L’« aggiornamento » raté du pape François

lundi 5 mai 2025.
 

Jorge Mario Bergoglio, connu au cours des dernières années de sa vie sous le nom de pape François, est décédé. À l’occasion d’un décès, il est de coutume de rendre hommage à la personne disparue, que ce soit de manière sincère ou hypocrite, ou bien de la dénigrer avec animosité. Dans le cas d’une personnalité qui est parvenue à devenir ni plus ni moins que le pape à une époque caractérisée par la polarisation, le clivage autour duquel son hommage s’organisera sera celui, binaire, entre fascisme et progressisme.

Cependant, au-delà des suffocations provoquées par l’hyperpolitisacion, il est possible de mener une brève réflexion sous un autre angle. Le pape François a été nommé pontife dans un contexte de crise historique de l’Église catholique. Bien qu’elle conserve de vastes propriétés et des concordats avec de nombreux États, la crise de l’Église a des racines sociales et politiques profondes. Transformée en Occident en un front de sectes réactionnaires pour riches, reposant davantage sur « l’appartenance pour la distinction » que sur l’adhésion à une foi militante ou à l’éthique chrétienne, l’influence hégémonique de l’Église n’a cessé de décliner.

Le pouvoir idéologique de l’Église en tant qu’institution provenait de sa capacité à s’organiser comme une institution particulière. Si les partis et les syndicats ouvriers fonctionnaient, avec toutes leurs limites, comme l’embryon prométhéen d’un nouvel État à venir, l’Église fonctionnait comme un para-État complémentaire, en capacité de rassembler toutes les classes mais dirigé par une caste réactionnaire. Mais si l’on ne comprend pas ce caractère de réceptacle multiclassiste, on ne peut comprendre ni sa fonction hégémonique ni les failles émancipatrices qui l’ont traversée au cours du XXe siècle. Sa capacité à générer du consensus reposait sur une combinaison de coercition dans le domaine moral et de façon de vivre commune aux classes populaires, qui lui permettait d’établir un lien politique.

Ces contradictions de classe qui ont traversé l’Église au cours du XXe siècle se sont exprimées très tôt – le bolchevisme blanc dans l’Italie des années 1920, l’opposition de certains secteurs catholiques de base au fascisme malgré la complicité et la passivité de la hiérarchie, le mouvement des prêtres ouvriers – et ont fini par éclater dans le feu de la vague révolutionnaire des années 1960 lors de la bataille engagée par la théologie de la libération, qui cherchait à renouveler le christianisme et à se relier à la lutte pour la liberté menée par les classes populaires et ouvrières.

Ce mouvement, exceptionnellement chaud, riche et créatif, a été écrasé par une alliance entre la hiérarchie ecclésiastique, dirigée par un militant anticommuniste nommé Karol Wojtyła, et les oligarchies réactionnaires locales. La restauration de l’ordre ancien dans l’Église a été célébrée comme une grande victoire des secteurs conservateurs, mais elle a eu des effets inattendus. Loin de restaurer l’ancienne puissance de l’Église, elle a accéléré la dissolution des liens entre l’Église et les classes subalternes ; le rôle de l’Église s’est progressivement réduit, remplacé par d’autres appareils idéologiques mieux adaptés à la logique culturelle du capitalisme tardif. Le paradoxe est que, malgré les illusions des partisans d’un progressisme libéral, le déclin du catholicisme ne s’est pas accompagné de la disparition de la religion en tant que facteur politique : si l’on se limite à l’Occident, l’essor de l’évangélisme a été le contrepoint inattendu de ce processus.

Dans une certaine mesure, l’élection d’un pape jésuite, argentin, sympathisant du peronisme et au discours résolument progressiste, a été une tentative de répondre à ce déclin. Cependant, cette tentative fut tardive et à contre-courant, en décalage avec son temps. Et pas tant parce que ses critiques du capitalisme, du bellicisme, ses appels à la protection de l’environnement ou sa défense des migrant.e.s étaient hors de propos – au contraire, ils n’ont peut-être jamais été aussi pertinents –, mais parce que le facteur décisif de tout processus de transformation réside dans la capacité à transformer les idées en force sociale. En ce sens, comme nous l’expliquions plus haut, l’accession au pouvoir d’un pape comme François s’est produite après la liquidation du grand courant révolutionnaire qui a traversé le christianisme au cours du XXe siècle : la théologie de la libération.

Peut-être la meilleure réflexion que j’ai entendue au sujet du pape a été formulée par un théologien de la libération lors d’un hommage à Gustavo Gutiérrez : « Le pape n’est pas l’un des nôtres, mais il ne pourrait pas être là sans nous ». Cette phrase contient une revendication de l’héritage des vaincus, une reconnaissance tardive de l’exemple militant et révolutionnaire des milliers de chrétiens qui ont lutté pour se fondre dans le peuple travailleur et faire du « peuple de Dieu » un sujet actif de la transformation sociale et politique, en l’insérant dans un vaste processus de changement en direction du socialisme. Mais elle exprime aussi la réalité suivante : malgré la générosité avec laquelle il a été accueilli par les secteurs encore liés à la théologie de la libération, le pape François n’a pas émergé comme l’aboutissement d’un processus vivant, comme une victoire des secteurs chrétiens de base qui luttaient pour l’émancipation.

Il est plutôt apparu comme l’aboutissement tardif d’un processus tragique d’aggiornamento, accueilli avec sympathie par de nombreux secteurs de la société lassés du néofascisme, mais sans réelle possibilité de mener à bien un processus de transformation. Il est difficile de savoir si le pape a vécu ce processus de manière consciente, s’il se contentait d’apparaître comme une voix particulière dans un écosystème désertique, ou s’il ressentait de la frustration en voyant que ses discours étaient déconnectés d’un mouvement réel.

C’est là, sans aucun doute, une leçon politique classique : il n’est pas possible de réformer en profondeur sans faire de révolution, et il est évident que les papes n’en font pas et n’en feront pas. Il est toujours bon que les marxistes relisent de temps en temps Le rôle de l’individu dans l’histoire, de ce vieux grincheux russe qui fut d’abord le maître puis l’ennemi politique intime de Lénine : Georgi Plekhanov.

Cela dit, le pape n’a pas non plus réussi à rétablir les liens entre l’Église et les classes populaires. Comme le raconte Peter Brown dans son incroyable ouvrage « À travers un trou d’aiguille », sans doute le livre le plus gramscien jamais écrit sans citer Gramsci, le pouvoir social et politique du christianisme dans la Rome antique reposait sur une double opération. D’une part, il s’agissait d’intégrer les pauvres exclus de la citoyenneté dans le peuple à travers leur encadrement moral et matériel au sein de l’Église. D’autre part, une frange des riches voyait dans l’Église un moyen de tisser un lien spirituel qui les projetait au-delà de ce monde, y déposant une partie de leurs richesses comme investissement pour accéder à l’au-delà.

Si c’est sur cette opération que l’Église a bâti sa capacité hégémonique, le pape François a échoué là où saint Ambroise a triomphé. Les classes populaires exclues s’embarquent dans d’autres aventures religieuses, comme l’évangélisme ; les vrais riches ont depuis longtemps décidé qu’on pouvait accéder à Dieu sans intermédiaire en accumulant des sommes d’argent obscènes qu’ils n’ont pas l’intention de partager avec qui que ce soit.

Nous ne savons pas qui sera élu pape maintenant. L’intérêt que suscitera cet événement dans les jours à venir ne correspondra pas à son importance réelle sur le cours de l’histoire. L’héritage du pape François, loué ou décrié, restera essentiellement sur le plan du discours : on évaluera davantage ce qu’il a dit ou n’a pas dit que ce qu’il a fait. Si le pape François a su montrer, de manière très large et vague, que le mal sur Terre est un produit du système capitaliste, la pratique émancipatrice du christianisme de la libération reste encore à retrouver.

Brais Fernández

P.-S. • Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepLpro

Source - : Viento Sur, 23 avril 2025 :


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