Bayrou et Bétharram : une faute individuelle au centre d’un déni collectif

samedi 24 mai 2025.
 

https://www.mediapart.fr/journal/fr...

Le premier ministre n’a pas tout su des sévices commis à Bétharram, mais il en a su beaucoup aux postes qui ont été les siens pour essayer d’agir. Or il n’a rien fait. Alors qu’il doit être entendu le 14 mai par une commission d’enquête parlementaire, va-t-il continuer de s’enferrer dans sa calamiteuse stratégie du mensonge ?

Dans l’affaire Bétharram, il y a cinq François Bayrou qui s’additionnent. L’homme dont la foi catholique est, selon ses propres dires, un pilier de sa vision du monde. Le père dont les enfants ont été scolarisés dans l’établissement. Le mari dont la femme a longtemps travaillé là-bas. L’élu local le plus puissant de la région – président du département des Pyrénées-Atlantiques (1992-2001), député (1986-93, 1997-99, 2002-12) puis maire de la ville de Pau (depuis 2014). Et enfin la figure politique nationale – ministre de l’éducation (1993-97) et aujourd’hui premier ministre.

Cinq François Bayrou et autant de couches potentielles de déni pouvant expliquer sa gestion calamiteuse du scandale Bétharram depuis trois mois. Il ne s’agit pas de savoir si le chef du gouvernement a bien ou mal communiqué, ce n’est pas le débat. Le premier ministre a menti. Devant l’Assemblée nationale. À la télévision. À la radio. En conférence de presse, au côté de victimes de Bétharram.

Le premier ministre a menti : ce n’est pas une opinion que de le dire et le répéter, c’est un fait qu’il faut inscrire dans la mémoire publique. Un fait dont il est peut-être temps de tirer de premières leçons, alors que François Bayrou doit être entendu le 14 mai devant une commission d’enquête parlementaire.

Quand le 11 février, il jure à la tribune de l’Assemblée nationale, au lendemain de révélations de Mediapart, qu’il n’a « jamais été informé de quoi que ce soit de violences ou de violences a fortiori sexuelles » au sujet de Bétharram, et qu’il prend bien soin d’ajouter sur le ton de l’évidence indignée un second « jamais » à la fin de sa phrase, le premier ministre sait qu’il trompe la représentation nationale et les citoyen·nes avec elle.

Personne, absolument personne, ne l’a obligé à déclarer cela et à le dire ainsi, ajoutant au passage qu’il allait poursuivre Mediapart en justice – nous n’avons toujours pas connaissance d’une plainte effectivement déposée…

Alors pourquoi ? Le chef du gouvernement ne joue pas ici avec la mathématique de la vérité pour protéger un secret d’État. Il ment pour se protéger, lui. Car oui, il savait. Il ne savait pas tout – évidemment – des sévices physiques et sexuels endurés par des générations d’enfants de Bétharram. Mais il en savait suffisamment, aux postes qui ont successivement été les siens, pour dire, pour agir. Car les faits sont là, et ils sont têtus, comme ne cessent de les rapporter David Perrotin et Antton Rouget dans leur enquête pour Mediapart.

Ce que Bayrou a su

Il est utile d’en rappeler quelques-uns pour saisir l’ampleur du mensonge. Dès 1996, alors que François Bayrou est ministre de l’éducation nationale – chargé donc de la supervision des collèges-lycées privés sous contrat comme Bétharram –, la presse de son département regorge d’articles évoquant les supplices physiques subis par les élèves. Un seul chiffre à retenir : les articles parlent, entre 1993 et 1996, de quatre tympans perforés chez des enfants victimes de coups portés par du personnel encadrant. Quatre tympans perforés…

En 1996, le ministre Bayrou déclare pourtant à la presse locale : « Nombreux sont les Béarnais qui ont ressenti ces attaques [contre Bétharram] avec un sentiment douloureux et un sentiment d’injustice. Toutes les informations que le ministre pouvait demander, il les a demandées. Toutes les vérifications ont été favorables et positives. Le reste suit son cours. Les autres instances qui doivent s’exprimer le feront. » Le « reste » suivra son cours : la justice condamnera unsurveillant auteur de violences, qui sera soutenu par l’institution catholique pendant son procès et ne sera pas évincé de son poste, sans que cela n’émeuve personne.

Les premiers ministres aussi, ça se trompe. Et parfois même, ça ment.

En 1998, le degré de connaissance des horreurs de Bétharram par François Bayrou franchit un cap. Il passe plusieurs heures dans le village de Bordères au domicile du juge Christian Mirande, qui lui raconte – au risque de la violation du secret de l’instruction et de son recel – son enquête sur des accusations de viol visant cette fois un prêtre de Bétharram. Le magistrat l’a raconté à la presse puis, sous serment, devant la commission d’enquête parlementaire. Ce rendez-vous, d’abord farouchement démenti par François Bayrou, puis finalement admis du bout des lèvres, a été confirmé la semaine dernière par l’une des filles du premier ministre, Hélène Perlant, sur le plateau de l’émission « À l’air libre »de Mediapart.

Deux gendarmes, chargés des investigations dirigées par le juge Mirande, ont de leur côté fait part d’une intervention de François Bayrou auprès du procureur général dans l’affaire du prêtre violeur. Sans préciser la nature exacte de cette intervention. Le premier ministre a démenti, une fois de plus, et a eu pour réponse un argument d’autorité qui laisse songeur : « Les juges et les gendarmes, ça se trompe comme les autres. » Les premiers ministres aussi, ça se trompe. Et parfois même, ça ment.

Une ancienne professeure de Bétharram a par ailleurs confié qu’elle avait été témoin avec Élisabeth Bayrou, l’épouse du premier ministre qui y a enseigné le catéchisme, de violences subies par un élève : « On entendait les coups. Il hurlait et le gamin pleurait et demandait grâce. » Elle a affirmé avoir tenté de sensibiliser François Bayrou sur la question à l’occasion d’une remise de décoration à Pau, le 17 mars 1995 : « Je lui ai dit : “Il faut absolument faire quelque chose à Bétharram, parce que c’est très grave. Je pense que c’est très très grave.” Je l’entends répondre : “Oui, on dramatise.” » Jusqu’en mars 2024, d’autres essaieront d’alerter à leur tour François Bayrou. En vain.

Ce qu’il n’a pas fait

Toutes ces alertes n’empêcheront pas le département présidé par François Bayrou d’allouer, entre 1995 et 1999, au moins 1 million de francs (soit plus de 230 000 euros actuels) de subventions publiques au profit de l’établissement, où sa femme travaillait et où ses enfants ont étudié. Ces alertes n’empêcheront pas non plus la mairie de Pau, dirigée par le premier ministre, de négocier une affaire immobilière en février 2020 avec la communauté de Bétharram. Le rachat d’un bâtiment, pour plus de 1 million d’euros, afin d’y développer une maison municipale, notamment pour l’accueil des… « femmes en danger ».

A contrario, François Bayrou n’a jamais eu un mot durant toutes ces années contre Bétharram. Tout comme il sera régulièrement en défense de l’Église catholique ou de ses représentants dans plusieurs affaires de violences sexuelles ou de dérives sectaires. Il aura fallu les révélations de Mediapart, mais aussi celles de Sud-Ouest, La République des Pyrénées, France 3, du Monde ou de Radio France, dans le sillage de l’ouverture d’une enquête judiciaire qui compte aujourd’hui plus de deux cents plaintes et signalements de victimes, pour que l’affaire Bétharram devienne un dossier Bayrou.

La petite musique nauséeuse jouée par Matignon dénonçant des révélations de presse motivées par des règlements de comptes politiques ne va plus suffire.

Bien sûr, il y a un danger à alimenter sans le vouloir le sentiment, qui fait le miel des complotistes, selon lequel partout où il y a de la pédocriminalité, il y a toujours des notables complices, forcément complices. Mais la complaisance ou l’aveuglement existent, comme le montre avec effroi le procès Le Scouarnec actuellement jugé à Vannes (Morbihan).

François Bayrou ne gagnerait-il pas à reconnaître avoir été l’incarnation d’un déni qui n’est pas que le sien, mais qui est aussi le sien ?

« Il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit », a écrit Charles Péguy. Que voit-on dans l’affaire Bétharram ? On voit un François Bayrou qui, c’est une évidence, n’aurait pas pu changer le cours des choses à lui tout seul face au gouffre du déni collectif. Mais on voit aussi qu’il était indéniablement le responsable public le mieux placé pour essayer de faire quelque chose. Celui qui avait accès plus que quiconque aux alertes et aux leviers pour tenter d’améliorer la situation.

À l’inverse, son inaction – notamment à la tête du département ayant compétence sur la protection de l’enfance et les collèges – n’a pu que participer à renforcer le sentiment d’impunité au sein de l’établissement. À quoi ça sert d’être un élu si puissant quand rien ne se passe malgré autant de signaux ?

De sorte que l’on se demande aujourd’hui à qui s’adressait vraiment le premier ministre, le 5 février, quand il a déclaré n’avoir jamais rien su des enfers de Bétharram : aux député·es ? à ses enfants ? à sa femme ? à ses administrés ? à lui-même ?

Plutôt que de s’enferrer dans un mensonge devenu pathétique, qui l’oblige à réarranger sa version au fil des révélations de presse, François Bayrou ne gagnerait-il pas à reconnaître avoir été l’incarnation d’un déni qui n’est pas que le sien, mais qui est aussi le sien ?

Dans beaucoup d’autres pays démocratiques, un tel mensonge l’aurait poussé en dehors du gouvernement depuis belle lurette. La France n’est pas de ces pays. Le premier ministre pourrait déjà arrêter de prendre les citoyen·nes pour ce qu’ils et elles ne sont pas.

Fabrice Arfi


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message