Mort de José Mujica, l’ancien guérillero devenu président et figure de la gauche latino-américaine

mardi 20 mai 2025.
 

La vie de José Mujica, plus connu comme « Pepe », ancien guérillero et président de l’Uruguay, petit pays d’Amérique du Sud, entre 2010 et 2015, a été un roman. Son action politique mais aussi son style de vie sobre ont contribué à forger son mythe.

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Son aura et sa renommée ont dépassé les frontières de l’Uruguay, petit pays coincé entre deux géants, l’Argentine et le Brésil, à tel point qu’il est devenu un élément incontournable de son soft power. Avec son verbe accessible et néanmoins profond, parsemé d’expressions uruguayennes pas toujours faciles à comprendre pour un étranger, mais aussi son humour, José « Pepe » Mujica a vécu plusieurs vies avant de mourir, mardi 13 mai, une semaine avant son quatre-vingt-dixième anniversaire.

« Ce n’est pas ma faute si ma vie a été un roman », plaisantait-il. Une vie comme « un voyage exceptionnel, quasiment homérique », jugeait pour sa part l’historien uruguayen Gerardo Caetano, coordinateur du livre José Mujica. Otros mundos posibles (Planeta, 2024, non traduit).

L’ancien guérillero des années 1960 et 1970, emprisonné durant la dictature militaire dans des conditions extrêmement cruelles, s’était engagé en politique au retour de la démocratie en 1985. Vingt-cinq ans plus tard, il devenait un président original, chantre de la frugalité et de la sobriété au point d’être surnommé « le président le plus pauvre du monde ».

À la fin de sa vie, converti en sage philosophe, il recevait dans sa chacra, sa ferme de 15 hectares, à Rincón del Cerro, à une demi-heure de Montevideo, la capitale, où il menait une activité d’horticulteur, en compagnie de Lucía Topolansky Saavedra, sa femme, ancienne guérillera et femme politique elle aussi.

Le « président pauvre »

José Mujica, enfant d’une famille modeste – des immigrant·es basques du côté de son père, italien·nes du côté de sa mère –, est à la fois un rêve et un cauchemar pour celui qui doit rendre compte de sa trajectoire, car son engagement politique était profondément lié à une parole permanente, pas de celles calibrées par la communication, mais forgée par des années de lutte et par l’épreuve de la prison.

On ne compte plus les entretiens, les livres et les films, dont le documentaire El Pepe : une vie suprême, réalisé dans les derniers mois de son mandat (2010-2015) par le cinéaste Emir Kusturica. Tout cela a contribué à créer un mythe Mujica, celui d’un dirigeant politique de gauche hors du commun, sobre et proche du peuple, capable d’autocritique et de parler d’amour dans un discours officiel.

Et doté d’un sens de l’humour désarmant. Il se moque du roi d’Espagne, Juan Carlos, se permettant même de le tutoyer : « On dit que je suis un président pauvre. Les pauvres, ce sont ceux qui ont beaucoup de besoins. J’ai appris à voyager léger. Mais toi tu ne peux pas, car tu as eu le malheur d’être roi. »

Son passé de guérillero est un élément essentiel pour comprendre qui était Mujica. Dans les années 1960, alors que nombre de jeunes d’Amérique latine rêvaient de suivre l’exemple de Che Guevara, il était l’un des dirigeants des Tupamaros, le Mouvement de libération nationale (Movimiento de Liberación Nacional, MLN-Tupamaros). Ce mouvement d’extrême gauche, inspiré du nom de Túpac Amaru, qui avait lutté contre les colons espagnols dans les Andes à la fin du XVIIIe siècle, avait été pacifiste dans un premier temps avant de basculer dans la lutte armée.

L’épreuve de l’enfermement

Les Tupamaros multiplient les coups d’éclat, les attaques contre les banques et les enlèvements, tuant même un agent de la CIA tortionnaire venu enseigner les techniques de torture à la police uruguayenne. José Mujica accumule les pseudonymes : Facundo, Emiliano, Ulpiano...

Il manque d’être tué après avoir été visé par des policiers, échappe finalement à la mort, mais finit en prison. Il s’évade de manière spectaculaire – et rencontre sa future compagne, Lucía Topolansky Saavedra, une étudiante en architecture – mais est repris. Les militaires prennent le pouvoir en 1973 et José Mujica sera soumis à des conditions de détention très dures pendant sept ans, un moment de sa vie retracé dans le film Compañeros (2018), d’Álvaro Brechner.

Il vit comme un rat, dans un trou, au milieu d’une caserne, sans accès aux livres ni à personne, ne sortant qu’une ou deux fois par mois. Des petites grenouilles lui tiennent compagnie, ainsi que des fourmis. « J’ai appris que tout peut être pire. J’ai passé sept ans sans pouvoir lire, sans livres, sans rien. »

Après sa sortie de prison, en 1985, au retour de la démocratie, il poursuit la lutte, sans armes mais avec les bulletins de vote. Le MLN devient l’un des piliers du Frente Amplio (Front élargi), la coalition de gauche qui arrive au pouvoir en 2005 avec Tabaré Vázquez, ancien maire de Montevideo, en 2005. José Mujica est nommé ministre de l’agriculture, de la pêche et du bétail. En 2010, il succède à Tabaré Vázquez.

Il mène une politique de gauche, avec des réformes à la fois sociales, environnementales et sociétales, en particulier la légalisation de l’avortement, du cannabis, et le mariage pour tous et toutes. Dès son premier discours, il prône la réconciliation du pays. La crise climatique est également au cœur de ses préoccupations, conséquence logique de son engagement en faveur de la sobriété. Il mettait en garde contre l’impossibilité de continuer dans la direction d’une société de consommation, jugeant que seul un gouvernement mondial pourrait relever les défis que le monde affronte.

Le vieux sage de la ferme

Il n’avait jamais changé sa manière de vivre, se contentant de sa ferme et de sa Volkswagen Coccinelle. « Je reste un paysan », expliquait-il.

À peine élu dans les années 1980, on ne veut pas le laisser entrer au Parlement. « Ils m’ont vu arriver à moto, avec un casque, une veste en jean et sans cravate, racontait-il dans une interview à une revue uruguayenne, et ils m’ont arrêté à la porte parce qu’il y avait une séance solennelle ce jour-là. Il était difficile de les convaincre que j’étais l’un de ceux qui participaient à cette séance. Mais la vérité est que je ne le fais pas par désir d’attirer l’attention ou de me démarquer des autres. Vous voyez comment je vis quand j’agis en tant que représentant national, je reste le même que je suis ici dans ma ferme. Je ne veux pas m’habiller autrement, car ce serait comme me déguiser. Pourriez-vous m’imaginer partir d’ici habillé en costume et cravate ? »

À la fin, retiré de la vie politique, il passait pour un oracle, cultivant sa renommée comme ses fleurs et ses légumes. On venait le consulter ou lui rendre hommage – en décembre, le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva lui avait remis la plus haute distinction de son pays, l’ordre national de la Croix du Sud. « De tous les présidents que j’ai vus, Mujica est la personne la plus extraordinaire que j’aie jamais rencontrée », avait alors déclaré le dirigeant brésilien.

Mujica recommandait aux dirigeant·es de savoir prendre leur retraite, de laisser la place aux plus jeunes, se moquant de celles et ceux qui « veulent toujours occuper les premières places, se croient irremplaçables ». Ajoutant : « Mais qui peut prétendre être irremplaçable ? Tu meurs et le monde continue à tourner. »

Il disait aussi : « Il arrive un moment où il faut laisser la place aux autres générations, leur ouvrir la porte et ne pas être sur leur chemin. Ma seule préoccupation est que ces générations aient une attitude de renouvellement constant, car ce qui arrive est très différent. »

En janvier, après l’annonce de son cancer, le chanteur cubain Silvio Rodríguez lui avait rendu hommage avec une chanson qu’il lui avait inspirée, Más porvenir. Il avait été rejoint par d’autres interprètes, comme les Espagnols Joan Manuel Serrat et Joaquín Sabina et l’Argentin León Gieco. Récemment, il voulait qu’on le laisse tranquille. « Mon cycle est terminé, arguait-il en janvier. Honnêtement, je suis en train de mourir, et un guerrier a le droit de se reposer. »

Il a demandé à être enterré au pied d’un séquoia géant qu’il avait planté dans sa ferme. À côté de sa chienne Manuela.

François Bougon


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