Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien, historiens : « Le jacobinisme tient une place très forte dans la vie politique française »

mardi 3 juin 2025.
 

Les Jacobins et le jacobinisme n’en finissent pas d’occuper le débat public français, comme anathème souvent, comme étendard parfois. Dans l’imaginaire commun, le jacobinisme désigne une centralisation féroce. Mais a-t-il seulement existé ? Et si les travaux des historiens avaient autre chose à nous dire que toutes ces idées reçues ? C’est le travail salvateur que Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien ont engagé. Ils retracent ainsi deux siècles d’une histoire politique française toujours passionnée par la Révolution.

Pourquoi revenir aujourd’hui sur les « Jacobins » et leur histoire ?

Les termes « Jacobins », « jacobinisme » ne cessent d’être mobilisés dans le débat public. Ils sont le plus souvent employés pour dénoncer la centralisation, l’intervention de l’État, le principe d’une unité de l’action publique, ou encore l’attachement trop grand au principe d’égalité. Cette invocation négative est confondue dans une figure repoussoir : Robespierre. À ces « Jacobins », on oppose alors les « Girondins », parés de toutes les « vertus » : libéralisme politique et économique, décentralisation, régionalisme.

Bref, aux Jacobins l’oppression (centrale), aux Girondins le dynamisme (local). Plus rares sont ceux qui brandissent positivement l’étendard des « Jacobins », en faisant d’eux des pionniers du combat pour la démocratie et pour la République sociale. Ces mots, aujourd’hui encore, sont donc lestés de sens politiques. Entre les lignes, les contempteurs des « Jacobins » invitent l’État à rester dans des limites étroites. Il nous a donc paru nécessaire de dépoussiérer ces termes, de leur rendre leur histoire et leurs significations.

D’où vient ce terme, les « Jacobins » ?

Il vient d’un club né à l’automne 1789, à Paris. Il est fondé par des députés du « côté gauche » de l’Assemblée nationale (née cinq mois plus tôt). Ces députés décident de s’organiser afin de peser davantage sur la vie interne de l’Assemblée, son agenda, ses élections, à un moment où la « gauche » est en difficulté face à la « droite ». Les Jacobins c’est la gauche, une gauche très diverse par ailleurs, qui s’unit face à l’adversité, dans l’intérêt du combat politique et des principes révolutionnaires. Bientôt, cette gauche se désunira, c’est vrai. Mais pas tout de suite.

Là, à l’automne 1789, il y a assez de points de convergence pour s’allier face à ceux qui voudraient déjà interrompre la Révolution. Le club grossit. Des non-députés le rejoignent. Quelques semaines plus tard, des clubs « jacobins » commencent à ouvrir en province, spontanément. Ils vont être autant de « laboratoires » de la démocratie et des lieux d’expérience de la politique. Au paroxysme du mouvement, en l’an II, on compte près de 6 000 de ces clubs en France, forts de près de 500 000 « Jacobins ».

L’opposition « Jacobins centralisateurs » et « Girondins décentralisateurs » est-elle pertinente ?

Non, elle ne l’est pas du tout ! Jusqu’à l’été-automne 1792, la plupart des Girondins étaient membres du club des Jacobins de Paris, ou de clubs jacobins de province ! C’est vrai qu’ils quittent le club parisien ou qu’ils en sont exclus, à ce moment-là. Mais avant cela ils avaient compté parmi les figures jacobines les plus en vue. La question de l’organisation de l’État n’est pour rien dans cette rupture. Il n’y a pas, dans la matrice révolutionnaire de notre démocratie, une conception « jacobine » de la puissance publique qui s’opposerait à une vision « girondine ».

Comme les Jacobins, les Girondins sont attachés au principe de la République, d’une République une et indivisible, pourvue d’un pouvoir législatif unique, adoptant des lois devant s’appliquer sur l’ensemble du territoire de la nation. Ils sont également partisans d’une République riche de droits sociaux (l’éducation, par exemple), d’une République dotée de rouages administratifs uniformes placés sous un contrôle hiérarchique strict, dominé par le pouvoir central. Les Girondins imaginent même un pouvoir exécutif plus fort que celui souhaité par beaucoup de Jacobins ! Certains Jacobins, comme Robespierre et Saint-Just, proposent d’ailleurs, en 1793, de laisser une grande autonomie aux communes.

Ajoutons à cela que les clubs jacobins ont permis, dans la Révolution, de faire circuler et d’entendre la voix de la province, y compris (et peut-être même surtout) en 1793-94. Le cœur de l’affrontement entre Girondins et Jacobins se situe donc sur un autre terrain que celui de la centralisation. Il est à chercher du côté du rapport au mouvement populaire parisien – les sans-culottes. Les Jacobins admettent que l’on puisse s’allier à eux et à leurs revendications, afin de fonder véritablement la République.

Les Girondins, eux, s’inquiètent du poids exercé par les sans-culottes sur l’Assemblée nationale et sur le gouvernement. Ils souhaiteraient le réduire, quitte à installer l’Assemblée ailleurs qu’à Paris. Mais que le pouvoir législatif soit établi à Paris ou ailleurs ne change rien aux principes défendus par les Girondins : une loi ayant valeur universelle, un centre législatif unique, des rouages administratifs contrôlés afin de garantir la bonne exécution de la loi, donc la République et l’égalité en droit.

D’où viennent alors ces idées reçues ?

Elles naissent en deux temps. Le premier se situe au printemps 1793 : le club des Jacobins et les députés montagnards remportent le combat contre les Girondins. Pour justifier cet affrontement, les Jacobins et les Montagnards brandissent le supposé « fédéralisme » des Girondins. Ceux-ci auraient voulu faire de la France une fédération d’États, disposant chacun de son pouvoir législatif. L’argument ne renvoie à aucune réalité mais il a du poids.

Depuis 1789, la démocratie française s’est bâtie sur le principe de l’unité et de l’indivisibilité de la nation. Dire que les Girondins s’en écartent, c’est les accuser d’être contre-révolutionnaires, donc justifier qu’on les combatte puis qu’on les élimine. C’est ainsi que les Girondins sont devenus, à leur corps défendant, des « décentralisateurs ».

Deuxième étape : l’été 1794 et la chute de Robespierre. Les vainqueurs du jour doivent expliquer leur coup de force. Leur marge de manœuvre est étroite car ils n’entendent pas changer, dans l’immédiat, l’architecture du pouvoir. Ils vont alors bâtir un ensemble de mots d’ordre : il fallait renverser Robespierre, dirent-ils, car celui-ci voulait tyranniser la France au moyen d’un « système de la terreur ». Son « terrorisme » aurait procédé par la voie d’une « centralisation totale ».

Les « thermidoriens » donnèrent à ce Robespierre-monstre-centralisateur les traits « du » Jacobin : Robespierre se serait servi du club et de son réseau pour mener sa « terreur » centralisatrice. L’association jacobinisme et centralisation vient de là. Mais les thermidoriens eux-mêmes n’étaient en rien des « décentralisateurs ». Dans la foulée, ils rédigent une constitution encore plus centralisatrice que les précédentes (celle du Directoire) !

Vous prolongez l’histoire des Jacobins et du « jacobinisme » au-delà de l’épisode strictement révolutionnaire. Pourquoi ?

Le « jacobinisme », pendant bien des décennies, tient une place très forte dans la vie politique française. On affuble le mot de définitions différentes mais revient souvent l’ambition démocratique et sociale. Les libéraux la dénoncent comme Germaine de Staël mais l’étiquette est là, sur le front des Jacobins. Épouvantail pour les uns, elle séduit au contraire dans une partie du camp républicain et même dans celui, naissant, des socialismes et communismes. Voici le jacobinisme devenu étendard voire programme pour le présent.

Un jeune partisan de Babeuf joue un rôle majeur en ce sens : Buonarroti. Exposant les idées du révolutionnaire axonais et la « conjuration des Égaux » que celui-ci anima en 1796, il propose une lecture très avancée du rôle des Jacobins et, singulièrement, de Robespierre, mettant au premier plan leur ambition démocratique et sociale (notamment le refus de faire de la propriété un droit naturel). Dans l’Europe révolutionnaire de la fin des années 1820 et du début des années 1830, son livre enflamme les enthousiasmes et les imaginaires.

Vous évoquez pourtant une éclipse du jacobinisme et une résurrection avec le Front populaire…

Schématiquement, on peut en effet considérer que l’affirmation du capitalisme et des questions nouvelles qu’il charrie tend à affaiblir la référence jacobine. Proudhon n’y est pas étranger, d’accord sur ce point avec Marx qui se désole de voir un mouvement révolutionnaire français davantage pétri de « grands souvenirs » que d’analyses solides de la situation concrète.

Reste que le spectre d’un jacobinisme au présent court encore au moins jusqu’à la Commune de Paris (et son « Comité de salut public » !). L’affaire ne s’arrête pas là pour autant. On se proclame encore volontiers héritiers des Jacobins après 1871, notamment du côté radical avec Clemenceau.

Par là, on se démarque parmi les républicains : à gauche des modérés ; à droite des socialistes. Dans le fond, malgré Jaurès et son Histoire socialiste de la Révolution française, c’est la dynamique du Front populaire et, singulièrement, la grande mobilisation du 14 juillet 1935, qui voit converger les gauches dans une célébration de la Grande Révolution, Jacobins compris.

À cette occasion, les communistes doublent même tout le monde, le jeune secrétaire général du PCF, Maurice Thorez, n’hésitant pas à proclamer : « Nous sommes, nous communistes, les héritiers authentiques des jacobins de 1792. » Non sans échos pendant la Résistance.

Quelque chose se joue à gauche dans les années 1960 et 1970 qui pèse jusqu’à nos jours. De quoi s’agit-il ?

La Révolution tient une place majeure dans les cultures politiques de gauche. Pour décommuniser une gauche marquée depuis la Libération par une prééminence nette du PCF, certains pensent qu’il faut, à la racine, la déjacobiniser. C’est, pour une part, le sens de l’entreprise de François Furet qui s’appuie dans les années 1970 sur une vague « antitotalitaire » qui fait de l’État l’ennemi n° 1.

Sur le plan strictement politique, Michel Rocard, lorsqu’il s’emploie à théoriser l’existence de « deux cultures politiques dans la gauche française », place un adjectif en tête pour désigner celle qu’il faut abandonner : « jacobine ». Cette tradition interprétative fut promise à une singulière postérité bien qu’elle n’ait qu’un rapport très mince avec la réalité des actes et des pensées des révolutionnaires du XVIIIe siècle qu’elle croyait désigner.

Haro sur les Jacobins ! de Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien, PUF, 352 pages, 19 euros.

Article de Alain Garnier, L’Humanité


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message