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En deux ans, la « fondation insoumise » a formé mille militants et s’est imposée comme une interface entre le monde universitaire et la sphère mélenchoniste. Un témoignage de la contre-offensive intellectuelle de la gauche critique face à la « crise d’hégémonie néolibérale ».
La France insoumise (LFI) citée comme source d’inspiration par le Parti socialiste (PS) ? À l’heure du retour des grandes rivalités à gauche, l’idée semble incongrue. Le candidat au poste de premier secrétaire au congrès du PS, Boris Vallaud, prend pourtant l’Institut La Boétie (ILB) – le groupe de réflexion coprésidé par Jean-Luc Mélenchon et la députée Clémence Guetté – comme modèle pour envisager de créer une « Académie Léon Blum ».
Le député des Landes n’est pas le premier ni le seul à jalouser cet outil d’élaboration idéologique et de formation politique. Dans une interview au Point où il appelait à « tourner la page Mélenchon », l’eurodéputé Place publique Raphaël Glucksmann concédait que les Insoumis avaient « travaillé, développé une vision idéologique, déployé une stratégie politique et construit des réseaux militants », regrettant le retard des autres partis de gauche. L’ILB, qui organise chaque année la moitié des ateliers et conférences aux Amfis d’été de LFI, est à la confluence de tous ces enjeux.
Deux ans après son inauguration dans sa nouvelle forme, la « fondation insoumise » s’est imposée dans le paysage politique et intellectuel, concurrençant l’audience et le rayonnement de la fondation Jean-Jaurès (proche du PS), de la Fondation de l’écologie politique (liée aux Écologistes) et de la fondation Gabriel Péri (liée au Parti communiste français – PCF), plus discrètes. La manne parlementaire du mouvement, bien plus conséquente qu’en 2017, participe à financer ce succès.
« L’effet de rattrapage sur les autres laboratoires d’idées à gauche est impressionnant », se réjouit Cécile Gintrac, coresponsable du département de géographie de l’ILB. Depuis son poste d’observation, cette sympathisante de LFI, enseignante en géographie en classes préparatoires littéraires, a pu constater la capacité de la sphère mélenchoniste à attirer des ténors de la géographie critique comme le Suédois Andreas Malm et le Britannique David Harvey, qui ont tous deux accepté de diriger une « chaire » de quelques conférences au sein de l’ILB.
« Je ne vois aucun parti politique prendre ces questions [liées à la critique de la marchandisation des villes – ndlr] de manière frontale, sauf Mélenchon et La France insoumise », confiait David Harvey à Mediapart lors de sa venue à Paris, en 2023. « Si cet espace devient incontournable à gauche, c’est parce que beaucoup d’intellectuels sont en demande d’un dialogue qui n’existe pas, ou plus, chez les autres », estime aussi le sociologue Ugo Palheta.
Pour Cécile Gintrac, qui donne bénévolement un cours sur les luttes urbaines aux élèves du « cursus renforcé » de l’ILB – un programme d’un week-end par mois pendant six mois –, « le fait que l’institut ait été porté par Jean-Luc Mélenchon, qui y croyait vraiment, et par Clémence Guetté, qui travaille beaucoup, n’est pas pour rien dans la légitimité intellectuelle qu’il a acquise ».
Dans son bureau de première vice-présidente de l’Assemblée nationale, orné d’un grand tableau de piscine dans le style de David Hockney, Clémence Guetté savoure : « Les socialistes n’ont pas d’équivalent, ni en matière de formation militante ni en matière de lieu de respiration et d’enrichissement intellectuel. On l’a vu au moment où on a négocié le programme de la Nupes puis du Nouveau Front populaire. Je pense qu’ils nous envient ça. » Ce succès d’estime, y compris chez des adversaires, ne sort pas de nulle part.
Au lendemain de la présidentielle de 2022, où Jean-Luc Mélenchon avait emporté près de 22 % des suffrages exprimés, les têtes pensantes de LFI décident de tout faire pour tenter de cranter ce résultat en répondant à une double nécessité.
Il y avait une forte demande des Insoumis parce qu’il y a un besoin important pour mener la bataille culturelle.
Clémence Guetté, coprésidente de l’Institut La Boétie
En pleine crise de croissance, le mouvement ne peut plus compter seulement sur les militant·es historiques formé·es au Parti de gauche (PG) ou sur la « filière » Sciences Po Paris, qui fournit nombre de ses jeunes cadres. L’élection de soixante-quinze député·es – contre dix-sept en 2017 – et l’embauche de leurs collaborateurs et collaboratrices parlementaires ont asséché le vivier des militant·es les plus éprouvé·es tandis que les nouveaux affluent, souvent sans expérience politique préalable.
C’est le moment d’une prise de conscience : « Pour gouverner, il faut des cadres aguerris et capables d’exercer le pouvoir, y compris dans les ministères », résume Ugo Palheta, membre du NPA qui a coordonné le premier livre de l’ILB, Extrême droite : la résistible ascension (Amsterdam, 2024), signé par un collectif de dix-huit universitaires.
Indépendamment de la logique institutionnelle, la nécessité de s’armer intellectuellement pour participer à la guerre des idées contre le Rassemblement national (RN) est aussi une demande de la base : « Il y avait une forte demande des Insoumis parce qu’il y a un besoin important pour mener la bataille culturelle : nos militants sont très friands des contenus en ligne, mais ils sont aussi avides de connaissances théoriques et de pouvoir organiser des événements permettant la réflexion à proximité de chez eux », explique Clémence Guetté.
Tous les trois mois, un stage régional de trois jours est ainsi proposé par l’ILB – Lille (Nord), Marseille (Bouches-du-Rhône), Nantes (Loire-Atlantique), Bordeaux (Gironde), Tours (Indre-et-Loire), Caen (Calvados), Toulouse (Haute-Garonne) ont déjà été couvertes. Depuis janvier 2023, en cumulant ces stages et le cursus renforcé (un programme fondé sur quatre piliers : matérialisme, humanisme global, ère du peuple et pratiques militantes), mille Insoumis·es ont bénéficié de ses enseignements.
LFI renoue ainsi avec la « politique des cadres » des écoles de formation du PCF à son époque la plus faste. « On a beaucoup pensé à ces écoles pour deux de leurs réussites : leur caractère massif et leur rôle dans la promotion d’élus ouvriers, car sans politique active des partis ce sont toujours ceux qui sont programmés pour être cadres qui le deviennent », explique Antoine Salles-Papou, jeune responsable de l’école de formation de l’ILB et collaborateur de Jean-Luc Mélenchon.
Pour chaque promotion du cursus renforcé, les soixante-dix candidatures retenues sont finement sélectionnées. Sur les cinq premières, 57 % des élèves avaient moins de 30 ans, 35 % n’avaient pas un diplôme plus élevé que le bac ou pas de diplôme du tout, et 59 % avaient un niveau de revenu mensuel inférieur à 1 500 euros. Beaucoup des candidat·es LFI aux législatives de 2024 étaient déjà passés par ce filtre et ce sera à nouveau le cas aux municipales de 2026 – un livre collectif de l’ILB sur les communes est d’ailleurs prévu pour octobre aux éditions Amsterdam.
Pour imposer nos analyses, il faut les rendre estimables même pour nos adversaires.
Antoine Salles-Papou, en charge de l’école de formation
De cette manière, LFI poursuit sa stratégie du « quatrième bloc » – consistant à rehausser la participation des classes populaires – par d’autres moyens : alors que les militant·es populaires ont tendance à être maintenu·es à distance des positions dirigeantes et des mandats par les partis politiques, comme l’a montré le sociologue Raphaël Challier, les Insoumis·es cherchent à corriger cette loi d’airain.
Par la même occasion, LFI tente de pérenniser sa relation avec les universitaires – nombre d’intellectuel·les ayant appelé à voter Mélenchon en 2022 puis rejoint le parlement de l’Union populaire. Le journaliste Jean-Marie Durand écrivait dans son enquête Homo intellectus (La Découverte, 2019) : « Jamais la politique électorale et le travail intellectuel n’ont été à ce point déconnectés l’un de l’autre. » Quelques années plus tard, les choses ont changé à la gauche de la gauche. « On a pensé l’ILB comme une interface qui met en contact les militants insoumis avec le savoir en sciences sociales, et le milieu universitaire avec le monde militant », synthétise Antoine Salles-Papou.
Contrairement à la pratique qu’a pu avoir le PCF à une époque, l’ILB se défend de tout dogmatisme. « L’ILB mène un travail contre-hégémonique dans le domaine spécifique de la bataille des idées. Pour imposer nos analyses, il faut les rendre estimables même pour nos adversaires », explique le coresponsable de l’école de formation en référence aux « journées économiques » de l’ILB où sont intervenus, par exemple, l’économiste Jean Pisani-Ferry (ancien proche d’Emmanuel Macron), le grand patron Michel-Édouard Leclerc ou encore Olivier Blanchard, ex-chef économiste au Fonds monétaire international (FMI).
Une stratégie du sérieux aux antipodes de celle de la conflictualité promue sur le front de la bataille médiatique et électorale : l’ILB est ainsi l’endroit où la diabolisation de LFI bute.
Les universitaires qui participent aux colloques, livres et notes de la fondation ne sont pas non plus tous des mélenchonistes « canal historique ». Et pour cause : beaucoup ont quitté LFI ou en ont été évincés depuis la fondation du mouvement en 2016. En 2017, ce dernier avait par exemple chargé Thomas Guénolé, politologue au faible ancrage universitaire et désormais chroniqueur chez Cyril Hanouna, de son école de formation – il a été exclu en 2019 à la suite d’accusations de harcèlement sexuel. Depuis, des déplacements de sensibilité idéologique très nets ont eu lieu à LFI, sur l’antiracisme notamment, expliquant la nouvelle cartographie intellectuelle du mouvement.
Parmi celles et ceux qui donnent des cours dans le cursus renforcé figurent ainsi des anciens de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, devenue le NPA) et de la rédaction de la revue en ligne Contretemps comme les historiennes Fanny Gallot et Ludivine Bantigny, le sociologue Ugo Palheta ou encore le philosophe Michael Löwy, mais aussi la philosophe Isabelle Garo, ancienne compagnonne de route du PCF.
Pour elles et eux, la question de l’appartenance à la galaxie insoumise par le biais de cette fondation qui a un lien organique avec le mouvement mélenchoniste peut parfois se poser. En mai 2023, un collectif d’universitaires membres ou proches de l’ILB avait critiqué la réintégration d’Adrien Quatennens dans le groupe LFI dans une tribune du Monde, sans que ce texte ne devienne prétexte à exclusion. « On a dit que cette affaire aurait pu être mieux gérée, on a eu des discussions en interne. Il y a un dialogue, ils savent où on en est », relate Ugo Palheta, qui figurait parmi les signataires.
Face à l’accélération d’une forme d’anti-intellectualisme d’extrême droite, il faut continuer de réfléchir à des alternatives.
Cécile Gintrac, coresponsable du département géographie
La « purge » de Raquel Garrido, Alexis Corbière, Danielle Simonnet et Hendrik Davi, non réinvesti·es par LFI au moment des législatives de 2024, avait aussi ébranlé certaines convictions. Selon nos informations, le sociologue Razmig Keucheyan, qui n’a pas donné suite à nos sollicitations, a quitté l’ILB pour cause de désaccord. Depuis, LFI a plusieurs fois été marquée au fer rouge par des condamnations unanimes du champ politique, comme dernièrement concernant le visuel de Cyril Hanouna reprenant les codes des caricatures antisémites des années 1930.
« On peut être inquiet, vu certaines maladresses – reconnues par LFI – de l’effet qu’elles peuvent avoir sur l’ILB, mais je pense que notre travail surpasse ça », juge Cécile Gintrac, qui ajoute : « Face à l’accélération d’une forme d’anti-intellectualisme d’extrême droite, il faut continuer de réfléchir à des alternatives. »
C’est aussi l’une des raisons de la réussite de l’ILB : il entre en résonance avec une période de « crise d’hégémonie du néolibéralisme », selon Nicolas Vieillescazes, directeur des éditions Amsterdam. « On assiste à un phénomène de polarisation idéologique. D’un côté des partis de droite et du centre font évoluer leurs idées vers l’extrême droite, et de l’autre il y a un regain d’intérêt pour les pensées critiques à gauche », analyse-t-il.
Le premier livre du partenariat signé entre l’ILB et les éditions Amsterdam s’est vendu à 12 000 exemplaires, poursuit-il. Un succès qui tiendrait à la conjoncture de sa sortie – la victoire in extremis de la gauche sur le Rassemblement national (RN) en juillet 2024 –, mais aussi « à la force de frappe de LFI elle-même, qui a fait un travail assez prodigieux de propagande autour du livre en organisant des dizaines de réunions publiques », estime l’éditeur.
Clémence Guetté a participé à une trentaine de ces réunions, dont cinq dans des circonscriptions perdues par LFI en 2024, toujours face au RN – celles de Léo Walter, Sébastien Rome, Martine Étienne, Charlotte Leduc et Catherine Couturier. « Je considère que le RN est encore en dynamique malgré le coup d’arrêt des législatives. Ce sont donc des endroits prioritaires, où on est déjà enracinés et qu’on peut regagner la fois d’après. Ce serait trop facile de n’aller que dans des endroits où on est triomphants, ça va jouer sur le temps long cette histoire », explique la députée.
C’est tout l’enjeu du travail mené par l’ILB : assurer une transmission générationnelle et idéologique pour durer, dans une période pleine d’incertitudes.
Mathieu Dejean
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