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Des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées dans la banlieue d’Istanbul pour un meeting du principal parti d’opposition, qui promet de continuer la mobilisation contre le président Recep Tayyip Erdoğan, après l’arrestation, le 19 mars, d’un de ses membres, le maire de la ville.
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Particulièrement chargée en ce week-end d’Aïd, la ligne de métro Marmaray file à travers Istanbul, samedi 29 mars. En cette veille de fêtes, les Stambouliotes seraient, en temps habituel, davantage occupé·es à flâner le long du Bosphore pour profiter de l’atmosphère printanière, ou à préparer les vacances de l’Aïd. D’autant que le gouvernement a proclamé au dernier moment un congé de neuf jours à l’occasion des fêtes religieuses. L’occasion de gagner en popularité et aussi, peut-être, la volonté de vider la ville de ses habitant·es, après dix jours de mobilisation à la suite de l’arrestation puis de l’emprisonnement du maire de la ville, Ekrem İmamoğlu, principal rival du président islamo-nationaliste Recep Tayyip Erdoğan.
La ligne de métro rapide, inaugurée en 2013 par Erdoğan, dans la série des grands travaux entamés lorsque le pays affichait encore une croissance économique à deux chiffres, passe en coup de vent sous le Bosphore. L’arrivée sur la rive asiatique de la ville, à la sortie du tunnel, lance comme un signal dans la rame jusque-là silencieuse.
« Droit ! Loi ! Justice ! », lâche une voix, immédiatement suivie avec ferveur par des centaines d’inconnu·es. Le train aborde finalement la station de Maltepe, un lointain district du sud-est de la ville, en bordure de la mer de Marmara. Sur le quai, des milliers de personnes se pressent, drapeaux et affiches à la main. « Ne te tais pas sinon ton tour viendra ! », clament certains. « Nous sommes les soldats d’Atatürk », lancent d’autres, un slogan plus nationaliste en référence au fondateur de la République turque.
Signe de la composition sociale de la foule, les rames qui arrivent d’Istanbul sont pleines à craquer, celles qui viennent du sud, des villes de banlieue industrielles de Gebze, Tuzla et Kocaeli, arrivent presque vides. La marée humaine, d’une densité extrême, peine à progresser, s’écrase, s’essouffle, mais reprend de sa vigueur : « Avance ! Avance ! Celui qui n’avance pas est Tayyip [Erdoğan] », scandent quelques plaisantins.
Il faut près d’une quarantaine de minutes de piétinement pour pouvoir émerger à l’air libre, où des centaines de milliers de personnes patientent déjà. C’est dans ce parc de Maltepe que l’opposition turque a décidé de se retrouver après que le principal parti d’opposition, le CHP (laïque et nationaliste), a déclaré mardi 25 mars la fin des rassemblements quotidiens devant la mairie de la ville. L’opposition craignait probablement un essoufflement de la contestation, l’augmentation de la répression des forces de police, ou d’éventuelles tensions entre les manifestant·es.
Car si une majorité de l’extrême droite turque est alliée au pouvoir, une partie minoritaire, farouchement laïque, se retrouve dans les rangs de l’opposition. Devant la mairie, la gauche sociale-démocrate et radicale a donc côtoyé pendant des jours, sans heurts majeurs, une jeunesse d’extrême droite chauffée à blanc, notamment par l’emprisonnement d’un de ses leaders, Ümit Özdag, en janvier, et par les négociations entamées par le pouvoir avec le leader de la guérilla kurde, Abdullah Öcalan.
« Là-bas, j’étais le plus vieux, ici je vois plus de gens de mon âge », considère un retraité, ancien propriétaire d’une petite entreprise de produits pharmaceutiques. « J’ai connu les coups d’État militaires, les régimes d’exception, mais je n’ai jamais vu le pays sombrer dans un tel régime autoritaire. J’ai peur pour l’avenir de mon petit-fils », s’inquiète-t-il, reprochant aussi à l’Europe de « fermer les yeux et de ne pas réagir pour qu’Erdoğan accepte de garder les réfugiés en Turquie ».
La foule, immense mais disciplinée, se soumet de bonne grâce à trois différents contrôles de police avant de pouvoir pénétrer sur l’esplanade. Sous l’œil de caméras policières, certain·es sont obligé·es d’abandonner leur pancarte arbitrairement jugée inappropriée, et le journaliste est fermement prié de se débarrasser de son redoutable stylo bille.
Les technologies de reconnaissance faciale ont fait leur entrée dans l’arsenal répressif des autorités turques. Un nombre considérable de protestataires ne sont désormais plus arrêtés en fin de manifestation mais chez eux, au petit matin. Les journalistes turcs présents pour couvrir les événements en font aussi les frais. Vendredi 28 mars, deux d’entre eux étaient ainsi arrêtés à leur domicile, tandis qu’un journaliste suédois était placé en détention. Depuis le 19 mars, les autorités ont procédé à près de 2 000 arrestations, au terme desquelles 275 personnes ont été emprisonnées.
J’ai connu les coups d’État militaires, les régimes d’exception, mais je n’ai jamais vu le pays sombrer dans un tel régime autoritaire.
Un retraité dans la foule des manifestants
De l’avis général, la mobilisation a permis d’éviter que, comme c’est le cas depuis 2016 dans les villes kurdes du pays, un « tuteur », désigné par les autorités, soit nommé à la tête de la mairie, ou même à la direction du CHP, comme des rumeurs le laissent entendre. « On se doute que ce n’est pas cette manifestation qui va permettre de faire libérer İmamoğlu, mais on veut montrer notre colère », témoignent Fatma, ancienne fonctionnaire de 60 ans, et sa fille trentenaire, Ayşe, ingénieure. Une colère contre la corruption, l’injustice et ce qu’elles vivent comme une confiscation de leurs libertés démocratiques, mais aussi contre la gestion économique du pays, où sévit une inflation record.
« Comment voulez-vous que je m’en sorte avec ma retraite de 15 000 livres [365 euros – ndlr] ? Il n’y a pas un seul loyer à ce prix. Heureusement que je suis propriétaire, mais même dans ces conditions, ma fille est encore obligée de vivre avec nous », se désole Ayşe. « Pour Erdoğan, du yaourt de bufflonne [un mets que le président dit consommer tous les soirs – ndlr], pour le peuple, des pâtes à l’eau », dénonce une pancarte brandie plus loin.
Dans un foisonnement de revendications diverses, certain·es dénoncent la nouvelle loi sur l’euthanasie déguisée des animaux errants, d’autres la politique syrienne de la Turquie, d’autres enfin les attaques croissantes contre les droits des LGBT. Des groupes compacts, rangés derrière leurs bannières, viennent grossir le rassemblement. L’on y compte des supporters de foot, arborant le maillot du Fenerbahçe et criant des slogans révolutionnaires, de nombreux partis de gauche, mais aussi un petit cortège du DEM, le parti pro-kurde.
« Femme, vie, liberté ! », « Vive la fraternité entre les peuples ! », chantent les manifestantes et manifestants. Parmi eux, Umut (qui signifie « espoir » en turc) Ezber, doctorant en sociologie, se félicite de la mobilisation des universités qui se poursuit, malgré le durcissement de la répression. À travers le pays, la mobilisation a été très peu suivie par la minorité kurde, dubitative à l’égard de certains gestes et slogans ultranationalistes, et qui craint de dynamiter les négociations en cours entre le pouvoir et le fondateur de la guérilla du PKK, Abdullah Öcalan.
« İmamoğlu a été élu à Istanbul dans une alliance avec les Kurdes, avec les voix des habitants kurdes de cette ville. Nous devons nous rassembler alors que le pouvoir essaie de nous diviser pour mieux glisser vers le fascisme. No Pasarán ! », s’exclame le jeune homme.
Fatigué·es par des heures d’attente, découragé·es par l’immensité de la foule, des milliers de manifestant·es quittent les lieux avant la prise de parole du leader du CHP, Özgür Özel. Beaucoup ici lui savent gré d’avoir pris conscience du danger et renoncé à la stratégie du CHP entièrement tournée vers les élections et refusant la mobilisation dans la rue et ses risques.
Beaucoup, aussi, ont en souvenir le dernier meeting de protestation massif de l’opposition, dans ce même parc de Maltepe, en 2017. À l’issue d’une « marche de la justice » visant, déjà, à dénoncer la politisation de la justice pour traquer les opposant·es, il avait rassemblé une foule très importante, sans donner lieu à aucun changement tangible, au contraire. « Cette fois, il y a encore plus de monde et les gens en ont vraiment marre, ça va changer », veulent croire Ayşe et Fatma.
« Nous avons laissé la peur à la maison, maintenant nous serons dans les rues ! », promet Özgür Özel sur le podium, noyé dans une marée humaine, et dont le discours est retransmis par des haut-parleurs placés tous les cent mètres. Face à ce qu’il dénonce comme « un coup d’État contre contre la démocratie », l’opposant appelle à la libération d’İmamoğlu, « [leur] futur président », et à la tenue d’élections anticipées.
Reste à savoir si ce meeting géant sonne le début de quelque chose de plus grande ampleur ou la fin de la mobilisation. Le leader du CHP le promet : pas question, cette fois, de rentrer chez soi. La mobilisation devrait se poursuivre « tous les mercredis dans un arrondissement différent d’Istanbul, et une fois par semaine dans une ville différente du pays ». Sur ces promesses, la foule se disperse, scandant quelques derniers slogans dans sa marche.
Avec cette mobilisation historique, l’opposition turque a pu compter ses forces et mesurer la détermination d’une partie de la population à ne pas abandonner les derniers vestiges de la démocratie turque. Des jours sombres l’attendent probablement, face à un pouvoir de plus en plus désinhibé dans son usage de la répression. Une raison de plus pour savourer cette journée.
Yann Pouzols
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