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En se focalisant sur les « irresponsables » qui ont porté Hitler au pouvoir, l’historien spécialiste du nazisme écrit une histoire que l’on ne peut lire aujourd’hui qu’avec un sentiment de vertige.
https://www.mediapart.fr/journal/cu...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20250419-183004&M_BT=1489664863989
Une extrême droite puissante mais résistible, et un pouvoir d’« extrême centre » aux mains de « libéraux autoritaires » prêts à tout pour demeurer aux commandes. Brossée à grands traits, une telle situation caractérise autant la France du début des années 2020 que l’Allemagne du début des années 1930, à lire le dernier ouvrage de l’historien Johann Chapoutot, intitulé Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ? (Gallimard).
Un livre impressionnant qui se concentre sur les agissements de la « petite oligarchie, désinvolte, égoïste et bornée qui a fait le choix, le calcul et le pari de l’assassinat d’une démocratie : des libéraux autoritaires qui, convaincus de leur légitimité supra-électorale, persuadés du bien-fondé de leur politique de “réformes” (le mot était déjà omniprésent en 1932), infatués de leur génie, de leur naissance et de leur réseau, ont froidement décidé que la seule voie rationnelle et raisonnable pour se maintenir au pouvoir et éviter toute victoire de la gauche, était l’alliance avec les nazis ».
En étudiant les dernières années de la République de Weimar, fondée au sortir de la Première Guerre mondiale, l’historien assume un projet clair : « Dans les contextes d’étiolement, voire de dissolution démocratique en Europe, il nous a semblé opportun de rouvrir le dossier, majeur, de ce “suicide d’une République” qui ressemble fort, à vrai dire, à un assassinat en règle, moins pour alerter sur un “retour” des années 1930 que pour penser, et prévenir, ce que le philosophe Michaël Foessel appelle une “récidive”. »
Pertinent et nécessaire exercice d’« anachronisme contrôlé », pour reprendre les termes de l’anthropologue de la Grèce ancienne Nicole Loraux, ou risque de plaquage politique d’une époque sur une autre dérogeant aux règles de la méthode historique ?
Le dernier ouvrage de ce spécialiste reconnu du nazisme, coauteur de l’impressionnante somme historiographique Le Monde nazi (1919-1945) publiée cet automne chez Tallandier, a été exposé à des reproches similaires à ceux brandis lorsqu’il avait fait paraître Libres d’obéir. Le management du nazisme à aujourd’hui (Gallimard, 2020).
À propos de ce dernier livre, dans un article de la Revue d’histoire moderne et contemporaine intitulé « La Reductio ad Hitlerum de Johann Chapoutot : quand l’idéologie l’emporte sur la rigueur », le chercheur Thibault Le Texier jugeait par exemple que l’ouvrage reposait « sur l’occultation de faits de première importance, sur des analogies souvent imprécises et sur des rapprochements partiaux, voire volontiers insidieux ».
Ces controverses académiques autour du travail de l’historien, dont l’ouvrage La Loi du sang. Agir et penser en nazi (Gallimard, 2014) constitue toutefois une référence même pour ses détracteurs d’aujourd’hui, ont désormais pénétré le champ public et médiatique.
Par exemple dans cet article caricatural de Marianne dressant un portrait de Johann Chapoutot en « historien militant » que sa proximité avec La France insoumise (LFI) et son rejet du pouvoir actuel auraient poussé à une pensée « manichéenne » et à une lecture simplifiée du passé conduisant, in fine, à postuler un parallèle forcé entre le macronisme et le nazisme.
L’historien, conscient de ces critiques, choisit d’y répondre avec ce livre et dans un double mouvement. D’abord un récit dense, précis, bien écrit et implacable de la période 1930-1934 qui vit différentes composantes de la droite et du patronat allemand coopter les thématiques puis les figures du parti nazi. Ensuite, un épilogue détaillé dans lequel Chapoutot défend pied à pied sa méthode et non seulement la possibilité, mais la nécessité de pratiquer des analogies historiques.
Ce n’est pas parce que l’histoire ne se répète pas que les êtres qui la font – qui la sont – ne sont pas mus par des forces étonnamment semblables.
Johann Chapoutot
Énumérant les multiples correspondances possibles entre deux époques – politique d’austérité dogmatique, tripartition des blocs parlementaires rendant le pays « ingouvernable », gauche sociale-démocrate refusant de voter la censure pour « éviter le pire », condamnation symétrique des « extrêmes », renforcement constant de l’autoritarisme de l’exécutif, fusion croissante des droites et des extrêmes droites ; autosatisfaction de la gauche radicale rivée sur ses gains électoraux même lorsqu’elle est défaite – Johann Chapoutot écrit qu’un tel inventaire « a surpris jusqu’à l’auteur de ces lignes qui, au fil de l’enquête historiographique et archivistique, n’en finissait plus de se frotter les yeux ».
Les échos entre deux époques éloignées désormais de presque un siècle sembleront certes « à certains lecteurs, trop probant[s] pour être vraiment probe[s], trop explicite[s] pour être honnête[s] », reconnaît le chercheur. « À ce niveau de parallélisme là, qui transforme la narration historique en quasi-roman à clefs, il doit y avoir quelque part infraction au code de déontologie qui dicte neutralité et impartialité, poursuit-il. On imagine sans peine les chefs d’inculpation : outre l’accablant “point Godwin”, pont aux ânes des paresseux, on voit surgir de-ci, de-là, les imputations d’amalgame, de confusionnisme, mais aussi l’assimilation hâtive, la comparaison-qui-n’est-pas-raison, le viol de la “neutralité axiologique”. »
« En dépit de similitudes étonnantes », continue-t-il alors, Hugenberg, magnat des médias de l’entre-deux-guerres ouvertement pronazi, « n’est pas Bolloré », et Franz von Papen, chancelier du Reich ayant fait la courte échelle à Hitler, « n’est pas Macron ». Mais, ajoute-t-il, « leurs positions dans les configurations politiques, économiques et sociales de la France de 2025 et de l’Allemagne de 1932 sont analogues ».
« Parlons clair, résume le chercheur. Celui qui écrit ces lignes a toujours placé au-dessus de sa propre œuvre d’historien la fameuse formule d’Héraclite : “On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.” Mais, du même pas, il a fait de la fonction de l’historien la lutte contre l’amnésie. La résolution de cette apparente contradiction est simple : ce n’est pas parce que l’histoire ne se répète pas que les êtres qui la font – qui la sont – ne sont pas mus par des forces étonnamment semblables. »
En construisant un récit à la fois enlevé et précis sur les « irresponsables » coupables de l’accession de Hitler à la chancellerie, avant d’expliciter, à la fin du livre, sa conception de l’histoire et le vertige des analogies possibles entre l’Allemagne du début des années 1930 et l’Europe contemporaine, Chapoutot répond à ses détracteurs de façon convaincante. À deux remarques – non rédhibitoires – près.
D’abord, en maillant sans cesse son récit historique de références au pouvoir contemporain, qu’il s’agisse d’allusions aux paroles d’Emmanuel Macron sur « ceux qui ne sont rien » ou de piques adressées aux « ancêtres de ces castors électoraux », on pourrait concevoir que Chapoutot prête le flanc aux critiques de celles et ceux qui jugent que le polémiste l’emporte chez lui sur le chercheur ou que le ton ironique ou colérique déborde parfois trop sur le propos scientifique.
Papen a parlé à la radio. Un discours qui vient de nos propres idées, de A à Z. »
Joseph Goebbels à propos de Franz von Papen, chancelier du Reich en 1932
Ensuite, en braquant le projecteur sur les « échos » qui existent bel et bien entre notre époque et l’Allemagne du début des années 1930, Chapoutot laisse, de facto, davantage de côté les éléments qui rendent les deux périodes plus difficilement commensurables, même s’il en parle et ne cherche pas à les occulter.
À cet égard, il existe dans l’Allemagne du début des années 1930 au moins deux composantes fondamentales pour saisir la dynamique qui a permis l’accès des nazis au pouvoir qui ne se retrouvent pas de nos jours.
La première est la puissance de la rue nazie, composée de nombreuses milices armées et violentes, dont la présence suffisait à adosser la stratégie « légaliste » choisie par Hitler après l’échec de son coup d’État fomenté en 1923 à l’emploi plus radical de la force pour s’emparer du pouvoir.
La seconde est constituée par l’agitation, devant les yeux des possédants, du spectre d’une possible révolution communiste, alimenté non seulement par la dynamique soviétique à l’Est, mais aussi par le souvenir tout frais de l’insurrection spartakiste de 1918-1919 en Allemagne.
Cela dit, la manière qu’emprunte Chapoutot pour déplier ce « moment 1932 qui, en Allemagne, voit l’extrême centre mettre l’extrême droite au pouvoir » justifie les échos permanents qui font résonner ce livre d’histoire dans l’actualité avec une intensité telle que le lectorat en ressort à la fois sidéré, inquiet et convaincu qu’une dynamique fasciste trouve très aisément des relais et des catalyseurs parmi les élites économiques et politiques.
Convaincu aussi qu’il n’existe qu’un pas modeste à faire entre reprendre les thématiques des droites extrémistes et s’allier directement avec elles. Le 28 août 1932, le responsable de la propagande nazie, Joseph Goebbels, note ainsi, après un discours de celui qui est alors chancelier du Reich et qui deviendra vice-chancelier dans le premier gouvernement mené par Hitler en janvier 1933 : « Papen a parlé à la radio. Un discours qui vient de nos propres idées, de A à Z. »
S’il en était encore besoin, le livre de Chapoutot permet de se départir du lieu commun selon lequel le Führer serait arrivé au pouvoir par le seul jeu des urnes, comme de l’erreur téléologique qui voudrait que, puisque les nazis ont fini par accéder au pouvoir, cette victoire était inéluctable.
Il permet aussi d’éviter la myopie historiographique qui voudrait faire des nazis une exception allemande, comme si le NSDAP ne s’inscrivait pas dans une logique plus générale dans laquelle le parti d’Hitler était, au début des années 1930, représentatif des logiques militaristes, expansionnistes, racistes et pro-entreprise de nombreuses extrêmes droites européennes.
Mais si cet ouvrage est fascinant et angoissant à lire aujourd’hui, c’est d’abord par la mise au jour ultra-précise de la mécanique qui a permis à Hitler d’accéder au pouvoir en détruisant de l’intérieur une « démocratie au cœur de l’Europe ».
Cette mécanique glace par sa rapidité – et notamment l’accélération qui se joue en quelques mois de l’année 1932 – mais aussi parce que Chapoutot montre qu’elle n’était pas inarrêtable, sans une série de compromissions morales, de renoncements politiques, mais aussi d’intérêts égoïstes allant des inquiétudes patrimoniales du président du Reich, le maréchal Hindenburg, à l’hybris de politiciens de droite ou du centre convaincus de leur légitimité naturelle à gouverner et de leur capacité de manipuler les nazis pour ce faire.
Lorsque Hitler est appelé à devenir chancelier du Reich, tout au début de l’année 1933, le parti nazi n’est pas le rouleau compresseur écrasant tous les scrutins et mobilisé derrière un seul homme, comme on le pense encore souvent. Après avoir engrangé de nombreux succès électoraux à la fin des années 1920 et au début des années 1930, au niveau national comme régional, le parti nazi plafonne, piétine, voire recule.
Et il était également menacé d’une implosion interne sous l’égide du puissant et charismatique Gregor Strasser, véritable architecte de la structuration du parti nazi, qui aurait pu être d’autant plus irrémédiable qu’elle finissait d’exposer la supercherie de la dimension « sociale » de la politique nazie.
Kurt von Schleicher, qui est alors chancelier (et finira assassiné en 1934), cherche en effet à fracturer le parti nazi en jouant de la rivalité entre Hitler et Strasser, ce dernier incarnant la ligne davantage sociale du parti. Les deux s’opposent notamment sur les stratégies de conquête du pouvoir. Strasser est prêt à participer à un gouvernement mené par la droite, tandis que Hitler a plusieurs fois refusé le poste de vice-chancelier et n’accepte pas d’intégrer un gouvernement qui ne serait pas entièrement à sa main.
Ainsi que le note Chapoutot, le sérieux de « l’hypothèse » Strasser pour empêcher Hitler de s’emparer de la chancellerie, longtemps considérée comme négligeable, a été réévalué par l’ouverture de nouvelles archives.
On imagine mal tout ce que des événements aussi cataclysmiques que l’accession des nazis au pouvoir […] doivent à des chuchotis, des vengeances personnelles et des intrigues d’arrière-cuisine.
Johann Chapoutot
Si Hitler finit toutefois par accéder à la tête du gouvernement, écrit l’historien, c’est parce que « l’arrivée des nazis au pouvoir a procédé d’un choix, d’un calcul et d’un pari. Choix des élites économiques (industriels, financiers, assureurs) et patrimoniales (rentiers, actionnaires, bourgeoisie possédante) ».
« Calcul d’une rationalité froide [ensuite] : face aux gains du parti communiste, un parti révolutionnaire qui ambitionnait de faire advenir, à court ou moyen terme, une “Allemagne soviétique”, la force militante du NSDAP et les rangs fournis de ces milices, les 400 000 hommes de la SA et les 30 000 membres de la SS, offraient un contrepoids rassurant, qu’il fallait à tout prix mettre au service de l’ordre social et économique. »
Pari, enfin : « Les nazis étant inexpérimentés, les flanquer de politiciens madrés et éprouvés permettrait de les domestiquer, dans le cadre d’un pouvoir partagé, dans un gouvernement de coalition. »
Le livre détaille à longueur de chapitres plus vertigineux les uns que les autres les différentes actions – ou inactions – des « irresponsables » en s’intéressant autant à quelques discours emblématiques, tel celui tenu par Adolf Hitler devant le prestigieux Club de l’industrie de Düsseldorf le 26 janvier 1932, qu’à des réunions secrètes et des rencontres d’alcôve.
En effet, pour l’historien, « on imagine mal tout ce que des événements aussi cataclysmiques que l’accession des nazis au pouvoir et son lot de conséquences atroces […] doivent à des chuchotis, des vengeances personnelles et des intrigues d’arrière-cuisine ».
La force du livre de Chapoutot est bien d’articuler avec minutie les grandes dynamiques à l’œuvre dans l’Allemagne du début des années 1930 – rancœur vis-à-vis des réparations à payer après la Première Guerre mondiale, effets de la crise économique, logiques fédérales, possibilité de tordre dans un sens ou dans l’autre la Constitution de la République de Weimar, ombre portée de la révolution soviétique de 1917 – et les motivations détaillées des acteurs qui firent converger la situation vers le cataclysme nazi.
Et ce, en dépit d’archives demeurant lacunaires, en raison notamment des destructions volontaires effectuées par le régime nazi à la fin de son règne, mais aussi par ces « irresponsables » qui permirent sa mise sur orbite et cherchèrent à dissimuler les traces de leur forfait.
Au sortir du livre, on a ainsi de quoi partager le constat déjà dressé par le philosophe italien Benedetto Croce (1866-1952) selon lequel « toute histoire est contemporaine » et le sentiment que, selon l’adage populaire, l’histoire, si elle ne se répète jamais, bégaye souvent.
Et que la discipline historique peut alors nous aider à ne pas réitérer, pour reprendre les termes de Chapoutot, « avec application les erreurs les plus crasses de nos prédécesseurs ».
Joseph Confavreux
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