’île. C’est leur hiérarchie qui a profondément changé.

« Les partis qui proposaient l’offre politique la plus lisible ont été récompensés », estime Mikaa Mered, auteur des Mondes polaires (PUF, 2019), enseignant à Sciences Po et à l’École de guerre. Un diagnostic qui se vérifie sur les deux types d’enjeux qui ont dominé le scrutin : les sujets économiques et sociaux d’un côté, qui n’ont jamais perdu de leur prééminence ; et la question indépendantiste de l’autre, devenue plus concrète que jamais après la polémique lancée depuis la Maison-Blanche.

Les partis sortants sanctionnés

Dans l’exécutif sortant, deux partis gouvernaient ensemble depuis 2022 : Inuit Ataqatigiit (IA, « La communauté du peuple ») et Siumut (« En avant »). Respectivement affiliés à des regroupements nordiques de la gauche radicale et de la social-démocratie, ils ont été contestés sur les deux tableaux, international comme domestique. Et ont perdu, à eux deux, 30 points de part des suffrages exprimés.

Le premier ministre Múte Egede (IA) s’est ainsi vu reprocher de consacrer trop d’énergie à la politique extérieure, et de se montrer équivoque sur la tenue prochaine d’un référendum sur l’indépendance. Aux yeux des partisans d’une sécession rapide d’avec Danemark, IA s’est révélé décevant, tandis que son allié Siumut est apparu encore plus timoré sur le sujet. C’est sur la base de ces critiques que le parti Naleraq a construit sa dynamique : en progressant de douze points et de quatre sièges par rapport à 2021, il s’est affirmé comme la deuxième force du pays.

Naleraq soutient qu’un référendum devrait être tenu au plus vite au cours de la nouvelle mandature. On lit parfois que le parti serait « pro-américain », mais c’est un abus de langage. Ses responsables assument qu’ils accueilleront tous les investissements, d’où qu’ils viennent, afin de rendre viable l’indépendance. Pour autant, ils se sont nettement démarqués de l’offensive trumpiste.

« Le parti a été créé en 2014 par des dissidents de la vieille garde de Siumut, précise Mikaa Mered. Ils considéraient que la génération qui leur avait succédé, à la tête du parti social-démocrate, faisait preuve d’une trop grande modération sur la question de l’indépendance. Pour ce scrutin, ils ont été rejoints par une nouvelle génération qui a fait la différence. » Dans un contexte de forte interconnaissance, où des parlementaires peuvent déplacer un nombre de votes significatif, Naleraq a en effet bénéficié de deux nouveaux transfuges de Siumut, Kuno Fencker et Aki-Matilda Høegh-Dam.

Le retour du « rêve extractiviste » ?

La coalition sortante, en plus d’avoir pâti d’une percée de la gauche sécessionniste, a souffert de celle des Démocrates, cette fois-ci sur sa droite. À l’opposé de Naleraq, ceux-ci tiennent une position qui assume, beaucoup plus clairement que le gouvernement sortant, que le chemin vers l’indépendance sera long et devra se construire dans la meilleure entente possible avec le Danemark.

« Nous ne voulons pas être américains, ni danois, mais groenlandais », a déclaré Jens Frederik Nielsen, tout en affirmant qu’il fallait de « bonnes fondations » à l’émancipation totale de l’île. Autrement dit, celle-ci n’est pas pour demain, notamment pour des raisons économiques. De fait, un quart du PIB du Groenland est issu de transferts danois, et la dépendance des ménages aux revenus d’assistance est considérable. À cet égard, les Démocrates se démarquent d’IA, de Siumut et de Naleraq par une nette orientation pro-business. La dérégulation économique est censée financer le bien-être matériel d’une population chargée de subvenir seule à ses besoins.

Une bonne part du succès du parti libéral, lors du scrutin tenu mardi, provient ainsi de son opposition à une loi sur les pêcheries, entrée en vigueur au printemps 2024. Celle-ci a introduit de nouvelles régulations, dont une restriction des quotas annuels de pêche pour les sociétés privées. « En dehors de la capitale, où les Démocrates font généralement un bon score dans la mesure où ils fédèrent les élites groenlandaises favorables à une relation apaisée avec le Danemark, le parti a progressé dans de nombreux villages, remarque Mikaa Mered. Ils ont capté un vote rural qui leur avait échappé jusqu’à présent. »

Non content d’avoir mobilisé le petit entrepreneuriat sur la question de l’accès aux ressources halieutiques, Jens Frederik Nielsen est acquis au « rêve extractiviste » qui avait été défait dans les urnes en 2021. Il était alors ministre du travail et des ressources minières, et s’était dit favorable à un projet de mine à Kuannersuit, dans le sud du pays, qu’une société australienne s’apprêtait à exploiter en bénéficiant de financements chinois. Le premier ministre sortant, Múte Egede, avait emporté les élections en s’opposant précisément à ce projet.

« Le gouvernement précédent, confirme le géographe Frédéric Lasserre, coauteur d’une Géopolitique des pôles (Le Cavalier bleu, 2024), était assez ouvert aux investissements, qui sont une clé de l’indépendance, mais avec un fort souci de l’environnement. Après le recul électoral des écologistes, la réglementation très stricte qui a été mise en place, interdisant l’exploitation des terres rares dès que de l’uranium s’y trouve – ce qui arrive assez souvent – pourrait se voir assouplie. »

Le casse-tête de la coalition

La victoire des Démocrates s’inscrit ainsi dans un reflux plus général, en Europe, des écologistes et des politiques de transition. Mais le paysage post-électoral reflète aussi une tendance à la fragmentation et à la polarisation que l’on retrouve dans d’autres États, si bien que la traduction gouvernementale du résultat des urnes est encore incertaine.

Pour exercer le pouvoir, tout parti ou toute coalition de partis doit obligatoirement en passer par un vote de confiance devant le Parlement. Le dirigeant des Démocrates s’est dit ouvert à toutes les discussions pour construire une majorité, sans qu’aucune formule ait la force de l’évidence.

Arithmétiquement, les Démocrates pourraient atteindre une majorité en s’alliant avec Naleraq ou avec Inuit Ataqatigiit, mais les positions idéologiques de départ sont très éloignées. Ces deux derniers partis, qui ont a priori plus de proximité sur la question indépendantiste et sur les enjeux socioéconomiques, pourraient tenter de s’entendre au détriment des Démocrates. Mais il leur faudrait débaucher au moins un parlementaire en dehors de leurs rangs, ce qui rend l’attelage précaire.

D’ores et déjà, le scrutin apparaît comme historique. Premièrement parce qu’il a abouti à la rétrogradation aux troisième et quatrième places des deux grandes forces qui dominaient la vie politique groenlandaise depuis au moins deux décennies. Deuxièmement parce qu’un nouveau dispositif de pouvoir est en train de se chercher, sous peine de convoquer de nouvelles élections.

Fabien Escalona

https://www.mediapart.fr/journal/in...


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message