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Alors que l’histoire afro-américaine était surtout centrée sur la guerre de Sécession et le mouvement pour les droits civiques, la date de 1619, première vente d’Africains esclavisés en Virginie, s’est imposée, suscitant débats et polémiques. L’historienne Virginie Adane en analyse les enjeux.
Pour inaugurer la nouvelle collection des PUF « Une année dans l’histoire », l’historienne du XVIIe siècle Virginie Adane s’intéresse à 1619. Son livre L’Autre Naissance des États-Unis ne se contente pas de donner à voir ce qui s’est passé à ce moment-là sur le continent américain. Il nous aide à comprendre, avec brio, pourquoi cette date en particulier a suscité, ces dernières années aux États-Unis, nombre de débats et de polémiques, à la fois historiques et politiques.
Que s’est-il donc passé en 1619 ? Deux navires corsaires sont arrivés sur les rivages de la jeune colonie anglaise de Virginie. À leur bord se trouvaient des captives et captifs africain·es qui ont été vendu·es comme esclaves pour être exploité·es dans les plantations de tabac de la région.
La controverse est partie d’un numéro spécial du New York Times intitulé « The 1619 Project », publié en 2019 pour les 400 ans de l’événement. Cette publication, qui a rencontré un grand succès, a porté la question jusque-là réservée au champ des historien·nes dans le grand public.
Il s’agissait pour celles et ceux qui y ont participé, au premier rang desquels la journaliste Nikola Hannah-Jones – connue pour ses enquêtes qui dévoilent le racisme systémique de la société états-unienne –, de proposer un récit des origines qui place 1619 comme l’origine de la nation, « mettant en évidence, écrit Virginie Adane, la marginalisation de l’histoire des Africains-Américains dans le roman national traditionnel ».
Pour les autrices et auteurs du « Projet 1619 », cette année constitue le récit africain-américain de l’origine des États-Unis, un an avant l’arrivée en Nouvelle-Angleterre du Mayflower, avec à son bord une centaine de pèlerins fuyant les persécutions religieuses en Europe – mythe fondateur traditionnel –, et précédant de plus d’un siècle la déclaration d’indépendance de 1776.
D’ailleurs, relève Virginie Adane, pour Nikola Hannah-Jones, le texte fondateur aurait eu pour objectif de protéger les planteurs et l’esclavage. Une vision vivement contestée par le président Donald Trump. Le président républicain a dénoncé une réécriture de l’histoire faite de « tromperies, de faussetés et de mensonges ». L’histoire se trouvait de nouveau utilisée dans les guerres culturelles menées par le camp conservateur.
En septembre 2020, fragilisé par les manifestations qui avaient suivi le meurtre par un policier de George Floyd en 2020, Trump a créé la Commission 1776, un comité de dix-huit personnes chargé de promouvoir une « éducation patriotique ». Parmi ses membres, aucun·e historien·ne crédible, mais des personnalités d’extrême droite en provenance de groupes de réflexion conservateurs tel le Claremont Institute. La publication du rapport en janvier 2021, quelques jours après l’attaque du Capitole et juste au moment où Joe Biden arrivait à la Maison-Blanche, était passée inaperçue. Joe Biden a d’ailleurs mis fin à la Commission 1776.
Quatre ans après, dès son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump a réactivé la commission dans l’optique des cérémonies prévues pour l’année prochaine pour le 250e anniversaire de l’indépendance. Son deuxième mandat est placé sous le signe de la revanche : sont bannis des écoles l’enseignement des inégalités raciales ou l’histoire du racisme aux États-Unis. Ce que ses partisans désignent comme des « concepts qui sèment la discorde ».
Pour Trump, l’heure est à la glorification des « héros » américains, une manière de « blanchir » l’histoire américaine. Un roman national qui passe par 1776 mais oublie 1619. Nikola Hannah-Jones a lancé de son côté la 1619 Freedom School pour tenter de lutter contre l’effacement de l’héritage africain-américain. Entretien avec Virgine Adane, doctrice en histoire de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et maîtresse de conférences en histoire moderne à l’université de Nantes.
Mediapart : Pourquoi 1619 est-elle devenue une date dont l’étude dépasse largement les frontières de la discipline historique ?
Virgine Adane : 1619 a priori n’est pas une date essentielle pour l’historienne du XVIIe siècle que je suis car elle ne représente pas un « début » de l’esclavage à l’échelle du monde atlantique : la traite vers les Amériques commence ainsi plus d’un siècle plus tôt. Elle a cependant été mise en avant dès le XIXe siècle par des historiens, notamment africains-américains, comme George Washington Williams, qui l’ont utilisée comme point de départ d’une histoire de l’esclavage états-unien avec la première vente documentée d’esclaves sur les rivages de la Virginie, à l’époque une colonie anglaise.
C’est surtout à partir des années 1960 que l’on observe de plus en plus de travaux qui renouvellent l’histoire des Africains-Américains et notons qu’alors, 1619 n’est pas au cœur de ces travaux.
Cependant, cette date resurgit moins par les historiens que par la commémoration. Dans les années 1990-2000, on voit fleurir les initiatives des associations africaines-américaines pour les droits civiques, en particulier en Virginie. Dans cet État du Sud des États-Unis, l’espace public a été largement dominé par la mémoire confédérée, nostalgique du Sud esclavagiste.
Commémorer 1619 devient une manière de réinvestir l’espace public, aussi bien au sens intellectuel du terme, celui du débat, que l’espace public physique, les parcs, les monuments...
L’approche de 2019, pour les 400 ans de l’arrivée de ces « premiers Africains », comme on les désigne, va permettre de mener une réflexion sur la manière de contrer cette présence proconfédérée. Un certain nombre d’associations réclament alors une commémoration d’un moment qu’elles considèrent comme important dans l’histoire de la nation.
Cette demande est relayée dans la deuxième moitié des années 2010 au niveau de l’État fédéral, puisqu’une commission est créée par vote du Congrès en 2018, avec le « 400 Years of African-American History Commission Act », pour organiser une commémoration de 1619 pas seulement en Virginie mais dans tout le pays. Cela se déroule dans un contexte de persistance de violences raciales aux États-Unis et d’une dénonciation de leur caractère systémique. Et cette politique de mémoire est vue comme permettant un dialogue sur la question.
À cela vont s’ajouter deux choses. La première, c’est qu’en 2019, le New York Times Magazine publie ce numéro spécial qui s’appelle le « 1619 Project », en août. Il est dirigé par une journaliste africaine-américaine, Nicole Hannah-Jones, qui va inscrire la réflexion sur la commémoration de 1619 très explicitement dans le cadre d’une analyse sur le racisme systémique aux États-Unis, dans la longue durée. Elle a un discours qui est très engagé, mais qui fait l’objet aussi de critiques d’un point de vue méthodologique et factuel.
Mais à vrai dire, la communauté historienne finit par saluer le débat généré par le projet 1619 car cela oriente le projecteur sur le fait que l’histoire africaine-américaine est très mal connue et encore trop marginalisée. Et qu’il faut la remettre au centre du récit et même au centre d’un récit des origines, alors que jusque-là l’histoire africaine américaine était surtout centrée sur la guerre de Sécession et le mouvement pour les droits civiques.
Deuxièmement, un an plus tard, nous assistons à la réactivation du mouvement Black Lives Matter, avec les morts successives de Breonna Taylor et de George Floyd, tous les deux tué·es par la police. Cela va de pair avec des manifestations importantes et une contestation d’un espace public dominé par des monuments esclavagistes, à la fin du premier mandat de Donald Trump. Ce qui, en quelque sorte, cautionne ce besoin de débat autour d’objets historiques tels que 1619.
Même si dans un cas il s’agit d’un projet lié à l’histoire et dans l’autre un projet politique, on ne peut s’empêcher de penser au « Project 2025 » quand on évoque aujourd’hui le « 1619 Project » ; de quelle manière Trump tente-t-il d’imposer un autre récit ? Et quel type de récit des origines veut-il promouvoir ? Est-ce un retour à une vision très blanche ?
Oui. Au moment de la parution du « 1619 Project », Trump n’avait pas réagi. Mais il commence à s’y intéresser lorsque le débat s’installe. Le succès du magazine a en effet fait réagir les milieux conservateurs, qui dénoncent un récit révisionniste.
Puis le mouvement Black Lives Matter est réactivé après la mort de George Floyd, avec des manifestations dans tout le pays et la crise iconoclaste qui l’accompagne (les statues contestées, endommagées ou déboulonnées), ce qui conduit à une réaction beaucoup plus violente de l’administration Trump.
Le président dénonce en septembre 2020 une offensive de la gauche pour « déformer et souiller l’histoire américaine avec des tromperies, des mensonges et des contre-vérités » en donnant comme exemple le « 1619 Project », qui, dit-il, « réécrit l’histoire américaine pour enseigner [aux] enfants [que les États-Unis ont] été fondés sur le principe de l’oppression, et non de la liberté ».
De fait, le « 1619 Project » est rapidement présenté comme un épouvantail. Pour s’y opposer, à la fin de son premier mandat, Trump lance la Commission 1776, en référence à l’année de la déclaration d’indépendance des États-Unis. Elle publie un rapport le 18 janvier 2021, qui réactive un roman national passéiste et conservateur et efface toute aspérité dans l’histoire états-unienne.
Mais cela passe inaperçu en raison de l’attaque du Capitole quelques jours plus tôt et du fait que Trump quitte la Maison-Blanche trois jours plus tard – la commission est quasi immédiatement dissoute par Joe Biden. De plus, le rapport est raillé par la communauté historienne car (entre autres) aucun·e historien·ne n’y a contribué et il est vu comme un brûlot politique rédigé par des membres de laboratoires d’idées conservateurs, en particulier du Claremont Institute.
Quant au projet 2025 de la Heritage Foundation, je ne pense pas que ce soit une réponse directe au « 1619 Project », mais il est vrai qu’il porte une logique réactionnaire bâtie sur le rejet des politiques passées de diversité et d’inclusion, et sur le rejet de la production d’une pensée critique sur les inégalités et le racisme – ce qui est le fondement du projet 1619. Donc quelque part, oui, cela fait écho.
De plus, Donald Trump a décidé de réactiver, en quelque sorte, la Commission 1776 pour son deuxième mandat. En effet, en 2026 les États-Unis fêteront le 250e anniversaire de la déclaration d’indépendance, et Trump a signé en janvier, au moment de son retour à la Maison-Blanche, un décret à ce sujet. Le langage y relève du roman national le plus traditionnel au sujet de célébrations qui doivent rappeler la grandeur de la nation. Cela laisse présager une commémoration axée sur un discours officiel dont il sera difficile de s’éloigner.
C’est l’histoire des populations noires américaines, donc cela revient à traiter de l’esclavage, de la ségrégation, du racisme, mais aussi à mettre en avant le rôle actif des contributions des Africains-Américains à l’histoire des États-Unis. C’est en 1926 qu’est créée par l’historien et militant des droits civiques Carter Woodson une semaine de célébration baptisée à l’époque « Negro History Week » et qui devient la « Black History Week ».
Cinquante ans plus tard, elle est promue par le président états-unien Gerald Ford en « Black History Month ». Il s’agit d’un moment de mise en avant des contributions africaines-américaines à l’histoire pour faire sortir de l’anonymat ces populations invisibilisées.
Faire de la « Black History » comporte deux facettes : à la fois enseigner l’histoire d’un processus de domination et d’oppression, mais aussi montrer les contributions des Africains-Américains. C’est d’ailleurs présent dans les discours du « 1619 Project », qui dénonce un racisme systémique mais souligne également que les Noirs américains ont construit le pays autant que les Blancs. Le discours en ce sens est très patriotique, et Nicole Hannah-Jones ne s’en cache pas.
Dans l’introduction qu’elle fait au « 1619 Project », elle raconte que, quand elle était enfant, son père, vétéran de guerre, arborait un drapeau états-unien sur le perron de leur maison. Elle ne comprenait pas pourquoi, jugeant cela offensant, car, se disait-elle, « ce pays [leur] a fait du mal ». Ce à quoi son père répondait qu’il en était fier, parce qu’il avait contribué à le construire. Ajoutant : « C’est mon pays autant que leur. »
François Bougon
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