Usines de textile au Bangladesh : un an après la grande grève, la grande répression

mercredi 4 juin 2025.
 

Licenciements, plaintes, menaces… Plus d’un an après la grande grève dans les usines textile du Bangladesh, les ouvriers et ouvrières grévistes accusent le coup. Kalpona Akter, leader syndicale dans le secteur du textile, revient sur un an de répression.

En octobre 2023, au Bangladesh, des dizaines de milliers d’ouvrières et d’ouvriers du textile sont descendu·es dans la rue pour exiger une hausse du minimum salarial, qui n’avait pas été augmenté depuis cinq ans. Avec 8 300 takas par mois (soit environ 70 euros), impossible de vivre décemment, d’autant plus que l’année 2023 a connu une inflation record dans le pays, de plus de 12 %. Après trois mois de mouvement, ils ont obtenu une augmentation du salaire minimum, à 12 000 takas (95 euros), bien loin de leur demande initiale qui était de 23 000 takas (soit 183 euros).

Depuis, de grandes manifestations étudiantes se sont déroulées dans le pays. L’ancienne première ministre, Sheikh Hasina, a démissionné et fui le pays après quinze ans de régime autoritaire. L’armée a repris le pouvoir avant d’installer un gouvernement de transition… Et pendant ce temps, les grévistes continuent de subir une répression sans pareille. Nombre d’entre eux ont été licenciés, mis sur des listes rouges qui les rendent inemployables, d’autres sont toujours sous le coup d’enquêtes policières.

En tout, les organisations réunies dans le réseau Clean Clothes Campaign estiment que les patrons des usines ont déposé entre 40 000 et 50 000 plaintes contre X, ce qui fait peser une épée de Damoclès sur l’ensemble des participant·es à la grève. Quelques 5 000 salarié·es ont aussi été attaqué·es nommément.

Et, de leur côté, les donneurs d’ordre – Lidl, Carrefour, H&M, Zara, Kiabi, Levi’s ou Vans – n’y trouvent rien à redire, ou si peu. Decathlon non plus. Quelques jours après les révélations de Cash investigation et Disclose sur l’envers du décor de la société la plus rentable du groupe Mulliez, l’enquête de Clean Clothes Campaign vient illustrer sous un jour nouveau les pratiques du géant de la vente de matériel sportif.

Pour Clean Clothes Campaign, dont fait partie l’ONG Action Aid, il y a urgence à ce que ces marques mettent la pression sur leurs sous-traitants : « Les marques dont les fournisseurs ont participé à la criminalisation des travailleur·se·s doivent exercer une pression sur leurs fournisseurs pour qu’ils retirent leurs plaintes, réembauchent les personnes licenciées en leur versant leurs arriérés de salaire, et mettent immédiatement fin aux licenciements abusifs. Elles doivent faire pression sur ces fournisseurs et sous-traitants, directs et indirects, pour qu’ils respectent, sans conditions et sans réserve, le droit de se syndiquer et de s’organiser collectivement sur son lieu de travail. »

Pour les syndicats du pays, cette répression du mouvement est sans précédent. Pour Mediapart, Kalpona Akter, leader syndicale, fondatrice du Bangladesh Center for Workers Solidarity – organisation membre de Clean Clothes Campaign –, revient sur plus d’un an de répression et se pose la question de l’implication des donneurs d’ordres. Ouvrière dans une usine depuis ses 12 ans, activiste depuis ses 14 ans, elle raconte un pays miné par les inégalités, les affres de la répression mais aussi la force du mouvement ouvrier bangladais.

Mediapart : À la fin de l’année 2023, une grande grève a secoué le Bangladesh. Avant de discuter de l’ampleur de la grève et de ses conséquences, pourriez-vous nous rappeler l’importance de ce secteur dans l’économie du pays ?

Kalpona Akter : Plus de 80 % des exportations du Bangladesh sont des produits issus de l’industrie textile. Dans nos usines, on fabrique les vêtements pour la plupart des marques de « fast fashion » du Nord global, comme Primark, H&M ou Zara. On fabrique aussi pour des marques françaises, Decathlon, Kiabi, Carrefour par exemple. En tout, le pays compte 4 000 ateliers, 4 millions de personnes y travaillent, 60 % d’entre elles sont des jeunes femmes.

L’industrie est aussi très puissante parce que les patrons des usines avaient de forts liens avec le gouvernement alors en place. Certains de ces patrons étaient députés, ministres… Le gouvernement roulait pour eux et agissait dans leur intérêt, pas dans celui des travailleuses et des travailleurs. C’est moins le cas depuis le changement de gouvernement.

Pourriez-vous nous raconter comment la grève des usines textiles – qui s’est étalée sur trois mois – a débuté ?

Le mouvement a commencé en octobre 2023 parce que les travailleuses et les travailleurs voulaient que leurs salaires soient valorisés. Avant la grève, nous avions, à de multiples reprises, dénoncé le fait que le salaire minimum de l’époque ne permettait pas de vivre. Le salaire minimum était de 8 300 takas par mois, (soit environ 70 euros). Ce n’était clairement pas suffisant pour vivre. Nous avions attendu cinq ans sans revalorisation, on leur avait donné encore six mois supplémentaires pour mettre en place l’augmentation, mais nous n’avons pas été entendus. À la fin, nous avons été obligés de faire la seule chose qui peut faire bouger les lignes : faire grève et descendre dans la rue.

Vous l’avez fait de manière impressionnante. Des routes, des usines ont été bloquées partout dans le pays, des dizaines de milliers de travailleurs ont fait grève. Comment avez-vous réussi cela ?

Des centaines de milliers même !

Les travailleurs et travailleuses ne sont pas très syndiqué·es au Bangladesh. Donc, avant que le mouvement soit collectif, il a commencé par des prises de parole individuelles de salariés : « Ça suffit, on ne peut pas vivre avec aussi peu. » Rien qu’en 2023, dans le pays, l’inflation a été de 12 %. Et c’est sans parler de toutes les augmentations que l’on a connues les cinq années auparavant. Pour ne prendre qu’un seul exemple, je parlerai du kilo de riz. En 2019, il était de 48 takas, il est désormais vendu à 70 takas. Les travailleuses et travailleurs ne peuvent se permettre du poulet industriel ou du poisson que deux à trois fois par mois. La viande rouge est devenue un luxe que peu peuvent se permettre.

Les hommes de main du régime venaient sur nos lieux de grève pour nous violenter. C’était horrible.

À partir de cette colère qui montait dans les usines, les syndicats se sont réunis pour définir nos demandes quant à l’augmentation du salaire minimum. On s’est mis d’accord sur une revendication d’un salaire minimum à 23 000 takas (soit 183 euros), presque trois fois plus que ce qu’on avait. On n’a pas sorti ce chiffre de notre tête. Il correspond aux demandes des travailleuses. Les organisations syndicales, comme les bons connaisseurs du pays, estiment qu’en dessous de cette somme-là on condamne les travailleuses à la précarité, voire à l’extrême précarité.

Pendant cette grève, la répression de la part de l’ancien régime dirigé par Sheikh Hasina – qui a démissionné à l’été 2024 – a été particulièrement violente. Jusqu’à mener à des drames…

Quatre travailleurs sont morts sous les balles de la police. Plus de 200 grévistes ont été arrêtés. Plusieurs sont restés en prison du début du mouvement, en octobre-novembre 2023 à fin janvier 2024, sans raison sérieuse. La plupart des syndicats ont fermé leurs locaux à cette époque-là car nous étions menacés, y compris physiquement.

Des milliers de travailleuses et travailleurs ont été blessés par la police, ils les ont tapés, avec la matraque, beaucoup repartaient des manifestations en sang. Il faut ajouter à ça la violence d’hommes de main du régime, qui agissaient dans l’intérêt du patronat, et qui venaient sur nos lieux de grève pour nous violenter. C’était horrible.

Et après la violence lors des manifestations, une autre forme de violence est venue s’abattre sur les travailleurs : la répression. Pourriez-vous nous expliquer comment elle s’est manifestée ?

D’abord, il faut dire qu’il y a eu des répercussions positives. Le salaire minium a été augmenté à 12 000 taka (95 euros), c’est bien loin d’être suffisant. Ensuite, quelques rares usines ont entendu la colère et ont accepté d’augmenter les salaires de leurs salariés. Même si cela reste un petite minorité, il faut le noter.

Pour le reste, nous avons eu à subir une répression particulièrement violente. Des milliers de travailleurs ont été renvoyés du jour au lendemain. Les leaders ont été mis sur une liste rouge et sont désormais inemployables. À chaque fois qu’ils postulent à une usine, on les refuse pour leur activité syndicale passée.

La directive européenne sur le devoir de vigilance est une avancée… Mais ça ne va pas assez loin.

Surtout, de très nombreuses plaintes ont été déposées par les patrons d’usine. À peu près 5 000 salariés ont été accusés nommément. Entre 40 000 et 50 000 plaintes contre X ont aussi été déposées. Je pourrais être visée, ma mère pourrait l’être, ma voisine pourrait l’être. C’est une manière de faire rentrer tous les travailleurs dans le rang, et dans l’usine, en instaurant un climat anxiogène.

Quelle a été la réaction des donneurs d’ordre ?

On a écrit à une cinquantaine de marques. Très très peu nous ont répondu. Et la plupart de celles qui nous ont répondu ont tenté de nous rassurer avec des termes très flous. Nous avions plusieurs demandes : que les plaintes contre les salariés soient abandonnées, que le salaire de 23 000 takas soit accordé aux salariés de ces usines, qu’ils s’engagent à améliorer les conditions de travail.

Pour l’heure, sur l’ensemble du secteur, nous n’avons pu identifier que sept cas où les usines ont fini par abandonner leur plainte contre leurs salariés. Ces sept plaintes concernaient, en tout, 4 634 salariés. Ceux-là ont été sauvés des poursuites.

Cela dit, American Apparel & Footwear Association, une association professionnelle qui représente à peu près 1 000 marques américaines, nous a répondu. Ils ont écrit aux usines avec qui leurs membres travaillent pour demander que toutes les plaintes contre les salariés soient abandonnées.

Qu’en est-il des marques françaises ?

Decathlon, Carrefour, Kiabi ne nous ont pas répondu pendant des mois. Mais quand nous avons eu une parole publique, Decathlon a fini par répondre. Ils ont nié avoir des liens avec l’un de leurs fournisseurs. Ils ont cependant pris le temps de nous écouter.

Et pourtant, selon les chiffres de la Clean Clothes Campaign, les usines qui produisent pour Decathlon ont porté plainte contre 5 000 de leurs salariés, sans donner de noms. Les usines qui produisent pour Kiabi, qui appartient aussi au groupe Mulliez, ont porté plainte contre 9 445 de leurs salariés, en nommant 45 d’entre eux. Pour Carrefour, les usines sous-traitantes ont porté plainte contre 7 248 salariés, dont 48 sont identifiés. Ce sont des chiffres impressionnants.

Oui ! Et cela pose la question de la responsabilité des donneurs d’ordre dans la répression. J’ai participé, d’ailleurs, aux discussions du Parlement européen sur le devoir de vigilance.

Cette directive sur le devoir de vigilance, qui rend responsables les donneurs d’ordre des conditions de travail chez leurs sous-traitants, est une avancée… Mais ça ne va pas assez loin. La directive sera appliquée aux grandes entreprises, puis aux moyennes, puis aux petites mais pour eux, les petites entreprises c’est 1 000 employés et 450 millions de chiffre d’affaires.

Par ailleurs, cette directive vaut pour les entreprises européennes. Au Bangladesh, nos ateliers qui comptent beaucoup moins de salariés ne seraient pas concernés de toute façon. À part s’ils font partie d’une chaîne de valeur d’une entreprise couverte par cette directive européenne.

Donc on continue à se mobiliser de notre côté, au niveau international et au niveau local. Personnellement, j’ai une petite fierté. Je me suis battue pour qu’on mette en place l’Accord international sur la santé et la sécurité dans l’industrie du textile et de l’habillement. C’est un contrat, légalement contraignant, entre les patrons des ateliers et les syndicats, qui liste plusieurs obligations en termes de sécurité au travail. Plus de la moitié des ateliers du pays l’ont déjà signé. Si on a des remontées sur le non-respect de ce contrat, on peut les emmener devant le tribunal. Et ça marche super bien, tellement bien que les camarades du Pakistan sont en train de faire signer le même type de contrats contraignants à leurs patrons.

Tout ça me rappelle mon ancien patron, celui qui m’a virée la première fois quand j’avais 16 ans. Il pensait se débarrasser de moi : finalement, avec mes camarades, on est devenus le problème de tous les patrons du pays. Et on s’exporte désormais.

Cet entretien a eu lieu mardi 11 février 2025, dans les locaux de Mediapart. Kalpona Akter a pu relire ses citations et ne les a amendé qu’à la marge, notamment pour préciser les chiffres.

Lundi 24 février 2025, Decathlon nous a fait parvenir des informations supplémentaires. Nous les publions ci-dessous :

« Nous tenions premièrement à vous informer que l’entreprise Fortis n’est plus un fournisseur direct de Decathlon depuis 2018 et que le dernier paiement dans nos archives a été effectué en décembre 2018. Deuxièmement, nous collaborons dans le pays avec l’entreprise Lida. Nous avions été en contact avec la direction de cette dernière en novembre 2024 pour discuter des plaintes déposées contre des salariés et évaluer la situation plus en détail. Lida nous avait alors confirmé que l’affaire était abandonnée. L’ensemble de ces informations a été partagé à la Clean Clothes Campaign dans un échange électronique d’octobre 2024. Decathlon reste investi dans un dialogue continu avec ses fournisseurs. Plus généralement, nous nous engageons à assurer une chaîne d’approvisionnement qui respecte les droits humains et limite son impact environnemental, partout dans le monde. »

Khedidja Zerouali

https://www.mediapart.fr/journal/in...


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message